mardi 10 mai 2016

Mailloux

Revoilà Jacques Mailloux, ce "flot" de sept, de quatre, de huit ou de douze, salué ici même il y a dix ans, et qui revient nous dire qu’il n’en a pas fini avec ses confessions éclatées. Il entend bien poursuivre, verser encore, en une nouvelle édition, quelques unes de ses aventures épiques à notre connaissance, lui le gamin frondeur et têtu qui avance en zigzag au gré de son âge, coincé entre un père autoritaire (et néanmoins porté sur la bibine) et une mère nerveuse qui crie, s’emporte, le rapetisse, en fait la risée du village, et ce au seul motif qu’il a de sérieux problèmes de robinetterie, s’oubliant en plein sommeil au point de mouiller une paire de draps chaque nuit.

« Un pissou loge en ce lieu, disent-ils, cette maison est maudite. Tes pensées les plus affreuses, Mère Mailloux, traversent l’espace et tombent en phrases dans l’esprit de tous ceux qui dans le monde savent entendre le grincement matinal et criard de ta corde à linge alors que sont suspendus les draps maculés de ton fils pissou. »

De nombreux morceaux d’enfance lui restent en travers de la gorge. Certains sont burlesques, d’autres pénibles et ténébreux. Le mieux, pour s’en débarrasser, est encore de les revivre en repartant du début, en ouvrant cette trentaine de tableaux (qui sont autant d’épisodes et de chapitres courts) par celui où on le voit s’échapper d’un traîneau, laisser ses parents en plan, et sa « mère monstre » crier, et son père s’activer pour le déloger, à coups de pelle, de sous une voiture à l’arrêt dans la neige.

« J’ai fait le mort. J’ai fait le mort et puis ç’a cessé d’être un jeu, c’était trop long. Le père Mailloux m’a poussé du dessous du char à l’aide d’une pelle, la mère Mailloux m’a cueilli de l’autre côté. Elle a secoué la neige de mon habit, elle ne riait pas, le père Mailloux non plus ne riait pas, on a regagné le traîneau, j’ai dormi le reste du trajet. »

On le voit tour à tour seul dans la chambre de sa mère, ou  en camp de survie, ou perdu dans un grand magasin, ou tenant « une torche afin d’aider son père », ou passant la nuit chez tante Génisse, ou encore perché dans un arbre, ou bloqué dans "le char" familial sans chauffage en allant fêter un Noël sous la neige chez son parrain. Autant d’aventures colorées et hallucinées, transcrites avec fébrilité, toutes traversées par les aléas dus à ce tuyau qui fuit et qui fait de lui une sorte de paria honteux et solitaire.

« J’ai entendu le pire blond dire à des parents qui le visitaient, dans l’intimité des rideaux beiges à ses parents qui le visitaient je l’ai entendu dire que j’étais en face un Mailloux qui pissait dans la nuit. Quand j’ai entendu ça, un soir, la mère et le père Mailloux se tenaient auprès du lit où j’étais sur le dos, c’est entré dans leurs oreilles avec la honte noire habituellement liée au sexe et à la mort, la mère Mailloux s’est mise à pleurer. »

Ce qui porte haut l’épopée du "flot" Mailloux, en plus des contes cruels ou désopilants qui s’y succèdent, c’est la langue du québécois Hervé Bouchard. Elle est poétique, étirée, ponctuée d’expressions orales, finement travaillée et dotée d’un souffle très tonique. Un flux extraordinaire mis au service d’une langue inventive, imagée, immédiate et débridée qui embarque le lecteur dans une série d’équipées haletantes.

 Hervé Bouchard : Mailloux, Histoires de novembre et de juin, Le Nouvel Attila.

lundi 2 mai 2016

Un nord en moi

Pour qui ne connaît pas (encore) le travail du peintre Jérôme Delépine, ce livre est plus que précieux. Lionel Bourg dit ce qui l’attire dans le parcours de l’artiste en s’appliquant à bien cerner sa démarche. Il débute par les portraits étranges et inquiets de jeunes enfants (puis d’adultes esseulés) peints en s’inspirant de vieilles photos de famille.

« Des gamins (…) émergent, qui se frottent les prunelles, captifs d’une stupeur d’autant plus carcérale qu’elle obéit à sa conscience végétative. »

Il y a dans le regard de ces êtres étonnés, égarés et mélancoliques, une réelle proximité avec les reclus chers à Jean Rustin. Lionel Bourg souligne ces affinités tout en notant ce qui s’avère unique ici. Jérôme Delépine n’a qu’un œil valide. Et encore : deux petits dixièmes font que sa vue se trouble rapidement, lui offrant un champ de vision rétréci. Ceci explique en partie le halo lumineux toujours un peu flou qui apparaît derrière ses portraits et ses paysages, ces lieux qui semblent flotter dans une clarté pâle où prennent place arbres, terres bosselées, ciels tourmentés, feux lointains et silhouettes perdues. Un monde fascinant vu (prolongé et imaginé) par le regard blessé d’un peintre qui œuvre sans discontinuer.

« Jérôme Delépine n’en fait pas mystère : "Je, c’est celui que je cherche en moi, celui dont je porte la mémoire". »

Et si cette recherche passe par le travail et la création, elle passe également par les autres, et tout particulièrement par les grands peintres que cet autodidacte considère comme ses maîtres : le Caravage, Turner, Rembrand. Lionel Bourg y ajoute, fort à propos, de nombreux autres, qui vont des fresquistes de Lascaux à Paul Rebeyrolle en passant par Goya, Bacon, Munch ou Fautrier, qui, eux aussi, et de tous temps, « n’ont brossé que ça : de l’inaudible, des corps dépenaillés, des délabrements, des apothéoses, des vertiges. »

Circulant de toile en toile, glissant dans les méandres, y trouvant autant de fraîcheur que d’incandescence, s’appuyant régulièrement sur son itinéraire, sur ses découvertes et ses émotions, Lionel Bourg explique aussi comment ces lavis couverts de givre, « ces mousselines pailletées de pollen », ces éclats constellés de perles, ont le don de réveiller en lui une grande part de nord.

« Nord des marées en loques remontant les estuaires jusqu’aux confluences hanséatiques des épices et des thés de Chine. Nord des trafiquants. Des diamants. Nord du délire, des pierres de folie dans les boîtes crâniennes.
Nord d’Ostende à Dunkerque, où je crus pouvoir lapider le ciel.
Nord d’un cri qui résonne toujours. »

Nord vers lequel se dirigent inexorablement le peintre et l’écrivain, chacun à sa manière, tous deux nomades, avançant en se référant à la plus précieuse des boussoles : celle dont le magnétisme se trouve directement relié à leur propre mémoire.


Lionel Bourg : Un nord en moi, peintures de Jérôme Delépine, éditions Le Réalgar


jeudi 21 avril 2016

Figures qui bougent un peu et autres poèmes

Entrer dans un livre de James Sacré c’est d’abord voir bouger sous nos yeux tous ces morceaux de vie éparpillés qu’il na de cesse de sauvegarder, qu’il met bout à bout, presque toujours au présent, qu’il travaille, qu’il pétrit, qu’il manie à la façon d’un artisan, dans ce qu’il nomme parfois sa « boulange », nous embarquant tout autant dans son quotidien que dans les méandres de sa mémoire. Celle-ci aime s’émouvoir au contact d’un paysage, d’un décor urbain, d’un changement de temps ou d’une couleur (souvent le rouge des tuiles ou le vert de l’herbe) et profiter d’un détail, d’un geste, d’une situation particulière pour se réactiver à l’improviste. Elle passe aisément de la Nouvelle-Angleterre (où l’auteur a longtemps vécu, et où se situent plusieurs séquences de ce livre) à la ferme familiale de Cougou en Vendée (où est l’ancrage familial et paysan qui demeure intact et réconfortant).

Le ton de ces Figures qui bougent un peu est donné dès le premier poème. C’est un chant lent qui emporte. Et qui berce, apaise et évite les brusques embardées pour guider le lecteur dans de très riches sinuosités. Le poète a pourtant l’impression d’avancer dans de trop pauvres images et s’en excuse presque, s’en veut de ne pas être assez précis, de devoir sans cesse se reprendre, se demandant si le mot choisi est le bon, si la séquence, la« figure » approchée, tient vraiment debout, si l’ensemble n’est pas trop empreint de redites. Or, ce sont justement ces doutes, ces hésitations, ces imprécisions revues et réparées, ces paysages divers, ces moments brefs captés en un éclair et leur accumulation qui font, en s’associant pleinement, la force de ces poème.

Il avance à coup d’infimes variations. S’interroge et parle au lecteur. Lui propose d’effectuer un bout de route avec lui, le temps d’un livre qu’il construit patiemment, à son rythme, en enchaînant les figures (il y en a 46 au total, ce peut être un pigeon mort dans un caniveau, ou une sensation de bien-être, ou une appréhension de la mort, ou un toit qui rutile au soleil, ou l’ambiance d’un jour de Toussaint, ou une approche de la musique – Mozart ou Monteverdi – de nuit sur un vieil électrophone) tant aux États-Unis qu’à Paris ou en Vendée, dans des mouvements qui suivent les lieux et les saisons. Il se pense maladroit, peu habile, mal à l’aise avec les mots qu’il aime et qu’il assemble dans cette langue qui lui est propre et qui semble de temps à autre boiter alors qu’elle chemine bel et bien sur la page, gaillarde s’il le faut, vivante comme peu d’autres, avec ses racines qui se nourrissent en profondeur de tournures empruntées au patois Poitevin et à un vieux français dont il sait déjouer les pièges en tirant sur quelques unes de ses ficelles avec subtilité.

« Le pays que je parle c’est pas loin dans le temps c’est vivant
mais rien d’organisé les buissons les jardins tout
mal délimités les arbres s’en vont
dans les campagnes d’à côté aussi le patois
c’est pas comme un cœur central à préserver
plutôt comme un pâtis laissé les autres
le traversent les grandes herbes cassées
quand j’y pense avec un poème ça
détruit ça refait le pays. le cœur est à côté. »

Antoine Emaz, qui donne une préface lumineuse à cet ensemble, rappelle combien chaque titre de James Sacré est en soi un livre à part entière et non un recueil de poèmes. Quelque chose de mal raconté, deuxième livre réédité dans ce volume, en est l’exemple type. Il y a là une volonté de construire page à page un ensemble qui doit trouver son unité grâce aux différents lieux, paysages, émotions et sensations que l’auteur découvre, explore et retranscrit avec ses outils. Fidèle à sa méthode, il pose ses poèmes au fur et à mesure de leur écriture, en suivant les étapes d’un périple qu’il effectue à travers plusieurs états américains. Il veut faire entrer la narration dans son livre et y parvient à sa manière. En racontant, « mal », précise-t-il, mais en racontant tout de même son parcours en zigzag de villes en petits bourgs, avec patience et légèreté, mettant à profit son sens de l’observation et sa grande disponibilité. Il est happé par ce qu’il voit. Et tient non seulement à l’écrire mais aussi à le rattacher à ces multiples fragments de mémoire qui affleurent, le ramenant régulièrement à son enfance et à ses paysages fondateurs.

« Maintenant les rues pauvres d’un petit bourg américain
chambranles et seuils en bois gauchis plaques de matériau goudronné ça ressemble
à des coins sales d’un village en Vendée tout ça
devient la solitude et la familiarité mélangées rien
quelque chose de mal raconté. »

L’ouvrage se termine avec en sa troisième partie la réédition d’Une petite fille silencieuse, un ensemble qui bouleverse et touche profondément. Sacré y dit la maladie et la mort de l’enfant (Katia) à qui il dédie son livre. Ce qui marque, c’est sa pudeur. Mêlée à une voix douce, presque caressante, qui murmure et s’adresse à celle qui n’est plus. La mort de la (de sa) petite fille est d’une extrême gravité. Il ne veut pas en rajouter. Ne pas sombrer dans une détresse sans nom. Ne pas, non plus, attiser la pitié (des autres). Ne pas mettre en scène ce qui doit rester secret, ne pas tirer sur le fil du pathos mais plutôt tenter d’apaiser la douleur en lui parlant calmement, en la rendant présente, par intermittences, à ce monde qui parfois, et cela paraît injuste, éclate de beauté alors que quelque part quelqu’un, inévitablement, pleure la perte d’un enfant.

« Le mouvement que fait dans la fenêtre tout un feuillage d’arbre
Immobile à des moments, puis soudain
Comme emporté presque pressant,
C’est sans rapport sans doute avec toi qui n’es plus rien mais
Tu aimais t’asseoir aussi devant le monde qui respire.
Il respire encore et dans ses mouvements d’arbre
Est-ce que j’ai tort d’entendre ton affection d’enfant qui s’inquiète ? »

Rien n’est dit du nom de la maladie. Ni de l’âge de la petite fille. Que l’on voit subrepticement vivre avec des appareils qui l’encombrent quand elle se déplace dans sa chambre d’hôpital. Elle se demande bien pourquoi cela lui est tombé dessus. Ce qui se passe avant et après la disparition, il le murmure avec une grande retenue. Seul, face au silence, prononçant des mots simples (« Les mots je les voudrais / Avec un sens facile / À comprendre dans ce poème ») à l’adresse de la petite fille silencieuse qui, lui semble-t-il, peut parfois l’entendre, et même le rejoindre, quelque part, « dans l’énorme solitude du monde.

James Sacré : Figures qui bougent un peu et autres poèmes, préface d’Antoine Emaz, Poésie / Gallimard n° 510

On peut retrouver longuement James Sacré en se plongeant dans le livre très complet que vient de lui consacrer Alexis Pelletier aux éditions des Vanneaux, au sein de la collection "Présence de la poésie". Essai (une minutieuse et impeccable étude titrée James Sacré – Figures de l’accueil, un entretien, un choix de poèmes, un cahier photos et une bibliographie complète forment un ensemble qui permet de mieux appréhender cette œuvre importante et foisonnante.

mercredi 13 avril 2016

Infini - l'histoire d'un moment

Celui qui s’exprime ici, répondant à la demande d’un journaliste qui le questionne, s’appelle Massimo. Il fut, pendant de longues années, le majordome de Tancredo Pavone, un compositeur d’avant-garde aujourd’hui disparu. Nul autre que lui ne peut décrire avec autant de précision la personnalité complexe d’un créateur qui se révèle être la plupart du temps tranchant, impertinent, acerbe, orgueilleux (et probablement invivable) tout en se montrant extrêmement exigeant dans sa démarche et dans sa relation aux autres. C’est un solitaire qui peut à l’occasion s’avérer chaleureux et, par certains côtés, comique (mais sans le vouloir). Les divers traits de son caractère ombrageux, y compris les plus secrets, sont dévoilés grâce à cet homme de confiance auquel il lui arrivait de parler longuement, en particulier dans ses derniers mois, quand il se laissait aller en évoquant sa vie, ses origines aristocratiques, sa Sicile natale, ses nombreux voyages, ses conquêtes, ses incessantes réflexions et son assujettissement total à son art.

C’est bien à une plongée (vertigineuse) dans le monde de la création que nous convie Gabriel Josipovici. C’est elle qui façonne la personnalité de T. Pavone. Et c’est par le petit bout de cette lorgnette (ô combien restrictive) qu’il voit le monde et perçoit les êtres qui y vivent.

« Toute ma vie, a-t-il dit, j’ai senti ce désir de manger le monde parce que je l’aimais tant, de le manger et de l’ingérer et d’en faire une partie de moi. C’était la même chose avec les femmes, Massimo, m’a-t-il dit. Manger et ingérer. Mais bien entendu, Massimo, a-t-il dit, on ne peut pas manger le monde. On ne peut pas manger une femme. Et ainsi on bat en retraite, frustré et découragé, jusqu’à ce qu’on soit repris par le désir. »

Le compositeur semble souvent se parler à lui même. Il exprime ses doutes et ses déconvenues. Dit ses parti-pris. Ses difficultés à passer du conscient à l’inconscient. Ses nécessaires remises en question. Ce que son parcours et ses voyages, notamment celui qui l’a mené au Népal, lui ont appris.
« Ordre et travail assidu. Voilà les clés. Bien entendu, a-t-il dit, sans une réorientation radicale du moi telle que je l’ai expérimentée au Népal, ni ordre ni travail assidu ne porteront de fruits. »

Tous ceux qui travaillent pour lui doivent être dévoués à sa musique. Leur rigueur est requise, qui s’applique également aux multiples détails qui participent de la vie quotidienne.

« Si on se lève pour boire un peu d’eau ou pour répondre à un besoin naturel et qu’un talon était plus bas que l’autre, provoquant une claudication lors de la traversée de la pièce, pensez à l’effet que cela aurait sur la musique. Pensez que, en retournant à son bureau, cette claudication serait logée dans votre corps et surgirait dans la musique que l’on est en train d’écrire. Nous ne voulons pas de musique qui claudique, a-t-il dit. »

Il en va de même pour la qualité de ses cravates et de ses costumes. Tout doit être, toujours, en parfait état. La musique ne tolère pas le moindre froissement. Et pas, non plus, la moindre tache. Quant à ses repas, il faut qu’ils soient équilibrés. Une fausse note sur la partition biologique pourrait avoir de graves conséquences. Chez lui, le hasard n’est pas de mise, l’esprit doit en permanence escalader les parois d’un monde intérieur de haut niveau et chaque discussion ne peut qu’être intellectualisée, poncée, frottée, aiguisée sur la pierre d’une culture époustouflante. Du coup, ses amitiés se raréfient. Seuls Henri Michaux et son chat Ronaldo, qui l’accueillent à bras ouverts à chacune de ses haltes parisiennes, lui resteront fidèles.

« Michaux était mon ami le plus proche, personne n’était autant mon ami. Michaux et son chat Ronaldo. »

Gabriel Josipovici s’est appuyé sur la vie et l’œuvre du compositeur italien Giacinto Scelsi (1905-1988) pour bâtir ce roman envoûtant et passionnant.

 Gabriel Josipovici : Infini – l’histoire d’un moment, traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner, Quidam éditeur.


lundi 4 avril 2016

De la poussière sur vos cils

Ce sont des mots simples, justes et précis. Qu’il a d’abord fallu aller chercher dans les mémoires, puis assembler pour revenir sur des faits que l’auteur n’a pas vécu mais dont il est néanmoins l’un des dépositaires. Redonner voix à ceux qui ne l’ont plus (en l’occurrence « elle et lui ») en remontant le temps en leur compagnie est sa mission première.

« Elle (avalant une dernière fois sa salive) :
Où sommes-nous ?

Lui (vide) :
Non loin du mur.

Où est le mur ?

Ici et là.

Elle regarda.
Elle cria
(dans son ventre ou sa poitrine elle a crié – heurtée par sa mémoire). »

C’est ainsi que débute le livre de Julien Bosc. On perçoit, d’emblée, que ce commencement est en réalité synonyme de fin pour ceux qu’il évoque. Il les fait dialoguer et aide à entrevoir ce que « le miroir sans tain de la souvenance » n’a pas totalement réussi à effacer. Quand celui-ci s’est brisé, il ne restait rien (si ce n’est un filet de voix, un écho lointain) de ces deux corps démantibulés. Qui avaient toutefois, auparavant, donné vie à ceux qui, de génération en génération, porteraient, quoiqu’il arrive, cette souffrance en eux.

« Quelqu’un cette nuit écrit à partir d’une mémoire qui n’est pas la sienne mais lui appartient cependant car par lui il nous est offert de n’être plus oublié, puisqu’il vit dans notre souffrance. »

Cette souffrance n’est pas simplement décrite et portée : elle est transcendée, expulsée, non pas oubliée (« comment pourrions-nous oublier, où trouverions-nous le droit d’oublier ce que nous ne pouvons raconter ? ») mais ciselée pour pouvoir enfin passer d’un corps (d’une tête, d’une mémoire) à l’autre en devenant de plus en plus apaisée. Pour se tenir droit, debout, sans trembler et sans ciller devant les exterminateurs d’hier. Ou de demain.

Ce qui frappe dans ce livre (que l’on sent patiemment pensé, posé, tissé), en plus de la douceur des voix qui s’expriment, c’est la générosité de celui qui, souffrant avec les victimes – et notamment celle, très proche, qui fut hospitalisée, bien des années plus tard, suite à ces déflagrations à retardement – parvient, par ses mots, par sa façon de toucher le paysage et par les dialogues (d’outre-vie) qu’il instaure, à insérer une fragile humanité là où il n’y en avait évidemment pas.

 Julien Bosc : De la poussière sur vos cils, éditions La Tête à l’envers