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mercredi 9 octobre 2019

Pierre Autin-Grenier en poche

C'est une bonne nouvelle. Deux livres de Pierre Autin-Grenier sortent cet automne en poche. D'abord Friterie-Bar Brunetti qui paraît dans la collection La petite vermillon (La Table ronde) et ensuite, dans la même collection, la trilogie qu'il intitulait Une Histoire et qui comprend Je ne suis pas un héros, Toute une vie bien ratée et L'éternité est inutile. Les trois titres (contenant chacun de nombreux récits) sont pour l'occasion réunis en un même et copieux ouvrage. L'occasion rêvée de retrouver l'auteur des Radis bleus (réédités aux Carnets des desserts de lune l'an dernier) qui nous a fait faux bond le samedi 12 avril 2014.

« Mais la vie est ainsi qu'en tout on ne décide de rien, bonheur ou infortune vous tombent sur le paletot comme d'eux-mêmes, l'usure et l'âge font le reste. »

Pierre Autin-Grenier : Friterie-Bar Brunetti (La petite vermillon n° 469), Je ne suis pas un héros (La petite vermillon n° 470).

mercredi 12 avril 2017

Légende de Zakhor

La légende a toujours été présente dans l’œuvre de Pierre Autin-Grenier et celle de Zakhor, déclinée ici en dix séquences, en est une belle illustration. Le personnage évoqué est intemporel. Il est porteur d’énigmes. On ne sait d’où il vient. Il semble parfois un peu fou. A l’air de s’y connaître en prédictions. Il parle aux chevaux et s’avère capable, grâce à la pertinence de ses réflexions, d’ouvrir en une seconde la part d’inconnu que chacun porte en soi.

« Souvent, par les fenêtres entrouvertes sur la lune naissante, giclent au ciel des bandes de chats sauvages, toutes griffes tendues vers les étoiles. »

Celui qui choisirait d’ignorer cette étrange vérité, énoncé d’un ton calme et mesuré, un soir où les hommes s’en retournaient au mas en suivant un chemin qui leur était familier, risquerait bien d’être frappé de stupeur en voyant, un dimanche matin, un chat surgir d’entre les jambes d’un encordé suspendu à une branche, à quelques mètres au-dessus du sol.

Cet homme – qui n’est jamais nommé – perçoit des choses qui restent étrangères à ceux qui le côtoient. Il s’exprime peu et ses paroles sont empreintes de mystère. Ceux à qui elles s’adressent doivent les interpréter en se détachant légèrement de cette terre qui les happe un peu plus chaque jour et qui n’a de cesse de les aspirer totalement. Il les met en garde et la plupart savent lui en être redevables. D’autres s’en moquent.

« Les vieux et les femmes comprenaient l’urgence d’extirper de nos cœurs indifférence et cruauté, ainsi l’on arrache le chiendent des guérets. Les autres, dans son dos, à voix basse le traitaient d’innocent et se gaussaient de ses balivernes. »

Il a débarqué un beau jour, s’est peu à peu imposé à tous et a disparu comme il était venu, sans crier gare, en ne donnant plus jamais signe de vie mais en laissant derrière lui des traces et des sentences indélébiles. Que tous se remémorent de temps à autre, en particulier quand le village se retrouve frappé par l’un ou l’autre de ces coups de dé du destin qu’il avait plus ou moins prédits.

« Lorsque par une nuit de forte bourrasque celui qui dormait au milieu des chevaux, le plus jeune des nôtres, succomba, alors on ne le revit ; ni matin suivant ni autres matins. Depuis nous voici seuls face au ciel vide, en vain cherchant à nous réconcilier avec les ombres ».

Publiés une première fois par la revue "L’Arbre à paroles" en 1996 en Belgique, puis réédités en Allemagne en 2002 par les éditions "En Forêt", traduits en allemand par Rüdiger Fisher et en italien par Fabio Scotto, les textes qui composent Légende de Zakhor sont présentés ici en quatre langues, la traduction en anglais, qui s’ajoute à la précédente édition, étant réalisée par Dereck Munn.

Pierre Autin-Grenier : Légende de Zakhor, éditions Les Carnets du Dessert de Lune (couverture de Shahda)

lundi 18 mai 2015

Analyser la situation

Avant de mettre les voiles – et cap  sur le grand large –, Pierre Autin-Grenier a tenu, loin de tous, et parfois reclus dans une chambre d’hôpital, à analyser une fois encore la situation. Ce qu’il a détecté ne l’a pas franchement emballé. Il a néanmoins gardé, et fort heureusement, vissé en lui ce regard libre et décalé qui, jusqu’au bout, ne l’aura pas lâché. Il lui a permis de flâner à sa convenance, de saisir le réel en en rabotant les angles les plus tranchants, de se coltiner les dingueries du quotidien en ne se laissant pas plus happé par la sinistrose ambiante que par la surprenante joie de vivre affichée par ceux qui semblent traverser l’existence comme s’il s’agissait d’une vaste partie de plaisir.

« Souvent je me demande comment font les autres pour vivre ainsi dans l’assurance de la réussite et sans cesse arborer ce sourire satisfait qui leur sied si bien et me fait gentiment comprendre que nous ne sommes décidément pas du même monde. »

Les enthousiastes qui le demeurent à tous crins ont tendance à lui donner le bourdon. Il les évite au possible et préfère filer retrouver ceux qui l’aident à maintenir à niveau cette petite dose d’humanité qui a l’air de manquer singulièrement  depuis quelque temps. Il n’y a qu’accoudé au zinc d’un bistrot de quartier qu’on peut espérer voir s’inverser la courbe. Ou en virée sur la D578, entre Lamastre et Arlebosc, lancé à cent à l’heure au volant d’une Ford, philosophant en amateur en compagnie d’un auto-stoppeur muet. Ou encore en se projetant mentalement en Amérique, histoire de zigzaguer sur les trottoirs, du côté de Brooklyn, cornaqué par Nora, une pimbêche de série B, en oubliant, du  coup, la note de gaz qui attend sur la table de la cuisine.

« Nora, grande classe avec désinvolture de félin tout à la fois, m’aurait sans doute vampé comme ça ne peut s’envisager que dans les rêves les plus secrets des chats, c’est ce qu’il me plaît d’imaginer parfois lorsqu’il m’arrive de m’assoupir sous l’effet du whisky. »

La dérision reste son arme secrète. Elle lui sert à s’amuser – et à s’étonner – des impayables mises en scène à l’œuvre dans l’incessant et tourbillonnant bal des imposteurs (l’un d’eux apparaît dans « une performance d’avant-garde », l’un des joyaux du livre, séquence inénarrable qu’il désosse avec malice). Elle l’aide aussi, quand il se l’applique à lui-même, à brosser quelques séries d’auto-portraits goguenards. Il donne ainsi de ses nouvelles. Celles-ci ne sont pas bonnes mais ce n’est pas une raison pour vouloir soutirer des paquets de larmes au lecteur. Cet ultime rendez-vous, il a souhaité, bien au contraire, le placer sous le signe de la complicité. Il y apporte sa verve, sa clairvoyance, son énergie, son air débonnaire, son humour (qui peut être noir : le livre est dédié à son cancer), son esprit rebelle et ce regard acéré, net et précis qui fait de chacun des neufs textes présents un moment de vie grand ouvert sur le monde alentour.

« Confortablement calé à la terrasse du Grand Café comme pape sur son trône je me mets en devoir d’examiner plus à fond la situation et, faisant signe au garçon pour une nouvelle consommation, commence à m’interroger sur ce qui a bien pu me pousser à l’écriture de la même façon qu’on tombe à l’eau sans savoir nager. »


 Pierre Autin-Grenier : Analyser la situation, postface de Ronan Barrot, éditions Finitude.

samedi 22 novembre 2014

Pierre Autin-Grenier

 C’est sur un clin d’œil discret, qu’il n’aurait pas désavoué, que se terminait l’avis de décès le concernant, paru dans Le Monde en date du 17 avril 2014 :
« ni fleurs, ni couronnes, quelques radis bleus ».

Il ne reste désormais que ses livres pour accompagner les lecteurs orphelins qui se demandent pourquoi il les a abandonnés si sèchement, alors que l’aube n’était pas encore levée, en ce jour d’avril qui s’effrita avant même d’avoir commencé. Eux seuls consentent à nous donner des nouvelles de celui qui disait être né le jour de la Saint-Isidore, en 1947, 1948 ou 1952, (il butait régulièrement sur l’année) tandis qu’il bruinait sur les quais de Saône à Lyon. De ces livres, se détache la trilogie titrée Une histoire (la sienne, écrite en pointillés et revivifiée au contact de beaucoup d’autres) qui comprend Je ne suis pas un héros, Toute une vie bien ratée (conçu pour distraire Music, son chien, son « camarade enchanteur ») et L’éternité est inutile. Tout un programme pour un dilettante qui espérait n’être venu sur terre que pour déguster mets, vins et mots, pour lambiner, se distraire, se balader, s’envoler par dessus mers et paysages pour boire un daïquiri glacé avec le leader Maximo à La Havane, s’amuser en rigolant avec un koala suspendu à une branche dans une forêt australienne ou fumer un calumet bourré d’herbes télépathiques avec les derniers Apaches d’Amérique. C’était sans compter sur les velléités de son imaginaire en ébullition. Un diable créatif, mangeur de temps libre, grand dévoreur de farniente, dissimulé au creux de son être, lui ordonnait de s’activer en racontant des histoires. Peu importe lesquelles, pourvu qu’elles parviennent à transcender la morosité du quotidien. Il se devait de noter ce qui lui semblait sortir de l’ordinaire, tel ce geste sûr qui l’amena, un soir d’hiver, à délivrer un ange aux ailes prises dans le grillage de clôture de son jardin ou ce réflexe, presque instantané, qui fit de lui un héros le jour où il se mit à tirer comme un fou sur les rênes de deux attelages tractant des charrettes pleines de chiens enragés (et affamés) pour qu’elles n’aillent pas s’écraser au milieu d’une cour d’école en pleine récréation. Aux premières loges de ces aventures, qu’il restitua le plus fidèlement possible, trônaient ceux qui lui ressemblaient : les humbles, les silencieux, les voyageurs immobiles, les laissés pour compte.

On embarque dans ses récits en y montant prestement, comme le faisaient jadis les hobos du rail qui grimpaient en douce dans les trains de marchandises qui traversaient les États Unis. On se coule dans le ressac verbal qu’il a initié et qui lui permettait d’inventer des scènes dans lesquelles, en virtuose, en adepte des mots justes savamment mis en forme, il faisait mouche en contant des morceaux d’existence qu’il rehaussait d’un cran grâce à l’entrée, dans son premier cercle, de quelques énergumènes aux parcours imparables. Certains sortaient de son cerveau, d’autres s’échappaient de la mémoire collective et d’autres encore, plus familiers, rôdaient dans les environs de Lyon ou de Carpentras (où il vivait dans une maison baptisée « La salamandre »). Ceux-là ne se contentaient pas de regarder par dessus son épaule. Ils pénétraient dans ses textes et parfois même lui dictaient quelques bribes. Il les amadouait en leur offrant le gîte et le couvert. Il les incitait (il y avait là Durruti, le curé d’Ars, l’aviateur Blériot, le torero Paquirri et sa grand-mère Jeanne Autin) à discuter révolution et anarchie avec lui avant de prendre le frais sous la tonnelle en s’égaillant le palais à l’aide d’un chablis Montée-de-Tonnerre enjoué et arrogant. Il distillait des séquences autobiographiques qui allaient de ses débuts tremblotants (il était l’unique rejeton d’une mère péripatéticienne et d’un père volatilisé) jusqu’à la découverte de la lecture, puis de l’écriture. Il y gravait une mélancolie désabusée qu’il relevait, en pessimiste lucide, d’une pointe d’humour noir, transformant la désespérance en colère pailletée de pudeur.

« Ayant échappé aux turpitudes de l’enfance, m’étant affranchi de la tyrannie des chefs, je rattrapais la vie que l’on m’avait volée. »

Lui qui prétendait n’être bien nulle part se sera agréablement aéré les neurones. Si quelques rapides repérages l’ont transporté en roue libre de « l’avenue Goffette » à l’improbable « place Pierre Overney », ses périples le portaient plus sûrement vers des contrées dont les noms parfois l’attiraient et où il savait d’avance (même s’il ne s’y rendait que par la pensée) qu’il se sentirait chez lui, comme poisson dans l’eau, gobant l’imprévu en un éclair, cueillant des fleurs vives dans des zones sensibles, aussi à l’aise à Bâton Rouge en Louisiane que dans le désert de Kalahari. Il lui suffisait de trouver un bon capitaine (ce pouvait être Brautigan ou Carver) pour déclencher en son subconscient une escapade oscillant entre fantaisies joyeuses et petites absurdités revigorantes.

Pourquoi resté cloîtré chez soi des mois durant alors qu’en ouvrant une frêle écoutille dans sa tête il pouvait, à la seconde, s’en aller respirer l’air du large en marchant d’un pas léger, en sandalettes, sur les quais de Zanzibar ?

Pourquoi espérer indéfiniment des nouvelles du fin fond du Montana (où il ne connaissait d’ailleurs personne) alors que les Rocheuses étaient là, à portée de regard, n’attendant que le crissement du stylo sur la feuille pour offrir leurs contours enneigés à celui qui n’aurait bientôt plus qu’à tracer quelques pistes en lacets dans la poudreuse pour accéder aux premières habitations ?

Il guettait le moment de bascule, l’heure où le coucou sort de l’horloge, l’instant où l’improbable balaie la réalité. Il écrivait, racontait, tissait des liens entre un point et un autre et pressentait d’emblée que c’était dans cet entre-deux que se cachait l’aventure. C’était à ses yeux la seule solution pour rendre la vie (trop souvent friable comme une gaufrette placée entre les dents de lapin du destin) un peu plus solide. Alors il filait dare-dare ou peinard, avec en point de mire le sommet du Ventoux ou les dentelles de Montmirail. Il suivait l’instinct et l’humeur du moment, promettait à Madame Loulou, à Renée, à Ginette et à tous les autres, d’être de retour chez Brunetti pour l’apéro du soir en grignotant des « radis bleus ».

« C’est dans les cafés que j’ai appris à lire, que j’ai forgé mes armes, et mes humanités je les ai faites sur la banquette du fond de la Friterie-bar Brunetti, pas très loin du poêle à charbon. »

S’il aimait rappeler ce qu’il devait aux bars sombres, aux zincs cuivrés, aux boui-boui bigarrés, à l’humilité mais aussi aux coups de gueule salvateurs de ceux qui les fréquentaient, il n’hésitait pas à attirer l’attention sur d’autres lieux de convivialité qui ont également beaucoup compté pour lui, en l’occurrence les multiples revues de poésie qu’il lisait et où ses textes étaient publiés. Il leur vouait une indéfectible admiration. Pas de création sans ce formidable vivier d’écrits en cours qu’étaient, années 70, 80, 90, ces havres de papier où nombre de fidèles, de flâneurs en rupture, de solitaires n’appartenant à aucune chapelle, de sonneurs de vers sans pieds, de pointillistes nerveux, d’inconnus contents de l’être et de le rester se donnaient périodiquement rendez-vous.

« Parfois je confiais un poème, une nouvelle, à l’une ou l’autre des revues littéraires qui foisonnaient alors sans s’embarrasser de tirages confidentiels ; souvent je recevais en échange la sympathie de lecteurs bienveillants qui m’encourageaient à poursuivre. »

S’il est un mot qui revient dès que l’on évoque l’homme qui n’hésitait pas à effectuer de fréquents retours en arrière, ne serait-ce que pour écouter Fréhel, « la reine des Apaches », chanter Du gris ou revoir le poète Jean Follain sortir un peu ivre d’un bateau-mouche pour rejoindre la rue des Tuileries, c’est bien le mot « fraternel ». Il l’était évidemment. Et tout autant malicieux, espiègle, fidèle en amitié. Il parlait peu de ses récits. Bravait la camarde et son envoyé très spécial, « le cancer des bronches ». Disait son affection pour l’éditeur Jean Le Mauve et sa fascination pour le peintre Ronan Barrot. Il s’amusait à s’inventer un père apiculteur dont il avait, prétendait-il, pris la relève (certains lecteurs ne manquaient pas de lui demander qui s’occupait de ses ruches quand il partait porter sa poésie en bibliothèque ou en librairie, du côté de Chazallette ou de Romorantin). Il se souvenait, l’œil pétillant, de sa première rencontre avec le poète Georges-Louis Godeau. Celle-ci avait failli tourner court à cause d’une bagarre qui éclata, avant même qu’ils se soient serrés la main, entre leurs chiens, menaçant de déchirer, à coups de crocs, une complicité qu’ils avaient solidement nouée par correspondance.

Un soir à Rennes, il m’annonça qu’il ne fallait surtout pas que je m’étonne si je voyais, le lendemain matin en venant le chercher, le drapeau noir flotter fièrement sur le toit de l’hôtel où il devait passer la nuit. Pince-sans-rire, il humait ce soir-là un verre de blanc. Il s’humectait les lèvres, faisait rouler le vin dans sa bouche, claquait la langue, s’arrangeait pour maintenir le Pouilly-Fuissé en équilibre en haut de sa gorge avant de l’avaler avec lenteur en soupirant longuement... Il s’empara ensuite d’un cigarillo, gratta une allumette, l’alluma comme à la bougie. Visage tendu par le rituel, il se détendit lentement. Devint tout à coup paisible, calme, avenant. Et reprit la discussion là où on l’avait laissée. Très exactement chez Brunetti. À la table du fond. Avec les forbans et les croque-morts. Où l’on s’attendait à voir débarquer d’un moment à l’autre, L’Ange au gilet rouge.

En logo : Pierre Autin-Grenier par Shahda

vendredi 4 juillet 2014

L'Ange au gilet rouge

Il fallait peu d’espace à Pierre Autin-Grenier (un quart de page tout au plus) pour envisager un décor, un climat, un personnage, une énigme. Ainsi l’ange du titre... Il existe bien sûr. Il a même dû, un temps, voler, planer, s’amuser à passer en rase-mottes au-dessus des ronces avant de faire entendre ses cris (“une sorte de hurlement hybride”) dans le silence d’un soir.

« Ce soir-là, voyant rentrer notre rouquin encore plus blême que de coutume, son brûle-gueule tel un brasier en travers la mâchoire et l’œil égaré, on avait vite saisi que la situation n’était pas nette. Il gagna cependant son banc sans mot dire. Tendit son écuelle, fit chabrot et la vida d’un trait. Levant le nez pour s’essuyer la moustache d’un revers de manche et découvrant nos regards inquisiteurs, c’est alors qu’il lâcha, terrorisé : on écorche quelque chose du côté des collines ! »

Le cri, première des huit nouvelles qui composent cet ensemble (publié une première fois aux éditions Syros en 1990) s’attache à déceler, à renfort de lanternes, d’affûts, de marches dans les broussailles et de peur au ventre ce qui réellement se cache derrière ce “quelque chose” qu’on “écorche” dans la nuit.

L’auteur, qui aimait s'assoir à sa table de mémoire, au fin fond de la Friterie-Bar Brunetti, reprend ici des chemins qui lui sont familiers et que l’on sillonnait déjà dans ses premiers livres, notamment dans Jours anciens (Éd. L’Arbre, 2003) et Histoires secrètes (La Dragonne, 2000). Ces chemins se transforment volontiers en sentiers puis en rigoles ou travées qui mènent aux frontières de l’étrange et du fantastique, pas loin parfois d’un univers que n’aurait pas désavoué l’un de ses ex-voisins du Vaucluse, André de Richaud, au creux d’un monde obscur et primitif où Autin-Grenier s’était aménagé un secret et très personnel pied-à-terre. Il pouvait, retour du Grand Café où il avait ses habitudes, y donner rendez-vous à des barbares ou à des banlieusards, y croiser des fantômes ou des déménageurs, y porter des valises chargées d’air pur ou y cacher une moto volée...

« Rien de mieux qu’une moto ! Albert Londres avait une moto, Hemingway aussi, Blaise Cendrars et Henry Miller, même Bernanos avait une moto, on m’a dit ! »

Il pouvait surtout, dans ces lieux où le temps semble s’être arrêté un jour de drame familial ou de mort bancale, donner libre cours à ses penchants sombres en les ponctuant d’une dérision salutaire, prompte à relativer ces débuts de blues en perçant d’une simple pointe d’épingle (et d’humour) les encombrantes baudruches du désespoir.

« J’ai tué mon père en cinquante-deux. Eu égard à mon jeune âge, cela ne tira pas à conséquence pour moi. La flèche serait partie seule en somme, c’est le ressort de l’arbalète qui, par hasard, aurait lâché... C’est ce qu’on dit. Tout le monde, au village, s’accorda pour penser que nous ne sortions pas du fait-divers, certes tragique mais, somme toute, ordinaire. L’enterrement fut de haute tenue, notre famille fit preuve d’un esprit de corps peu commun... »

L’Ange au gilet rouge, surpris en train de battre la campagne, nous permet de suivre  quelques unes des histoires peu communes d’un clown triste qui attend - huit fois de suite - le dernier moment (et la dernière phrase) pour chausser ce fameux nez écarlate en plastique qui  fera toujours - quoiqu’il lui en coûte - préférer la pirouette aux larmes.

Pierre Autin-Grenier : L'Ange au gilet rouge, L'Arpenteur / Gallimard.

Un bel hommage est rendu à Pierre Autin-Grenier dans le n° 162 de la revue Décharge. Casimir Prat, Louis Dubost, Colette Andriot, Jean-Louis Massot (qui vient de rééditer Chroniques des faits aux Carnets du Dessert de Lune), Thomas Vinau, Georges Cathalo, Claude Vercey et Jacques Morin évoquent l'homme, l'ami, le chroniqueur, l'écrivain qui  a faussé compagnie à tout son monde en avril dernier.

samedi 12 avril 2014

Friterie-bar Brunetti

La nouvelle du décès de Pierre Autin-Grenier est tombée ce matin, tel un couperet. S'il est un être que l'on a du mal à imaginer absent de notre quotidien, c'est bien lui. Voici une note consacrée à l'un de ses livres.

La Friterie-bar Brunetti, maison fondée en 1906 et située 9, rue Moncey à Lyon, a depuis longtemps disparu du décor. Démolie, refaite, relookée, devenue banque, pharmacie ou pressing, victime en tout cas d’une mise aux normes stricte et aseptisée, elle ne subsiste (elle et son cortège d’humilité) que dans les mémoires de ceux qui en furent les habitués. Pierre Autin-Grenier était de ceux-là. Il tenait table au fond de l’antre. Il pouvait observer, écouter, griffonner, siroter un verre de Beaujolais ou de Côtes du Rhône et voir s’égailler tout autour de lui une flopée de solitaires en manque de compagnie. C’est leur histoire (mêlée à celle de ce troquet de quartier) qu’il écrit ici. Il la recadre par bribes, clins d’œil, morceaux d’humanité à la fois tristes et légers.

« On ne voyage bien en fait qu’au café, en compagnie d’un panaché, d’une verte, d’un Cinzano ou d’un petit noir arrosé si vous préférez ; un reginglard de charbonnier ferait d’ailleurs tout aussi bien l’affaire. »

Pas (ou peu) de nostalgie chez Autin-Grenier mais plutôt une colère maîtrisée, distillée avec hargne et parcimonie, capable de faire mouche en un éclair et portant en elle des envies de grands soirs revivifiants.

« Je rêve, voyez-vous, qu’en ce moment même où nous bavardons de tout et de rien, sans souci autre que remettre la tournée, quelque jeune agitateur à joues creuses et tignasse drue, vivotant fort serré de menus expédients et d’amours illicites, le regard perdu dans son petit noir et baignant tout entier dans la lourde atmosphère d’un bistroquet de banlieue ne soit tout bêtement en train de porter la tempête en ses flancs. Possédé jusqu’à l’os par le sentiment sacré de la révolte, je l’imagine méditant devant sa tasse un projet de manifeste susceptible d’enflammer les faubourgs. »

Partant d’un lieu feutré où ont grésillé tant de bassines de frites, où furent donnés aux murs et aux assoiffés l’occasion de capter tant de confidences et de révoltes, c’est en réalité un bel éloge des bistrots qu’il dresse, léguant au livre le nom de l’ancien bar et prenant à son tour place dans une longue cohorte, celle qui voit, depuis des lustres, se côtoyer avec bonheur littérature et cafés. Gourmet et gouailleur, PAG, le fraternel, s'y promène à son aise, invitant à sa table tous ceux qui souhaitent voir grandir  leur solitude.
 
Pierre Autin-Grenier : Friterie-bar  Brunetti, éd. Gallimard /L'Arpenteur.

dimanche 23 juin 2013

Histoires secrètes

L’enfant qu’il fut – à l’orée des années cinquante – n’a pas été long à prendre la mesure de son environnement immédiat et à comprendre à qui, et à quoi, il allait devoir faire face. Quelques regards bien appuyés lui suffirent pour apercevoir tout autour les adultes à l’œuvre. Ici des donneurs d’ordres et de leçons, là d’intrigants optimistes capables d’inoculer le virus du cafard pour l’éternité à quiconque croiserait malencontreusement leur route (et leur rire), ailleurs les relégués, les taiseux, les plus vieux qui, ne pouvant suivre la cadence, se trouvaient contraints d’achever leur chaotique aventure en se cachant au fond de quelques pièces ou débarras très sombres. Voilà le désespérant tableau qui s’offrit de prime abord à celui qui, se frottant les yeux puis le cœur au gant de crin, en vint à admettre que la vie en ces contrées mornes et malsaines ne serait possible qu’à condition de trouver et d’affûter ses armes, en l’occurrence les mots, qui étaient là, disponibles, Rimbaud lu et relu l’y incitant, à sa portée, prêts à l’aider à dresser quelques constats puis à ouvrir des brèches.

« Je vis bien ainsi, debout, et parlant aux absents du bout de mes doigts tachés d’encre. De plus en plus faisant confiance à la poussière pour fixer les phrases que j’adresse aux choses. »

Être lucide et désenchanté, l’écrire, détecter les raisons précises de cet état de fait, en revenant aux sources (à cet « os très dur à passer » qu’est l’enfance) en vue de se mouvoir malgré tout dans ce monde, n’empêche pas, les textes brefs de Pierre Autin-Grenier en attestent, de trouver en soi assez d’énergie (celle du désespoir) et de souffle (celui de la révolte) pour les transmettre aux autres. Il dit ce qu’il doit à « la nuit fraternelle » qui referme chaque soir la page d’un jour terne, ce qu’il apprend des nombreux animaux qui traversent son livre, ce que chaque instant vécu intensément et non dans l’attente du suivant lui dicte de sagesse, ce que les absents qui reviennent le visiter à l’improviste lui offrent de simplicité ancestrale et de respect envers les choses, les murs, les meubles, les arbres. C’est en faisant provision de tous ces présents nichés au plus profond des mémoires qu’il fourbit ses armes et réussit à s’immiscer dans les Histoires secrètes de ceux qui, comme lui, avancent et résistent, tête rentrée dans les épaules, sans jamais abdiquer.

« M’animent encore un peu dans cet amour des choses et maléfices des mots le pessimisme des tendres, l’éternelle mémoire des amis morts et le malheur des petits mômes otages de la tristesse des banlieues. »

Ce livre, publié à l’origine en 1982, forme avec Jours anciens (L’Arbre, 1980), Les Radis bleus (Le Dé Bleu, 1991, réédité en Folio) et Chroniques des faits (L’Arbre, 1992) le socle de l’œuvre de Pierre Autin-Grenier. La forme courte, le pessimisme ardent, le quotidien désacralisé et la langue saccadée, mordante et maîtrisée que l’on y retrouve préfigurent les livres à venir, notamment Je ne suis pas un héros, Toute une vie bien ratée et L’Éternité est inutile (L’arpenteur). Tout est déjà en mouvement dans cet ensemble que l’éditeur présente, à juste titre, comme un « petit traité du désespoir ». Très convainquant. Réconfortant et requinquant.


 Pierre Autin-Grenier : Histoires secrètes, éditions La Dragonne.


vendredi 10 juin 2011

Élodie Cordou, la disparition

Personne ne sait ce qu’est devenue Élodie Cordou. Un jour, elle a disparu. Elle a glissé hors du regard des autres. Est-elle même encore en vie ? Cela nul ne saurait le dire.
Le dernier à l’avoir vue est le narrateur du présent récit. Ce fut lors d’un rencontre fixée en un lieu voulu par elle. Loin du monde. Loin surtout de la ville et des quartiers aisés où elle n’a plus paru depuis.

L’endroit, situé aux abords d’un ruisseau appelé Planchemouton, n’est pas facile d’accès. Pour y parvenir, il faut pénétrer au cœur du Limousin, franchir villages et hameaux, contourner coteaux, champs de brume et crevasses puis suivre routes sinueuses, rond-points déserts et rivières en crues. C’est ce parcours chaotique qu’emprunta celui qui témoigne en essayant, à défaut de retrouver la trace de la disparue, de remonter le cours de sa mémoire pour déceler quelques indices susceptibles d’expliquer son absence prolongée.

Celle qui « dans tous ses mouvements, donnait l’impression de flotter le plus naturellement du monde dans l’air ambiant », vouait une admiration sans bornes à la peinture. Cela seul lui permettait de rompre avec les règles strictes en vigueur au sein de la cellule familiale, très installée dans la petite bourgeoisie patronale.

« Si la peinture, qui a inspiré toute la vie d’Élodie, n’est pas d’abord scandale et folie, c’est à désespérer de la peinture, c’est à désespérer aussi Élodie de la vie, Élodie Cordou qui reste un scandale pour sa famille, dont l’amour de la peinture n’a jamais cessé de paraître aux yeux des siens comme un scandale et une folie ».

La mémoire – et ce fil secret que l’on déroule pour revisiter des moments brefs, revenus à l’improviste – est au centre de presque tous les récits de Pierre Autin-Grenier. Elle s’ouvre ici sur une fiction qui s’emballe en une seconde. Il suffit pour ce faire de quitter l’ordinaire d’une ville en semi sommeil pour se frotter à la sauvagerie d’un des seuls grands peintres qui se montrait assez robuste pour pouvoir batailler des jours et des jours avec un sanglier écorché afin de le coucher ensuite définitivement sur une toile ensanglantée. C’est ce peintre qu’Élodie Cordou vénère. Peu après sa mort, ses cendres ont été jetées dans le fameux ruisseau dit de Planchemouton à Eymoutiers. Elles y sont toujours. Surprises sans doute de voir le visage d’une inconnue s’agiter de temps à autre au-dessus de l’eau...

C’est un autre peintre, pas très éloigné de l’autre, Ronan Barrot, prompt lui aussi à se battre sans compter avec la matière, les éléments, les mouvements, les couleurs vives et âpres qui strient corps, traits, visages (paisibles ou douloureux), qui accompagne ici Pierre Autin-Grenier. Tous deux dialoguent et redonnent vie à la figure et au corps de la secrète et dissidente disparue.

Pierre Autin-Grenier : Élodie Cordou, la disparition, Les éditions du Chemin de fer.


lundi 17 mai 2010

C'est tous les jours comme ça


En temps normal, Anthelme Bonnard porte bien son nom. Seulement, dans le pays, dans la ville, dans le quartier où il vit, la normalité a récemment reçu de sérieuses rafales de plomb dans l’aile. Les interdictions se multiplient. On quadrille, on contrôle. L’hymne au travail est diffusé à longueur de journée dans tous les grands magasins. Les nombreuses polices du pouvoir patrouillent jour et nuit. Il y a peu, le Candidat, s’est invité dans l’immeuble. Il a déversé ses « arguments » en assénant de forts coups de gueule. Peu après, un nain ayant fait fortune dans le négoce de l’étoffe a été assassiné dans l’escalier. Puis un môme, pris en chasse dans les étages, a été « ramassé entre vie et trépas sur le pavé après qu’il ait chuté du quatorzième étage ».
Partout, alentour, dans les moindres recoins, le monde est devenu brutal. Tandis qu’en haut le président parade et préside, en bas, l’eau et l’électricité se raréfient en même temps que la liberté d’être, de penser et de circuler à sa guise. La mise en cause du régime n’est plus tolérée. De même, avoir des livres chez soi est vivement déconseillé.
D’autres constats s’imposent et font peur. Ainsi, la population des Martin s’amenuise. Plus de 70 % de ceux qui portaient ce patronyme ont déjà disparu. Il en va de même de la gent féminine, en voie d’extinction très peu naturelle. Les infarctus augmentent. Trois en moins d’une semaine dont celui d’un sportif qui a perdu pied en plein footing, laissant son Labrador attendre, seul et penaud, l’arrivée du SAMU.
« S’évader en rêve, la nuit, entre les rayures de son pyjama va-t-il bientôt devenir la seule échappatoire possible à ce cauchemar ou allons-nous enfin nous réveiller et passer à l’action ? »
Cette situation, cette mise à plat ventre permanente, le nez au ras du sol et les yeux à hauteur des chaussures des décideurs, Bonnard, qui parcourt « la ville avec seulement son âme en bandoulière » le vit mal. Il s’inquiète. Et résiste à sa façon en tenant au jour le jour le registre des incidents. L’implacable chronique qu’il tient, conçue à coups de courts récits oscillant entre tristesse, boutade, nonchalance et feinte résignation, est un témoignage direct et précieux. Apte à préparer l’indispensable riposte. Celle-ci pointe doucement. Des couteaux s’aiguisent en cadence dans les arrières boutiques. Les trancheflics soixante-huitard ressortent des placards et se mettent à briller sous la lune. Des rendez-vous clandestins ont lieu dans l’arrière-salle de l’ancienne Friterie-bar Brunetti. Plus la situation se dégrade et plus la révolte s’organise.
Ces méfaits méchamment orchestrés, ceux d’un quotidien qui part en vrille et dont il faut à tout prix capter les pépites, y compris les plus noires, Pierre Autin-Grenier n’a pas son pareil pour nous les transmettre. Partant de vérités et d’évènements réels légèrement extravagués, riant jaune, déversant quelques burettes d’absurdité sur les pavés (afin que certains s’y rétament), il réussit, en un tournemain, en emboîtant anecdotes et faits divers, à en amplifier la portée pour y planter de redoutables banderilles.

Pierre Autin-Grenier : C’est tous les jours comme ça, éditions Finitude