samedi 10 janvier 2015

À vous tous je rends la couronne

Il faut parfois peu de pages pour aller à l’essentiel. Témoin ce livre de Catherine Ysmal. Récit bref, serré, tourmenté. Celui qui parle s’appelle Ilya, "l’enfant bizarre, sensible, puis plus tard, le fou, marteau comme on disait, qui accompagnait son père sur des chantiers d’ouvriers yougoslaves". Il se trouve qu’il rentre justement des obsèques du père, bien décidé à dire ce qu’il a sur le cœur. Pour ce faire, il vaut mieux que les bavards, les bruyants, les m’as-tu-lus, les livreurs de pensées fades, les porteurs d’expressions usées et de mots cuits la mettent enfin en veilleuse.

« Taisez-vous fantoches autoritaires, faiseurs de mots, dompteurs crétins, bateleurs impuissants à ramener la cacophonie en chaos véritable. »

Ce qu’il exprime court entre souffrance et délivrance. Il se libère d’un tas de tutelles. Sa parole, longtemps réprimée, sort à l’air libre. Elle ne se dissocie pas plus du corps que de la pensée. Fragile ou violente, elle dit sa colère et son envie de vivre. Son besoin de naître à soi-même et aux autres. Non pas à  la place du père mort mais avec.

« Mon père est mort. Et ce qui brûle n’est pas son corps, mais l’empreinte d’un géant ; cette ombre qui se reflète sur le mur et qui pourrait encore répondre. Je lui demande non pas de disparaître mais de se taire. »

La force de ce récit ne réside pas seulement dans sa concision. Les faits évoqués, leur expansion, la personnalité du narrateur (fragile et remonté) et le rythme soutenu qu’adopte Catherine Ysmal y sont aussi pour beaucoup.

« Le vent, libéré de ses pères, retombe en cendres froides jusqu’à s’abasourdir de silence. »


Catherine Ysmal : À vous tous je rends la couronne, Quidam éditeur.

jeudi 1 janvier 2015

Mauvaises langues

Mauvaises langues – 86 poèmes, "journal de deux années" – le nouveau livre de Paol Keineg, offre une multitude de moments brefs. Ceux-ci sont assemblés ou fragmentés. Ils se frottent, se parlent et suscitent, au fil des saisons, des réflexions qui permettent de sauter du jour au lendemain en donnant toujours un peu plus de nerf, de relief, de sens au temps qui file.

« Faire glisser sa plume
sur les méchancetés du monde -
il faudrait être fou
de ne pas répondre à l’espoir que font naître

les choses sans importance,
avec obligations réciproques
et salut
aux entraves de la langue. »

Paol Keineg reste on ne peut plus attentif à ce qui l’entoure. Il relie fréquemment passé et présent et fait confiance à sa mémoire, (elle se montre tour à tour familiale, linguistique, sensitive, sensuelle ou visuelle) qui travaille en silence et en permanence.

« une simple promenade à bicyclette

me conduit sans hésiter
à la porte d’une vieille femme
qui revient de faire les foins
avec ses chiens.

Comment s’étonner qu’elle réponde
aux questions par des questions
et que sur le pas de la porte elle s’efface
pour faire entrer la mort ? »

Il note ce qu’il vit au quotidien en ne gardant le plus souvent que l’anodin (autrement dit l’essentiel) qu’il rabote et polit. Il vit seul. Dans un village qui fut celui de son enfance. Où il peut aisément dialoguer avec ses disparus. Et marcher dans les éboulis du temps, qui ne s’arrête évidemment jamais, sans pour autant se couper du monde. Il manie l’humour à la perfection. Il le veut bref et inattendu. Il rêve et lit en plusieurs langues. Il passe de l’une à l’autre avec plaisir, conscient que certaines sont plus fragiles (et attaquées) que d’autres. S’endort parfois le soir en Bretagne et se réveille au milieu de la nuit en Amérique, où il a vécu pendant plus de trois décennies. Il veille sur le geai qui niche au fond du jardin. Donne à manger aux pies. S’étonne d’entendre à nouveau le rossignol. Aimerait bien être chien.

« parce qu’un chien
y voit clair
et aboie après les défunts. »

Il plaint les porcs parqués. N’en peut plus de voir ces champs de maïs qui leur sont destinés et qui bouchent (et pompent) bien plus que l’horizon. Il sait la brutalité ambiante. L’appât du gain. La froideur des décideurs. Il écrit "pour faire du simple avec du compliqué". Il s’est doté, pour cela, d’une langue imparable. Elle déjoue les ficelles poétiques. N’entend pas séduire. Elle est âpre et rugueuse. Percutante et efficace. Elle procure à son poème une force rentrée. Elle est tendue telle une flèche. Qui, quand elle part, fait mouche.

« la vraie vie n’existe pas,
l’autre, la pas vraie,
aux soirs d’hirondelles mentales,
suffit. »

 Paol Keineg : Mauvaises langues, éditions Obsidiane.

jeudi 18 décembre 2014

Nativité cinquante et quelques

Il faut revenir en arrière, se déplacer au creux des années cinquante et écouter celle qui vient de se décider à raconter une histoire dont presque plus personne ne parle. Tous les personnages dont elle va brosser le portrait et suivre l’itinéraire sont morts depuis belle lurette. Tous ont fini par rejoindre leur ombre sous la terre et le marbre. Il ne reste d’eux que cette chronique d’un soir de Noël sous la neige et dans les éclats lumineux d’une guirlande en feu, au hameau de Villemort.

« Villemort : quelques demeures égarées parmi les brandes et les orties, la plupart à demi fondues. Au commencement du vieux siècle elles étaient encore occupées puis les habitants sont morts. Les héritiers se désintéressent de ces tas de pierres. Les portes sont fermées depuis tout ce temps. »

Une seule maison est habitée. Elle appartient à Maît’ Louis, le rebouteux. Bien que mal en point, usé à force de prendre dans son corps les maux des autres, il se fait un plaisir d’accueillir en grande pompe ceux qui, partis de la ville voisine, sont en route à bord d’une Ariane « gris étoile » où ont pris place, outre Mon Filleul qui conduit et Ma Filleule qui gémit, un nourrisson « chaud comme du lait » et une vieille tante enrhumée, surnommée « la vache », énorme et impotente.

« Il roule très lentement dans le hameau, le Mon Filleul, les phares s’accrochent aux murs : et ce qu’il voit c’est que tout est désert, qu’il n’y a pas de vie dans ces friches de pierraille.
C’est-il lugubre ce vieil endroit, fait la tante.
C’est là qu’il demeure, fait Mon Filleul.
Mais où ?
Ben là. Villemort, c’est là. »

Avant de parvenir au moment décisif du récit, Lionel-Édouard Martin prend soin de tisser et d’aligner ses phrases en s’attardant sur leur sonorité. Il les étire comme il en a l’habitude, leur donne du nerf, du muscle, du corps en y ajoutant des saveurs, des odeurs. Sa façon de s’emparer du vocabulaire et de frotter les mots les uns contre les autres est inimitable. Son texte, ample, juste, flirtant avec l’oralité, entremêle judicieusement les scènes et les différents lieux évoqués. Le récit y gagne en intensité. Les personnages qui y circulent sont très simplement humains et attachants. Même le médecin, bien allumé, et probablement incompétent, qui apparaît au détour de quelques pages imparables, lancé dans un dialogue de haut vol, apparaît, par son sens de la répartie et ses citations, presque à son avantage.

« Il tousse. Il tousse, la belle affaire. Vous croyez qu’on peut grandir sans tousser peut-être ? Il faut que le corps s’exprime. Alors il tousse, il hoquette. C’est signe de bonne santé que diable. »
C’est en décrivant les faits et gestes coutumiers, puis en esquissant ce qui transparaît des silences et de la vie intérieure de ceux auxquels il s’attache, que Lionel-Édouard Martin parvient à entrer au cœur d’une réalité qui allie simplicité et profondeur. Il le fait avec discrétion et empathie. Le temps d’un roman habité par des êtres qui ne se résignent jamais.

Lionel-Édouard Martin : Nativité cinquante et quelques, Le Vampire Actif.

* Les années cinquante (et les "évènements" qui y sont liés, notamment la guerre d'Algérie) sont également au cœur de Mousseline et ses doubles, roman de Lionel-Édouard Martin publié cet automne par les éditions du Sonneur. On y retrouve ce sens de la narration qu'il maîtrise parfaitement. En donnant tour à tour la parole aux deux personnages principaux, seuls rescapés  d'une histoire familiale pour le moins douloureuse, il parvient  à passer d'une génération l'autre en balayant (de la campagne à la ville avec scènes et dialogues saisis au cordeau),  un demi-siècle à bon rythme.

mercredi 10 décembre 2014

Le beau capitaine

C’est à une plongée dans un huis-clos feutré mais plus incisif qu’il n’y paraît que nous convie Mènis Koumandarèas avec Le Beau Capitaine. L’histoire, racontée par un ancien conseiller d’état qui en fut lui-même l’un des protagonistes, se déroule en Grèce au début des années 60. Un jeune officier se rend dans les bureaux du Vieux Palais Royal à Athènes pour y déposer une requête. Son avancement, bloqué par sa hiérarchie pour des motifs futiles (« insuffisamment discipliné, enclin à la discussion »), en est l’objet.

« Le capitaine – à en croire les trois étoiles sur son uniforme – ne semblait pas le moins du monde effrayé, ou même hésitant. Son pas sur les dalles gris sombre du couloir était impétueux, son apparence débordait d’un amour de la vie en son premier éclat. »

Séduit par la grâce et la prestance du Capitaine, le conseiller (qui n’est encore que Maître des requêtes) s’empare du dossier et n’aura, dès lors, de cesse de faire réparer, suivant des procédures longues et compliquées, ce qu’il considère comme une injustice. Tout le roman tient dans cette équation assez simple qui, pourtant, ne sera jamais résolue. Dès qu’une première requête sera sur le point d’aboutir, elle sera bloquée à l’autre bout de la chaîne militaire et suivie d’une deuxième puis d’un troisième (etc.) avec, à chaque fois, des motifs de refus plus graves et sentencieux. L’engrenage est implacable. Le jeune officier va y perdre bien plus que ses illusions et le vieux conseiller, après avoir tenté de dénouer tous les fils et les éventuelles failles du début de carrière de celui qu’il souhaitait voir rétabli dans ses droits, y perdra lui aussi une partie de ses certitudes (remplacées par un total accablement) et de son aveuglement politique.

« C’était soudain comme si toute la vérité m’était révélée, affreuse dans toute son étendue et sa profondeur, comme un tableau de Jérôme Bosch où l’horreur est partout. Il s’agissait, ni plus ni moins, d’un complot d’êtres sans conscience qui s’était enroulé comme un serpent autour de lui, serrant ce corps d’homme à l’âme d’enfant. »

Avoir sous-estimé le pouvoir des militaires alors qu’il vivait en permanence à leur contact reste un constat qu’il a du mal à admettre. Koumandarèas, en faisant de cet homme respectable et déclinant, semblant revenu de tout, le narrateur de son roman, agit sur un levier qui lui est familier : attirer l’attention sur ceux qui vaquent à leurs occupations personnelles avec un certain allant et une envie d’aider les autres tout en oubliant ce qui se trame (on touche ici à la politique au plein sens du terme) dans une société mal en point où la démocratie, dont ils semblent se désintéresser, est en danger. Ce que le conseiller d’état et Le Beau Capitaine – qui n’ont pas de nom et n’existent que par leur fonction – ne voient pas venir, alors qu’ils se trouvent aux premières loges, c’est la montée en puissance des militaires qui aboutira en 1967 à la dictature des Colonels.

On retrouve ici ce qui frappait déjà dans La Femme du métro, le précédent roman traduit de Koumandarèas : le fossé entre les générations et l’abîme qui sépare ceux qui osent de ceux qui se replient en se satisfaisant d’une société qu’ils ne cessent pourtant de critiquer en aparté. Cela, l’écrivain, plutôt que de l’énoncer bruyamment, préfère le donner à sentir en travaillant sur les travers de personnages qu’il ne fustige jamais. Il lui suffit de les suivre, de se glisser dans leur vie, dans leur intimité, d’écouter leurs propos, de cerner leur mal être et les bouffées d’illusions qui, épisodiquement, les requinquent, pour les montrer tels qu’ils sont : tour à tour ordonnés, zélés, obsessionnels, fringants, défaillants et à peu près semblables à tous ceux dont ils espèrent, si ardemment, se démarquer.

Mènis Koumandarèas : Le Beau Capitaine, traduit du grec par Michel Volkovitch, Quidam éditeur.

* Mènis Koumandarèas a été retrouvé mort samedi 6 décembre à son domicile à Athènes. Les circonstances exactes de son décès ne sont pas encore établies mais les premiers éléments laissent à penser qu'il aurait été assassiné. Il avait 83 ans et était l'un des écrivains les plus respectés de son pays. Ci-joint, l'hommage que lui vient de lui consacrer le journal Le Monde.


mardi 2 décembre 2014

josé tomás

Pour qui ne connaît pas le nom de celui qui donne son titre au livre de Ludovic Degroote, il suffit de lire les premiers fragments pour en savoir un peu plus. On apprend d’abord que cet homme, qui n’a rien d’un suicidé en devenir, se place pourtant, là où il intervient, « dans la possibilité de sa mort ». Ce n’est pas un fou, pas un illuminé, pas un mystique.

« Ce n’est qu’un homme, comme vous et moi, qui aime la vie, mange, boit, a une famille, des amis, des goûts, des dégoûts, qui pense à hier ou à demain, et se prépare autant qu’il peut à ce qui deviendra le présent »

C’est cette façon d’aller à la rencontre du présent, puis de le partager, en le modulant, en le saisissant, en l’immobilisant parfois et en le faisant vibrer différemment chez les uns et les autres, selon la puissance émotionnelle ressentie, qui a, le 16 septembre 2012, subjugué celui qui tente ici de réactiver ce qu’il a vécu.

Ce jour-là, José Tomás combat dans les arènes de Nîmes contre six toros venus de six ganaderias différentes. La foule est au rendez-vous. Et le temps, pour tous, semble suspendu. Il n’y a sur scène que le toro et le torero. C’est le travail de ce dernier qui fascine Ludovic Degroote. Ses séries de passes et l’art avec lequel il parvient à maîtriser la situation en y instillant intuition, gestuelle, habileté et exigence l’amènent à s’interroger sur ce qui peut rapprocher le torero (qu’il suit) et le poète (qu’il est).

« Ce qui a été incroyable ce dimanche-là, c’est que josé tomás a templé toutes ses passes, comme on écrirait un poème ou un ensemble de poèmes qui se tiendraient constamment sur un fil invisible qui ferait de chaque vers et de chaque série de vers un moment unique, sans qu’ils s’affaiblissent l’un l’autre »

La concentration du torero est absolue. Rien ne vient la troubler. Il évite naturellement les facilités qui pourraient le porter vers un laisser-aller susceptible de lui attirer l’approbation du public. Il n’a pas un geste pour se faire valoir. Respecte trop son art pour basculer dans un exercice qui tendrait à montrer, démontrer, son savoir-faire. Voilà une attitude qui incite à la réflexion.

« avec une certaine expérience, on sait ce qu’on sait faire : on peut s’y complaire : c’est une forme de sécurité, d’assurance, d’embourgeoisement : on peut d’ailleurs le faire, et bien le refaire, (…), de grands poètes actuels, je veux dire des poètes grandement reconnus, s’installent dans cette bouée : ils y sont bien, elle leur garantit confort et visibilité : ils passent et repassent, on y est habitué, ils font partie du bord de mer, on ne les voit plus »

L’aisance, la singularité et la force intérieure qui habitent José Tomás l’amènent (au contraire des poètes prévisibles) là où on ne l’attend pas. On ne perçoit, dans son attitude, ni faille ni faiblesse. Ce sont ces enchaînements de passes, l’addition de ces fragments, de ces morceaux d’instants faits de simplicité, d’étonnement et d’évidence, que Ludovic Degroote souhaite également sentir dans tout poème.

 Ludovic Degroote : José Tomás, éditions Unes.