mardi 27 octobre 2015

Rouilles

Elle vient d’un pays de fer, de fonte, de terres rudes, de pluies glaciales et d’épines noires qui eût un temps son roi Arthur et où les lieux-dits parlent toujours de forges, de mines, de fours, de chaudières. Elle est née en Ardenne en 1946, se nomme la louise et avance désormais huchée sur le dos de son troisième cheval, faisant sienne la formule initiée par Erri de Luca selon qui une vie d’homme ou de femme équivaut à celle de trois chevaux. Elle ménage sa monture. Sait qu’il n’y en aura pas de quatrième et qu’il lui faut aller le plus loin possible avec celle-ci, ne serait-ce que pour mener à son terme sa passion pour les rouilles.

« À suivre ou à tracer, machinale, sa route dans des forêts touffues de jours, elle a crevé sous elle ses deux premiers chevaux. Autour d’elle, les rouilles, silencieuses et subtiles, opéraient leurs métamorphoses. Et les voilà qui viennent à elle avec leurs histoires. »

Il se trouve que les rouilles, si on prend la peine de remonter le temps en leur compagnie, s’avèrent bien moins silencieuses qu’il n’y paraît. Elles ont des histoires à raconter. Il suffit de les questionner. C’est à cela que s’attache précisément la louise. Au fil de ses repérages, elle avise çà et là des objets érodés, couverts d’une pellicule écaillée qui hésite entre le jaune, le roux, l’orange et le rouge. Ce peut être un clou arraché à un rail de chemin de fer, ou un morceau de grillage, ou une attache de volet, ou encore un cœur en tôle abandonné dans une poubelle de cimetière. Chaque relique ainsi sauvée de l’oubli est ramenée chez elle. Elle la lave, la polit, lui redonne un peu de clinquant et s’appuie sur ces morceaux de ferraille pour se lancer sur les pas de ceux qui en furent les détenteurs. D’eux, ou d’elles, ne subsistent parfois que ces pièces que l’on néglige si souvent. Ce sont pourtant les derniers témoins de leur passage ici bas. Sans le cœur de tôle, il n’y aurait plus, par exemple, la moindre trace de Jules, qui s’est pendu dans son puits à l’âge de 41 ans, en juin 1931. C’est sa femme Lulu qui l’avait à l’époque déposé sur sa tombe au cimetière de La Neuville.

« Toutes abritent des histoires dont le fil s’est perdu. Elles ne s’incarnent plus dans les visages. Ne sont plus amarrées à des prénoms. »

Ces histoires remontent à la surface au fur et à mesure que la narratrice revient sur son propre parcours, tissant une galerie de portraits attachants qui s’assemblent pour donner vie à un récit habité par cette Ardenne frontalière à laquelle il s’adosse. L’écriture de Françoise Louise Demorgny, dont c’est le premier livre, s’inscrit parfaitement dans ce territoire austère mais fascinant. Pas d’emphase. Bien au contraire. Son regard sur ces vies rudes et assumées malgré les coups du sort est plein d’humanité. Les références aux auteurs cités se font discrètes tout en s’insérant subtilement dans le texte tandis que langue, syntaxe et lexique sont tout simplement épatants.

 Françoise Louise Demorgny : Rouilles, éditions Isabelle Sauvage.


mardi 20 octobre 2015

Michel Dugué

Notre première rencontre se fit à Romillé, en octobre 1983, dans l'atelier de Yves Prié, éditions Folle Avoine, chez qui Michel Dugué venait de publier Une escorte très nue. Nous avons, ce jour-là, peu échangé mais assez toutefois pour convenir d'un prochain rendez-vous. Celui-ci eut lieu à Rennes, au bar Le Saint-Just. J'avais auparavant lu son livre, découvrant une écriture que je n'avais pas l'habitude de côtoyer. Elle était sobre, précise, ciselée. Elle laissait de côté le lyrisme. Elle ne cherchait pas à séduire. Et pas plus à s'inscrire dans l'air du temps. Elle s'ancrait dans des paysages qui m'étaient familiers. En bordure de mer, sous des ciels changeants, entre pierres et landes, dans des lieux austères où sa mélancolie trouvait à s'aiguiser et à s'effriter au contact d'éléments bien plus forts qu'elle. 

Ce bras-le-corps qui ne disait pas son nom, cette lutte à fleurets mouchetés, cette confrontation qui ne pouvait jouer qu'en sa défaveur s'il n'y mettait pas sa réflexion, son humilité, ses instincts d'homme sensible, sa quête de sagesse et sa conscience de ne fouler ces territoires millénaires qu'en marcheur éphémère (en ombre passante) m'accompagnèrent tout au long de la lecture. Le mot silence revenait avec régularité. Ce silence, il l'imaginait blotti à l'intérieur des pierres. Ou porté par les vents sur l'île d'en face, occupé à mâcher du ressac à longueur de temps.

« Mon île ne règne pas,
sa clarté n'est pas évidente,
d'une lande elle a fait le monde
qui bouge à la crête des eaux. » *

Cette île, dont il me parla assez souvent, je ne devais la découvrir (son nom, son rôle, ses reliefs, ses secrets) qu'un peu plus tard, en lisant Un hiver de Bretagne, roman intensément habité, prenant racine au plus profond d'un imaginaire collectif confronté à une réalité on ne peut plus brute (l'échouage d'un supertanker sur les côtes bretonnes et le désastre qui s'ensuivit), d'un bout à l'autre porté par un souffle ample et soutenu que je ne soupçonnais pas jusqu'alors chez lui.

Nos rencontres n'ont jamais cessé. Presque toujours au bistrot. Où il parle rarement de ses propres textes. Il préfère évoquer Georges Haldas, Yves Elléouët ou Miguel Torga. Il n'élève pas la voix. Il est posé, mesuré. S'adonne volontiers à la lenteur. Le discret qu'il est, et qui ne s'épanche jamais, souhaite d'abord donner en partage ses livres – qui sortent avec parcimonie, un tous les six ou sept ans – et laisser le lecteur libre de cheminer à sa convenance. À lui de ressentir, d'interpréter, de réfléchir et de s'interroger en ne prenant en compte que le texte, et le texte seul.

« C'est ainsi
celui qui regarde
ne peut dire autre chose.

Notre seul pouvoir, peut-être, est d'accompagner ce qui se répète. » **

Il cherche en permanence l'angle de vue adéquat et la bonne distance. Sait qu'il est bon de se mettre en retrait. Et aime à l'occasion s'effacer. Derrière les éléments, les êtres, la mer, la mémoire, le paysage. Ce qui ne l'empêche pas d'exprimer, au contact du dehors, ce qu'intérieurement il ne cesse d'explorer. Pour ne pas succomber à ce satané fatalisme qui affleure parfois, pour capter plus de lumière, pour trouver l'apaisement dans la continuité d'un parcours qui est celui d'un être aux aguets qui entend garder pour lui quelques uns de ses secrets.

*Une escorte très nue (Folle Avoine, 1983)
**Le salut à l'hôte (Folle Avoine, 1989)

Vient de paraître : Spécial Michel Dugué, Encres Vives n° 445 (2 Allée des Allobroges 31770 Colomiers)


lundi 12 octobre 2015

Les aventures du dieu maïs

Washington Cucurto est à la fois l’auteur et le personnage principal des aventures du dieu maïs. Il habite à Buenos Aires dans un conventillo de cinq étages. Il est magasinier chez Carrefour Argentina, préposé aux rayons légumes et à l’étiquetage d’un tas d’autres produits. C’est le roi de la confection des étals au point du jour, quand la ville dort encore et que les allées des grandes surfaces ne sont soumises qu’au bruit des transpalettes. Pour lui qui est poète, il n’y a pas de meilleure école. On ne peut s’aguerrir qu’en se frottant au monde réel, celui du commerce en surchauffe, des chefs de rayon hargneux et des collègues zélés ou désabusés.

C’est sa vie, celle d’un métis né en 1973, que Washington Cucurto s’emploie à raconter, mixant autobiographie et fiction en n’oubliant pas comment il a débarqué sur cette planète où il a depuis longtemps décidé de vivre en mettant toujours une bonne dose d’agrément dans son quotidien.

« Je viens au monde. Je pèse 2,30 kg. On me place en couveuse. Maman, une Noire de Tucuman, me fourre une mamelle pastèque dans la bouche et je m’endors. C’est pour ça que j’aime les Dominicaines, les Paraguayennes, grosses et noires. J’aime les infirmières. Si je pouvais, je leur mettrais à toutes la main au cul ou au sein. Elles ont toutes quelque chose de maman ! »

Quand il en a terminé avec le magasinage, il n’a qu’une seule hâte : retrouver ses amies les prostituées dominicaines dont la générosité et l’ardeur au lit lui sont indispensables. Toutes raffolent de son sexe qui atteint, paraît-il, une perfection rare. Pour Idalina, l’une de ses plus ferventes admiratrices, il a tout pour devenir le dieu maïs. Et pour cela, il faut absolument lui recouvrir le membre d’or. Elle va l’aider et payer rubis sur ongle (deux ans de passes tout de même) le bijoutier du coin chez qui il se présente sans trop y croire. L’expert a vu de nombreux prétendants venir dans son officine et repartir bredouilles. Mais avec Cucurto c’est autre chose. Anita, la préparatrice, et monsieur Luis, le vieux joaillier homosexuel, n’en croient pas leurs yeux.

« - Ah, Sainte Vierge Immaculée et Conçue sans Péchés. Délivre-moi de tous mes péchés. C’est le miracle que nous attendions, monsieur Luis !

Oui, ma petite. Mais à présent, il faut la faire grossir pour voir ses mesures exactes et sa tonalité quand le sang afflue. Note les mesures et les couleurs pendant que je prépare tout pour la fonte de l’or. »

L’érotisme de Washington Cucurto est rieur et décomplexé. Il ne se plie pas aux règles de bienséance en vigueur. Les préliminaires à l’opération qui va le transformer en dieu maïs sont torrides. Ils les content avec entrain et malice. Idem pour sa vie d’après. On vient le voir de partout. On lui demande l’impossible.

« Ma grande erreur a été de la montrer à Catalina quelques heures avant le début de la fête. Cette fille est une vraie concierge, un panneau publicitaire géant. »

Sa narration ne connaît aucun répit. Il regorge d’énergie et virevolte en permanence. Ce qui ne l’empêche pas de garder un œil critique et un esprit rebelle bien aiguisé. Qui s’appliquent également à la poésie. Grand lecteur, il ne mâche pas ses mots et remet fréquemment à leur place certains poètes qu’il trouve injustement surestimés. Ses coups de griffes sont percutants. À l’image de ce livre : mordant, culotté, impertinent et subversif à souhait.

Cucurto a par ailleurs créé en 2002, alors que l’Argentine était en banqueroute et l’édition en crise, les éditions Eloisa Cartonera. Celles-ci publient à bas prix, sur des papiers et des cartons récupérés par les cartoneros du quartier de la Boca (rémunérés à un tarif supérieur au marché), les grands noms de la littérature argentine.

 Washington Curcurto : Les aventures du dieu maïs, traduit par Geneviève Adrienne Orssaud, dessins de Tom de Pekin, Le Nouvel Attila.


dimanche 4 octobre 2015

Ce soir Neil Armstrong marchera sur la lune

Au début c’est Saïd qui parle. Il vole en compagnie de son ami Zacharie mais il sait que sa vie en apesanteur ne peut être qu’éphémère. La voiture (à bord de laquelle ils ont dû fuir une bande de jeunes villageois remontés contre ces « étrangers », un beur et un noir, venus fouler un sol qui, disent-ils, leur appartient) perd déjà de la hauteur et ne tardera pas à s’écraser en contrebas. Il a tout juste le temps de se remémorer les événements qui, montant crescendo, les ont portés jusque là. Venus en Corse pour accompagner un groupe d’adolescents originaires de la banlieue Lyonnaise, ils n’auraient pas pu imaginer qu’une simple halte au bar du coin allait virer de l’esclandre à la bagarre et générer une telle dose de violence et de haine.

« Maintenant nous voilà en plein ciel, dans une voiture volée après une course poursuite qui dure depuis bientôt une heure. »

La chute est inévitable. Seul un berger, vaquant avec ses bêtes dans le paysage, en sera peut-être témoin. Les autres, les poursuivants arrêtés au bord du précipice, remettent « leur chemise dans leur pantalon », crachent par terre et repartent, mission accomplie, dare-dare en direction du bar. Le rideau peut tomber. Personne ne saura jamais ce qui s’est passé dans les creux de l’île. Le silence sera de marbre. Ce jour est destiné (c’est terrible pour Saïd et pour Zacharie, rayés du monde en une seconde) à entrer dans l’histoire d’une autre manière, cette fois par la grande porte, et cela seul compte. Tout à l’heure, toutes les télés de la planète vont s’allumer pour retransmettre en direct d’en haut les pas hésitants du premier homme marchant sur la lune.

« Au village, personne ne parlera du grand bruit. Il était trop loin. Ce sera sans doute une cabane de tôles qui s’est effondrée sur des cochons. Quelqu’un dira tout de même quelque chose mais personne ne lui répondra. »

En faisant se télescoper un fait-divers et un événement historique, le second occultant l’autre, Joël Bastard pose les bases d’un ensemble solide et volontairement elliptique. Il offre par là même au lecteur toute latitude pour s’immiscer dans le récit et l’interpréter à sa façon. Tout est suggéré, esquissé, donné en quelques pages.

À la percussion efficace du texte répondent les encres de Patrick Devreux. Celles-ci, habitées par des silhouettes floues, s’accordent pour que les ombres des morts supplantent le peu de présence des vivants scotchés devant l’écran bleuté à partir duquel "ce soir Neil Armstrong marchera sur la lune".


Joël Bastard : Ce soir Neil Armstrong marchera sur la lune, encres de Patrick Devreux, Esperluette éditions.


dimanche 27 septembre 2015

Ponge, pâturages, prairies

Que puis-je dire, maintenant que j’atteins l’âge où lui-même est mort, de notre longue relation ?

Nîmes, le 10 août 1988. Philippe Jaccottet est présent, avec une vingtaine d’autres, devant le caveau ouvert où va bientôt reposer le corps de Francis Ponge. Il évoque la cérémonie dans un texte aussi sobre que celle-ci et avec une propension à être simultanément là et pas là qui lui permet de ramener à nouveau, et pendant quelques instants, de ce côté-ci de la terre celui qui  n’y est plus. La façon avec laquelle il convoque le poète en se remémorant ce dernier hommage est on ne peut plus attachante. Il s’arrange pour prolonger ce moment partagé en y insérant des retours au passé (les discussions lors de ses visites rue Lhomond) et en s'attelant, par touches successives, à la description du lieu où sa pensée prend forme. Il y ajoute le calme de l’été, l’enceinte ombragée, le chant des cigales, la lecture d’un psaume de David puis celle du Pré par Christian Rist et l’extrême retenue des proches.

« Un pasteur si extraordinairement modeste et discret qu’on l’a pris d’abord, quand il est descendu de sa bicyclette et l’a accotée au mur du porche, pour un aide-jardinier, (…) choisit de lire au seuil de la tombe, “parce que le défunt avait été un poète”, expliqua-t-il, lui qui ne l’avait probablement jamais lu, un psaume, l’un des plus familiers à quiconque a reçu une éducation chrétienne : “L’Éternel est mon berger”... »

Mais Jaccottet ne s’en tient pas là. Il explique, dans un autre texte, bien plus long et tout aussi fouillé que le précédent, ouvrant plusieurs parenthèses, flânant au fil de sa réflexion, ce qui le lie à celui qu’il a d’abord admiré avant qu’ils ne deviennent amis, et ce qui parfois le sépare de lui. Ponge maîtrisait l’art de la provocation avec un aplomb qui pouvait irriter. Le piédestal sur lequel il plaça Malherbe, le situant très au-dessus de Góngora, de Cervantès et de Shakespeare, le laisse, par exemple, pantois. Il explique son désaccord. Et d’autres encore, inhérents à la personnalité d’un homme qui aimait lancer des défis, sans que ceux-ci n’altèrent leur amitié.

« Ces outrances, derrière lesquelles il me semble voir transparaître le sourire quelque peu chinois de l’auteur, n’étaient-elles pas, pour une part (…), la juste dose d’alcool fort qu’il lui fallait pour se lancer à l’assaut des vieilles citadelles lyriques et démolir le sempiternel “manège” – c’était son terme – ancien ? »

Ses réserves restent extrêmement pondérées. Il y a chez Jaccottet beaucoup de reconnaissance vis à vis de Ponge. Il dit d’ailleurs qu’il n’aurait pas été capable d’écrire certains de ses textes s’il ne l’avait pas lu.
Dans sa postface, datée de décembre 2013, il revient, alors que bien des années se sont écoulées depuis ce jour du mois d’août 1988, sur leur longue relation. Il se déleste de détails qu’il n’avait jusqu’alors jamais donnés à lire, disant et rappelant à nouveau ce qui, indéfectiblement, les lie.

« Persistait (...) en moi un grand souci de rester juste envers un auteur que je n’ai cessé d’admirer (mais, cela ressort à l’évidence de ce texte, non sans de sérieuses réserves quelquefois) et envers un homme pour qui je n’ai jamais cessé non plus de nourrir une grande affection. »


 Philippe Jaccottet : Ponge, pâturages, prairies, Le Bruit du temps