samedi 7 mars 2015

Continuation de détails

L’auteur l’écrit en préambule et  son conseil est bien utile : il faut se rendre, avant de commencer à lire Continuation de détails, à la page 68 du présent livre pour savoir de quoi il s’agit et comment est né (et s’est construit) ce "journal fantasque" qu’il a extrait de sa malle à carnets et qui sort quelques années après avoir été conçu. Ce sont les notes qu’il a accumulées au jour le jour, au fil de l’année 2007, qui servent de matériau à ce qui fut ensuite revu, relu, corrigé, annoté, raboté et retravaillé.

« C’est un journal rapide, sans raison et faux ; infinitif pour vite aller. »

Et c’est effectivement la rapidité, l’envie irrépressible de sauter du coq à l’âne, selon l’humeur, sans jamais s’attarder, en contournant le « je », en suivant le cours du temps qui file, en sauvant quelques uns des moments saillants qui entrent à l’improviste dans l’histoire des journées, c’est cette multitude de détails transcrite avec fougue et enthousiasme qui frappe et séduit. Passer du coq à l’âne permet en outre d’assembler, ainsi que le fait continûment la mémoire, des fragments de vécu qui n’ont pour plus petit dénominateur commun que d’être entrés en contact avec celui qui s’en empare. Tous figurent dans le journal, guidés et articulés par une écriture qui recherche (et trouve), d’une séquence l’autre, une respiration ample et maîtrisée.

« Dans un total dérèglement qui détraque le jour avec le soleil et la douceur, il est bon de s’inquiéter pour rien, aussi donc qu’une chose à faire, lever le stylo, sans aucune logique, il n’y a de logique en rien, comme une anguille le texte est tronçonné afin que les tronçons bougent dans la poêle pendant la cuisson. »

Ce que note Jean-Pascal Dubost touche à l’infime et à l’infini. Il dit le quotidien, évoque ses rencontres, ses lectures, parle des lieux où il se trouve (chez lui, au calme, en forêt de Brocéliande ou dans le brouhaha des villes, au Brésil ou au Maroc, ou quelque part en France) tout en restant volontairement un peu en retrait. Ce qui l’intéresse, c’est cette continuation, cette avancée qui jamais ne doit s’interrompre  et qu’il porte grâce à l’énergie qu’il donne à sa langue. Il la brasse, la nourrit, lui procure une cadence inouïe.

Il n’oublie pas, ne peut pas, tant il vit avec intensité (en lui-même mais aussi avec les autres), ce qui bouge, se fracture, fait peur et parfois honte, tout autour, dans le monde ou dans l'hexagone en cette année 2007.

« L’Irakien traîné en laisse comme un chien est une victime qui émeut le monde entier des écrivains choqués ; c’est un syndrome, mais quel nom porte ce soleil qui vieillit ? »

Il prend à bras le corps cette matière abondante, puis il la condense et la relie en blocs de prose fluides qui, mois après mois, offre une belle densité au millésime en question.

Il publie, parallèlement, Sur le métier, un ouvrage qui reprend les « entretiens infinis » qu’il avait accordés à Florence Trocmé pour le site Poezibao. Ils sont ici revus et retravaillés. On y retrouve, en différents chapitres (« de l’extraction », « du baroque », « du travail », « du défait », « du compost », etc) ce qu’est le métier d’écrire pour celui qui a su se forger une langue extrêmement singulière. Il rappelle également la nécessité qu’il ressent à tenir en permanence ses carnets ouverts.

« J’ouvris des carnets pour l’essentiel dessein d’écrire sans fin, tout et n’importe quoi, pourvu que l’esprit fit son exercice : des notes de lectures, du lexique, des textes délirants, des recensements d’objets échappés, des proses ferroviaires, ou de voyage, ou de résidence, horticoles, anthologiques, des recopiages, etc. Le premier janvier 2000, j’ouvris un cahier-total : que j’ai appelé « mémento », (en latin : « souviens-toi »).

Jean-Pascal Dubost : Continuation de détails, dessins de Jean-Claude Saudoyez, éditions L’âne qui butine.
Sur le métier, entretiens avec Florence Trocmé, éditions Isabelle Sauvage.

 Jean-Pascal Dubost était en résidence d’écriture à la bibliothèque Saint-Nicolas à Angers en automne 2014. On peut découvrir le blog de la résidence ici. (le cliché qui sert de logo à cet article en est extrait).

samedi 28 février 2015

Ne sont-elles qu'images muettes et regards qu'on ne comprend pas ?

Lors de ses voyages à l’intérieur des États-Unis, pays dans lequel il a vécu de 1965 à 2000, James Sacré a acheté de nombreuses cartes postales datant de la fin du dix-neuvième siècle ou du début du vingtième. Il s’est tout particulièrement tourné vers celles où étaient représentées des femmes indiennes. C’est en partant de quelques unes de ces photos qu’il a conçu la suite de poèmes qu’il donne à lire aujourd’hui. Ce qu’il interroge, et son titre même est en ce sens explicite, c’est la relation qui peut s’instaurer entre l’image et celui qui la scrute. Question de regard mais aussi de réflexion et de culture. Pour rendre ces clichés expressifs, il ne se sent pas obligé de les reproduire et c’est l’un des paris du livre, les lavis de Colette Deblé, réalisés "à partir de", les remplaçant judicieusement. Il faut par contre saisir l’expression des visages et l’intensité des regards en faisant en sorte que l’image bouge sur la page. C’est ce à quoi il s’attache. Il remet en route ces instantanés, s’immisce dans la pensée de celles qui posent et donne des indices quant à leur quotidien en s’attardant sur tel ou tel détail.

« Je me demande
Si son regard s’interroge à propos du photographe ou s’il pense
Au travail qui reste à faire, ou peut-être
Au plaisir d’être là dans les couleurs de terre
Celles des laines, avec ce dessin du tapis
Qui vient, qui reste vivant
Dans sa tête et ses mains. »

Il suggère, par touches brèves, en déployant cette écriture sinueuse qu’on lui connaît,  qui est toute modestie, simplicité, hésitation, ce que pouvait être la vie de ces femmes qui travaillaient dans le tissage ou la poterie en ne s’arrêtant que pour répondre à la demande d’un photographe qui aura (tandis qu’elles resteront anonymes) son nom inscrit au dos de la photo.

« Les femmes navajos ne sont pas, c’est sûr
Que figures de cartes postales, ni les femmes hopies
Ni celles d’autres tribus – ce drôle de mot, tribu
Comme encore un viseur d’appareil photo
Qui ne prend que des clichés. Et clichés
Que propose aussi mon poème. »

Il ne s’appuie pas uniquement sur ces images qui datent de plus d’un siècle. Le fait d’avoir vécu sur place, d’ avoir longuement côtoyé des femmes indiennes, l’aide à passer par delà les époques et à dire le présent de celles dont on a volé la terre d’origine. Il les croise au marché aux puces de Gallup ou « dans le coin cafeteria d’un magasin Bashas’, à Kayenta ». Il leur parle, les écoute, évoque leur douleur et leur fierté. Se sait relié à elles par des liens profonds, ancestraux, qui ont à voir avec la simplicité des vies pauvres et des travaux de la terre.

 James Sacré : Ne sont-elles qu’images muettes et regards qu’on ne comprend pas ?, lavis de Colette Deblé, collection Ecri(peind)re, éditions Aencranges & Co.



vendredi 20 février 2015

Goldberg : Variations

La légende veut que les Variations Goldberg soient nées de la demande faite à Jean-Sébastien Bach par le claveciniste Goldberg de lui écrire plusieurs pièces musicales susceptibles d’aider le mécène Hermann Karl von Keyserling à s’endormir chaque soir. S’inspirant de cette histoire, Gabriel Josipovici la transpose pour mettre en scène un écrivain juif nommé Goldberg chargé d’écrire  chaque jour des pages capables d’amener au sommeil un noble anglais nommé Westfied à qui il lui faudra faire la lecture. Celui-ci, aussi strict sur la qualité littéraire que sur l’acuité philosophique du texte lu, le rétribue pour ce très particulier travail de commande.

« Il veut un ton de voix égal mais pas monotone. N’essayez pas de lire comme si vous vouliez me bercer vers le sommeil, dit-il. Je ne supporte pas ça. Lisez comme vous le faîtes d’habitude, mais ne vous laissez pas emporter par ce que vous lisez. »

Gabriel Josipovici marque d’emblée, et posément, les lieux (le manoir et ses dépendances) et l’époque (l’Angleterre georgienne) où se déroulent les faits qu’il veut transcrire. Il dresse le portrait de Wesfield, délivre des repères sur sa généalogie, sa vie de couple et son présent. Il s’attache parallèlement à cerner la personnalité de Goldberg, donnant ainsi corps et vie aux deux principaux protagonistes de son livre. D’autres personnages, proches de l’un ou de l’autre, prennent également place dans ce territoire un peu retiré du monde où ne cohabitent que des êtres très cultivés.

« Westfield avait correspondu avec quelques uns des grands écrivains d’Europe et en avait même rencontré un ou deux, mais leurs relations avaient toujours été clairement prescrites : il était simplement un des nombreux admirateurs avec lesquels le grand écrivain correspondait (...). Mais Goldberg était différent. Il était un homme comme lui, de chair et de sang. »

Tout semble prêt, les premiers chapitres en attestent, pour que l’on suive, au fil des pages, une histoire, un roman, une fiction bien ficelée comme il s’en écrit beaucoup, un peu partout, en toutes saisons. Penser que ce schéma-là va effectivement se réaliser sous nos yeux serait cependant mal connaître Josipovici. Le roman, il s’en moque un peu. Il préfère s’en extraire avec tact, sans brusquerie. Bientôt, c’est lui, et non plus ceux qu’il a créés, qui s’exprime. Il change d’époque. Reste ce qu’il est : un écrivain. Mais un écrivain en panne, incapable de finir son livre parce que sa femme vient de rompre. Sa disponibilité d’esprit est atteinte. Et son imaginaire reste en rade.

« Le problème était que je ne pouvais penser qu’à mon livre, et pourtant j’avais perdu l’étincelle qui aurait pu me permettre de poursuivre. »

Il se trouve que le livre à l’arrêt est celui-là même que nous avons sous les yeux. Et c’est là que son excitation créatrice exprime sa joyeuse démesure. S’il garde le fil fragile qu’il a tissé dès le départ entre les différents chapitres, c’est parce qu’il a du métier. Cela ne peut le réconforter. Une fracture intérieure, humaine, est venue casser la belle mécanique littéraire. L’évènement ne peut être balayé d’un revers de main. Il faut l’intégrer au livre. Réfléchir, exemples à l’appui, sur cette difficulté d’écrire qui ressemble, en tous points, à celle qu’éprouve le personnage Goldberg, contraint lui aussi d’inventer quotidiennement des pages destinées à faire dormir celui qui le paie pour cela. Josipovici, qui publie ici son troisième livre chez Quidam (après Moo Pak et Tout passe) excelle à nouer entre elles des situations, des anecdotes, des histoires en changeant de narrateur quand bon lui semble et en prenant à son compte les libertés que lui offre la langue. Il aime bifurquer, distiller des bribes d’érudition, se référer aux grands textes fondateurs et créer, dès qu’il le peut, de nouvelles grilles de lecture.

 Gabriel Josipovici : Goldberg : Variations, traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner, Quidam éditeur.


mercredi 11 février 2015

Les noces incertaines

Lire Isabelle Flaten, c’est d’abord entrer en contact avec une écriture souple et harmonieuse, maintenue en permanence sur une fine ligne de crête grâce à un phrasé ample, régulier, tout en volupté. Chaque mot tombe juste. Il est précis et prompt à s’emboîter aux autres pour participer à l’implacable mise en place du roman. Celui-ci est traversé par le poids des culpabilités qui plombent les retrouvailles d’un homme et d’une femme contraints de s’avouer leurs lâchetés respectives avant d’envisager une vie commune. Les non-dits qu’ils traînent dans leur sillage sentent le soufre. Entre eux plane l’ombre de Tom, l’absent, le mort (suicidé au fond d’un puits) que tous deux pensent avoir anéanti le même soir, à distance, et en quelques secondes, par l’incroyable dureté de leurs propos. Ils ne regrettent pas vraiment sa disparition mais plutôt leur implication directe et les répliques qu’ils n’avaient pas imaginées à l’époque. Elles surviennent quand ils décident de former enfin ce couple qu’ils n’avaient pas réussi à construire au temps de leur jeunesse. Il faut composer avec les soubresauts de la mémoire. Et la leur est particulièrement chargée.

« Tom réapparaît au coin d’une rue, l’homme manquant, planté dans les esprits comme une rengaine brouillée, un refrain aux notes ambiguës bégayées du bout des lèvres lorsqu’elle passe sous les regards suspendus du village. »

Le livre est construit tel un triptyque. On suit tour à tour chacun des protagonistes dans son quotidien et son passé avant de les retrouver ensemble dans la dernière partie du roman. Ces deux-là s’accrochent avec l’énergie du désespoir à la dernière branche d’un arbre qu’ils ont patiemment émondé. Ils ont à leur actif une belle série de ratages. Et en prime ce maudit mort qui continue de squatter leur conscience.

« Personne ne le pleure mais tout le monde est incommodé par son linceul. »

Ce sont ces accrocs, ces failles, ces faiblesses qu’Isabelle Flaten réussit à toucher avec précision. Elle le fait en restant à distance de ses personnages, sans éprouver la moindre empathie pour eux. Il est vrai que ce ne sont pas des tendres. Elle ne les plaint pas. Mais elle les suit à la trace, elle les montre avançant en aveugle, pris dans les méandres fragiles de leur histoire intime et douloureuse.

Les noces incertaines est le troisième livre d’Isabelle Flaten. Il est accompagné (comme toujours chez Le Réalgar) par une série de peintures (des paysages saisis derrière la vitre d’un train) de Jean-Luc Brignola.

Isabelle Flaten : Les noces incertaines, peintures de Jean-Luc Brignola, éditions Le Réalgar.

mercredi 4 février 2015

Carnets oubliés d'un voyage dans le temps

En une succession de tableaux brefs et animés, Georges-Henri Morin invite son lecteur à sillonner un pays où le temps semble s’être arrêté. Le récit débute à Zurich puis se déplace à Belgrade et à Titograd (l’ex-capitale du Monténégro) avant l’arrivée au poste frontière et l’entrée sur le territoire albanais “où sont purifiés tous les pneumatiques qui ont parcouru les sols étrangers et sont susceptibles d’introduire la fièvre aphteuse”.

« Deux hommes se font face dans ce halo artificiel. La barrière maintenant baissée raie leur verticalité. Le garde-frontière, un jeune soldat tout engoncé dans son uniforme de type chinois, immobile, mitraillette en mains, interpelle son supérieur. Il fixe au loin, évitant le regard de l’officier. Première représentation pour moi d’une pièce immuable, ordonnancée de manière strictement géométrique. »

Au fil de son périple, l’auteur, qui essaie de saisir un peu de vie concrète autour de lui, se rend assez vite compte de la difficulté qu’il y aura à nouer ici de vrais contacts. Il lui faudra biaiser, éviter de montrer trop de curiosité et lui préférer une approche volontairement calme et distanciée. C’est en affichant cette apparente nonchalance, celle du voyageur qui ne se formalise pas plus de la présence constante de la Fiat blanche de la Sigurimi (la direction de la sécurité de l’état) devant ou derrière son propre véhicule que des dos courbés des prisonniers au travail dans les champs, qu’il peut espérer toucher la réalité d’un pays où autorité, peur et paranoïa restent étroitement liées.

Il relate, à travers ses carnets, et avec parcimonie, sans jamais forcer le trait, des scènes ou des rencontres qui permettent de judicieux retours sur la société albanaise en 1987, autrement dit à un moment très particulier de son histoire, deux ans après la mort d’Enver Hoxha et quatre ans avant la chute du communisme. La vie à Tirana, telle qu’il la perçoit dès son arrivée, paraît lente et mécanique, dictée par les impératifs du quotidien et l’omniprésence de la police.

« Partout ce soir, dans les rues du vieux quartier, des bruits de hachette coupant menu des cagettes et quelques planches arrachées on ne sait où. Des enfants s’activent dans l’ombre. Une ville muette parle : elle s’apprête à se chauffer. »

Çà et là, au bord des routes, il note l’avancée lente de groupes de quelques personnes qui marchent sur les bas-côtés, ombres lasses traînant en lisière de nuit et regagnant des localités où les maisons basses se cachent derrière des arbustes. La monotonie paraît de mise. Il observe, cherche des reflets de lumière dans la pénombre, les trouve hors des chemins balisés, dans le regard de ceux qui viennent vers lui en se laissant photographier. Sinon, seuls les endroits plus touristiques, telles les ruines romaines de la cité d’Apollon ou la ville de Durrès au bord de l’Adriatique (où les dignitaires du régime prenaient leurs quartiers d’été), ou encore celle de Krujë, “ville symbole de Scanderberg, qu’Ismaël Kadaré évoque dans Les Tambours de la pluie ” sortent un peu de l’hiver pour ouvrir une part de leur passé aux rares visiteurs.

« Dissimulés sous les arbres, un peu à l’écart du site archéologique de Butrint, le pavillon de chasse d’Ali Pacha, une vieille tour massive. Le vieux lion tarde à revenir des montagnes d’Épire. »

C’est là, à l’extrême sud du pays, à proximité de la frontière grecque, là où Cicéron avait ses habitudes, et un peu plus tard sur le front de mer à Sarandë que G.H. Morin clôt ses balades hors de Tirana. Il en repart avec des esquisses, des croquis, des fragments de proses ciselées, propices à la suggestion.

« La mer bat calmement la jetée de Sarandë. Cette nuit qui tentera une traversée clandestine vers Corfou qui apparaît – disparaît au bon vouloir des éclairs ? »


 Georges-Henri Morin : Carnets oubliés d’un voyage dans le temps, éditions Ab irato.