lundi 7 mai 2018

Territoire du Coyotte

Il n’y a apparemment pas de coyote en vue. Mais une ombre mouvante, portée par des légendes venues d’ailleurs, pourrait très bien s’insérer dans les imaginations et valider ainsi sa présence dans les parages. D’autant que le territoire s’y prête. Il est conforme à celui que l’on découvre régulièrement dans les poèmes de Pascal Commère. Il est vallonné, boisé, parsemé de pâtures, de petites routes, de champs de vigne, de cours de fermes. Il est surtout habité. Et modelé par le travail de ceux qui y vivent avec leurs bêtes, leurs troupeaux. L’hiver, leurs tracteurs impriment des traces de pneus sur les sols gorgés d’eau et de boue.

« La courbe des fumées là-bas, vignes
tirées à quatre épingles maintenant
qu’a cessé la pluie ses traits roides.
Traversé au matin le petit pays tourne
comme les ailes des éoliennes entre les arbres,
paysage toujours à reprendre et qui demeure
au bord du vide »

Ce pays, Pascal Commère l’arpente en écriture. Il le soupèse, le met en mots, adapte ses sonorités rugueuses, interroge les terres et les talus. Il le saisit au fil des saisons. Il en extrait les rituels et l’animalité, la glaise et la poussière, des bouts de mémoire et des faits liés à l’air du temps. Il s’attache au sort des bestiaux qui broutent dans l’enclos ou que l’on transporte de nuit dans des camions qui beuglent sur les routes départementales. Il les observe. Les entend cogner le sol. Surprend la placidité des taureaux, immobiles, en attente d’une odeur, d’un déclic avant de s’élancer, tous muscles tendus.

« dehors dans les pâtures où, flanc contre flanc, massés
inséparables, ils se rangent à l’auge, énormes
et comment dire, encolures touche à touche, le pelage
assombri quand la race le veut clair, bouddhas
que neige sale vent d’hiver maculent tels ils sont
en saison de luttes, couverts de suie, au point
de rappeler, petit matin à peine (quand l’ombre
sur le roc épaissit les contours), ces ancêtres
fougueux »

Il relie ce qui vient du fond des âges à ce présent qu’il décrit avec justesse, par bribes, ici, « un parking de camions près d’un restaurant routier en semaine l’hiver », là, « un brûlot de fin de chantier » avec cabanes, va-et-vient de voitures et « gamines de Bucarest débarquées de nuit en lisière des forêts d’État », ailleurs, tous ces « instants passés à traduire / en chiffres les flux et reflux d’entités mesurables – entrées / et sorties, telle que l’exige la loi marchande ». Cela le renvoie au temps (pas si lointain) de son activité comptable, quand il côtoyait de près quelques uns de ceux qui apparaissent furtivement dans son livre, dispersés dans ce vaste territoire au-dessus duquel volent de nombreux oiseaux, corbeaux ou bernaches mais aussi ces milliers d’étourneaux qui déplient leurs filets noirs loin des pâles des éoliennes pour tomber, en averse de grêle, dans les arbres à la tombée de la nuit.

Pascal Commère : Territoire du Coyote, éditions Tarabuste

samedi 28 avril 2018

Chaos

Il y a dix ans que La Folle, vingt-sept ans, vit enfermée dans un hôpital psychiatrique de La Ville quand débarque un jeune interne, futur obstétricien, fils de bonne famille, qui se montre, d’emblée, très attiré par la singularité de son histoire et par l’étrangeté des symptômes qu’elle développe. Avant de lui rendre visite, il s’est renseigné et a appris que La Folle sent et observe en permanence la présence d’une forme rouge et visqueuse placée à quelques centaines de mètres au-dessus d’elle. Il sait également qu’elle a une sœur jumelle, alcoolique et peintre, qu’elle n’a pas vue depuis des années, qui demeure dans l’Autre Ville et qui dit être, elle aussi, reliée à un zénith opaque et tourmenté perdu « dans le plafond du ciel ».

L’Interne, qui est passionné par la gémellité, se rapproche de plus en plus de cette femme plutôt belle qui semble devoir rester enfermée à vie. Il est persuadé qu’elle pourrait peut-être recouvrer un peu de santé si elle revoyait sa sœur. Mais pour cela, il lui faut l’extraire de l’asile. Et c’est ce qu’il va s’efforcer de faire, sans en parler à personne, prenant, un beau matin, la clé des champs en sa compagnie.

« La tête de l’Interne vrombit et les veines de ses tempes rythment ses pas comme son allure. Les feux rouges passent au vert dans les rues qu’ils traversent, les voitures passent, ils sont pressés, peureux : sans doute la recherchent-ils à l’hôpital ? Et puis, ils ont un train à prendre, pour un long voyage. »

C’est ce périple, ces nombreuses heures de train entre La Ville et l’Autre Ville, avec escale à La Ville-Frontière que l’on suit. Dans le compartiment La Folle et l’Interne rencontrent des personnages qui ne manquent pas de les étonner. L’inverse est également vrai. Tout ce petit monde se déplace en portant un subconscient constamment en alerte. Chacun exprime ce qu’il ressent de façon particulière, souvent à mi-voix, en un murmure vif et débridé. Ce sont ces ressentis multiples – et irrationnels – que Mathieu Brosseau imagine, développe et transcrit dans son texte. Ce voyage n’est pas seulement géographique mais aussi, et surtout, intérieur.

En chemin, le futur médecin et sa protégée s’interrogent et parlent peu, ou alors pour eux-mêmes, tandis que la sœur jumelle procède de même, au gré de ses déambulations en zigzag dans l’Autre Ville. Un univers mental et polyphonique se met ainsi en place et certains faits, longtemps refoulés, qui touchent au passé de La Folle, remontent peu à peu à la surface.

« On a poussé Mère la nôtre sous une voiture en marche rapide, dans la rue, verte et bleue comme une voiture de petit garçon, c’était pour rire, juste pour la déglinguer un peu, ça me fait sourire, pas vraiment pour la tuer, mais elle n’a pas survécu Mère la nôtre, même avec l’hôpital, même après les soins, c’était mieux, après Mémé nous a gardées, au moins on ne se sentait pas le devoir du respect. »

Si Chaos, roman extrêmement bien construit, se situe aux confins de la folie, Mathieu Brosseau, qui en entrouvre les portes, fait en sorte de ne jamais se laisser emporter par les dérives verbales que celle-ci pourrait engendrer. Ce qui frappe, et enchante ici, c’est la maîtrise d’une écriture qui bouge pourtant sans cesse. Elle joue avec les sonorités et les dissonances. Elle s’approche parfois de la transe, s’attache au monde secret, aux non-dits et à la psyché des uns et des autres. Elle s’échappe au gré d’un rêve, d’une vision, d’une incursion dans la pensée tumultueuse des différents protagonistes et change de tonalité à l’improviste tout en restant, jusque dans sa capacité à suggérer, toujours discrètement tenue.

Mathieu Brosseau : Chaos, Quidam éditeur.

samedi 21 avril 2018

Revers

On entre dans le livre avec les oiseaux. Il y en a peut-être mille. Ils n’ont pas de noms. Ce sont simplement des oiseaux. Ils incitent à regarder en l’air. À oublier un instant l’abyssal puits intérieur. À ne pas ouvrir en grand la boîte aux questions. Certains sont vrais. D’autres font semblant de l’être. Ce sont d’étranges objets volants. On les distingue à peine. On dirait des brindilles qui voltigent. Des corps promis au dépiautage, consonnes et voyelles comprises. Pour y trouver des bouts d’os. Du cartilage fin. Des ailes avec rabats. Des prunelles colorées. Des boules de plumes avec bec et gésier minuscules.

« Tous nos os ont les mêmes noms. Oiseaux à têtes tièdes et ainsi sont-ils nus et alignés. Sur le devant de l’eau nous les voyons et avons obtenu du temps que le sang suinte. Un sort est scellé encore ? Un peu de glaire va de leur pus à ces plaies visibles là ? On dirait. »

La plupart d’entre eux sont happés par le vide. Ou bien zigouillés par une main invisible. En tout cas, le ciel les aspire. Bientôt, il n’en reste qu’un. Il est suivi à la trace par un qui se nomme « il », ou « je » ou « on ». Celui-là (qui semble souvent se dédoubler) porte en lui des tas de questions insolubles. Il les pose. Les dissémine au fil du texte. Et le fera plus encore quand l’ultime oiseau disparaîtra.

« On cache qu’on est ici. C’est privé. Ce sera de la poésie à l’étroit. À l’usage de l’œil et de la main. De ceci la fin qu’on a vue. »

Comme toujours, aujourd’hui avec Revers et l’an passé avec Avers (les deux livres se répondent et les trois séquences qui composent l’un et l’autre possèdent les mêmes titres) la mécanique Quélen, unique en son genre, tourne à plein régime. Elle vibre d’une belle intensité. Son tempo saccadé (fait de phrases courtes, d’incises brèves) offre un rythme imparable – et ô combien prenant – à l’ensemble. Chaque bloc de prose a sa propre densité. Il est taillé dans le vif. S’insère dans des dizaines d’autres blocs qui, s’emboîtant, forment le corps vivant du livre.

« Un individu est souple. Bon. Le traitement sera du langage. Son langage est une offre semblable ou non et on le retire de là en l’excluant d’un accès au corps. À l’action ou à une. Pourrir la vie est l’idée. Oisive, légère. Et pourquoi pas traduire ici ou à un mètre ! Ce travers pend et se réduit à une voix sans rien. Truc sans voix. Serrure avec la clé de travers. Matière vouée à s’être traduite elle-même çà et là. Mort oisive qui est la vie. Bien. Voilà une élégie. Un os à ronger. L’accès de poésie de l’étui qui retire son contenu. Ou l’âne qui offre en bon langage son oreille. Du bon traitement. Strict. Souple. Un deux en un ! »

L’écriture est de bout en bout nerveuse et tendue. Celui qui laisse sa pensée questionner son monde intérieur scrute les objets, les choses, les à-côtés, les gestes, les riens du quotidien. Sa poésie y trouve refuge et matière. Elle est méticuleuse, physique, nourrie de signaux lumineux, sinuant entre le jeu et l’incertitude, passant constamment d’un état à un autre, de l’inquiétude au burlesque ou de l’angoisse à la clairvoyance.

Dominique Quélen : Revers, Éditions Flammarion

jeudi 12 avril 2018

à propos de "Débarqué"

Les liens qui existaient entre mon père et moi étaient extrêmement forts mais la plupart du temps non dits. C'était un être silencieux. Peu après sa mort, ma mémoire s'est mise à restituer par fragments différentes époques de sa vie, comme si elle tentait, à mon insu, de combler le vide consécutif à son départ. Son absence me déstabilisait tout en m'incitant à lui inventer une autre présence. C'est ainsi que, peu à peu, le besoin de revenir sur son parcours s'est imposé à moi. Lui redonner vie en écrivant ce que fut la sienne m'a semblé être la meilleure façon de lui rendre hommage. Il me fallait dire qui il était. Et combien son itinéraire fut semé d'embûches.

Son rêve, quand il était jeune, était de devenir marin pour suivre les traces de son père, notre grand-père, qui était capitaine au long cours. La maladie, en l'occurrence une encéphalite aiguë mal soignée, dont les séquelles allaient l'accompagner durant toute son existence, est hélas venue, alors qu'il avait dix-sept ans, anéantir ses projets. Son statut de débarqué a débuté là. Ne pouvant naviguer, il est devenu électricien. Et il s'est mis à voyager autrement. En actionnant son esprit rêveur et son imaginaire en verve, en replongeant dans les souvenirs de son père, en s'entretenant avec les marins qui rentraient en permission, en s'octroyant quelques autres dérives et en lisant beaucoup, surtout les romanciers américains (Caldwell, Steinbeck) qui évoquaient la grande dépression des années trente, celles de son enfance. C'était un lecteur insatiable. Qui partait au quart de tour. Et qui avait à cœur de transmettre sa passion.

On ne peut, même si la solitude n'est jamais loin, vivre seul. Son histoire est constamment reliée à celles des autres. Elle est ancrée dans un lieu précis, un hameau proche de la mer, en Bretagne, sur la côte Nord, où il a passé l'essentiel de son temps. Parler de lui ne pouvait se concevoir sans que n'interviennent ceux qui faisaient partie de cette communauté de gens (de terre ou de mer) – souvent en bout de course – qu'il côtoyait quotidiennement.

Mon désir en écrivant ce texte était également de rappeler qu'aucune vie n'est simple, banale ou ordinaire. Le Métier de vivre, pour reprendre le titre du Journal de l'écrivain Cesare Pavese, existe bel et bien. Pour tout un chacun. Et mon père n'y a évidemment pas échappé. Il lui arrivait souvent de vaciller. On partageait ses tourments et ses peurs. Il s'employait à vaincre ses tentations, à tenir debout, à faire en sorte que tous les siens restent d'aplomb en sa compagnie, en trouvant assez de sagesse et de force en lui pour ne pas être emporté par ses rêves brisés d'homme débarqué, par sa santé défaillante et par la mort, forcément injuste, de deux de ses enfants. Il a connu les trois quarts du siècle passé et le tout début de celui-ci. Son histoire bouge dans ma mémoire intime. Qui est elle-même reliée à la mémoire collective. Et c'est inévitablement là que je suis allé puiser.

Vient de paraître : Débarqué, Éditions La Contre Allée. (en librairie ce 12 avril)
Voir aussi  : Débarqué



lundi 2 avril 2018

Armaguédon strip

Pas facile de croquer la vie avec un appétit d’ogre quand on a été élevé par une mère éprise de religion, surtout quand la dévotion s’attache à l’une des branches les plus radicales de la chrétienté, celle qui regroupe les Témoins de Yahweh, une congrégation de prêcheurs, adeptes du porte-à-porte, qui prédisent et préparent la prochaine fin du monde.
Comment se construire quand on a baigné là-dedans depuis son plus jeune âge, avec en prime un père absent ? C’est bien ce que se demande Christophe Cordier, auteur de BD plus connu sous le nom d’ÉphèZ.

« Mon premier souvenir remontait à mes trois ans, un sale souvenir malgré toute l’eau qui l’entourait : le baptême de ma mère. J’avais vu des hommes l’empoigner au bord d’une piscine, la forcer à s’enfoncer jusqu’à la taille. J’avais cru qu’il la noyait sous mes yeux. Je n’avais pas compris son sourire triomphant quand ils l’avaient ressorti du piège toute mouillée. »

Trente ans plus tard, alors qu’il pensait en avoir à peu près fini avec Yahweh, la fin du monde et l’arrivée imminente de l’énigmatique Armaguédon, plusieurs événements imprévus vont venir lui démontrer le contraire. L’influence de sa mère n’a pas faibli. Elle infuse en secret. Elle le corsète, détermine quelques unes de ses décisions et continue d’empoisonner ses réflexions.

L’élément déclencheur est un accident de la circulation. Un jour, sa mère, s’en allant prêcher, est heurtée par une voiture. Elle se retrouve au sol. Ses papiers de prédicatrice voltigent dans la rue et finissent dans le caniveau. À l’hôpital, la décision de faire une transfusion se pose très vite. Or, chez les Témoins de Yahweh, on ne rigole pas avec ce genre de chose.

Ils « étaient connus pour leur refus de toute transfusion. C’était leur spécialité, leur façon de se démarquer des autres sectes. »

Si les circonstances vont aider ÉphèZ, le narrateur, à se sortir de ce mauvais pas sans trop se mouiller, d’autres faits vont s’enchaîner, à rythme soutenu, lui confirmant que sa vie, même auréolée d’une petite aura de dessinateur reconnu, prend tout simplement l’eau. Il n’a pas la sagesse de son chat Franquin. Il voit rouge à tout bout de champ. Les relations qu’il entretient avec le monde extérieur et avec les rares personnes qui lui sont proches ne sont pas au beau-fixe. Et l’instabilité qui s’empare de lui ne va pas aller en s’arrangeant.

C’est cette lente descente – et ses soubresauts irrationnels – que Frédérick Houdaer suit pas à pas. Il le fait avec méthode, en choisissant le détail qui fait mouche et en usant d’une narration très vive, très maîtrisée, avec humour et esprit caustique, en multipliant les portraits au vitriol et les situations cocasses (et parfois violentes) tout au long de ce roman diablement efficace.

Frédérick Houdaer : Armaguédon strip, Le Dilettante.