mercredi 10 décembre 2014

Le beau capitaine

C’est à une plongée dans un huis-clos feutré mais plus incisif qu’il n’y paraît que nous convie Mènis Koumandarèas avec Le Beau Capitaine. L’histoire, racontée par un ancien conseiller d’état qui en fut lui-même l’un des protagonistes, se déroule en Grèce au début des années 60. Un jeune officier se rend dans les bureaux du Vieux Palais Royal à Athènes pour y déposer une requête. Son avancement, bloqué par sa hiérarchie pour des motifs futiles (« insuffisamment discipliné, enclin à la discussion »), en est l’objet.

« Le capitaine – à en croire les trois étoiles sur son uniforme – ne semblait pas le moins du monde effrayé, ou même hésitant. Son pas sur les dalles gris sombre du couloir était impétueux, son apparence débordait d’un amour de la vie en son premier éclat. »

Séduit par la grâce et la prestance du Capitaine, le conseiller (qui n’est encore que Maître des requêtes) s’empare du dossier et n’aura, dès lors, de cesse de faire réparer, suivant des procédures longues et compliquées, ce qu’il considère comme une injustice. Tout le roman tient dans cette équation assez simple qui, pourtant, ne sera jamais résolue. Dès qu’une première requête sera sur le point d’aboutir, elle sera bloquée à l’autre bout de la chaîne militaire et suivie d’une deuxième puis d’un troisième (etc.) avec, à chaque fois, des motifs de refus plus graves et sentencieux. L’engrenage est implacable. Le jeune officier va y perdre bien plus que ses illusions et le vieux conseiller, après avoir tenté de dénouer tous les fils et les éventuelles failles du début de carrière de celui qu’il souhaitait voir rétabli dans ses droits, y perdra lui aussi une partie de ses certitudes (remplacées par un total accablement) et de son aveuglement politique.

« C’était soudain comme si toute la vérité m’était révélée, affreuse dans toute son étendue et sa profondeur, comme un tableau de Jérôme Bosch où l’horreur est partout. Il s’agissait, ni plus ni moins, d’un complot d’êtres sans conscience qui s’était enroulé comme un serpent autour de lui, serrant ce corps d’homme à l’âme d’enfant. »

Avoir sous-estimé le pouvoir des militaires alors qu’il vivait en permanence à leur contact reste un constat qu’il a du mal à admettre. Koumandarèas, en faisant de cet homme respectable et déclinant, semblant revenu de tout, le narrateur de son roman, agit sur un levier qui lui est familier : attirer l’attention sur ceux qui vaquent à leurs occupations personnelles avec un certain allant et une envie d’aider les autres tout en oubliant ce qui se trame (on touche ici à la politique au plein sens du terme) dans une société mal en point où la démocratie, dont ils semblent se désintéresser, est en danger. Ce que le conseiller d’état et Le Beau Capitaine – qui n’ont pas de nom et n’existent que par leur fonction – ne voient pas venir, alors qu’ils se trouvent aux premières loges, c’est la montée en puissance des militaires qui aboutira en 1967 à la dictature des Colonels.

On retrouve ici ce qui frappait déjà dans La Femme du métro, le précédent roman traduit de Koumandarèas : le fossé entre les générations et l’abîme qui sépare ceux qui osent de ceux qui se replient en se satisfaisant d’une société qu’ils ne cessent pourtant de critiquer en aparté. Cela, l’écrivain, plutôt que de l’énoncer bruyamment, préfère le donner à sentir en travaillant sur les travers de personnages qu’il ne fustige jamais. Il lui suffit de les suivre, de se glisser dans leur vie, dans leur intimité, d’écouter leurs propos, de cerner leur mal être et les bouffées d’illusions qui, épisodiquement, les requinquent, pour les montrer tels qu’ils sont : tour à tour ordonnés, zélés, obsessionnels, fringants, défaillants et à peu près semblables à tous ceux dont ils espèrent, si ardemment, se démarquer.

Mènis Koumandarèas : Le Beau Capitaine, traduit du grec par Michel Volkovitch, Quidam éditeur.

* Mènis Koumandarèas a été retrouvé mort samedi 6 décembre à son domicile à Athènes. Les circonstances exactes de son décès ne sont pas encore établies mais les premiers éléments laissent à penser qu'il aurait été assassiné. Il avait 83 ans et était l'un des écrivains les plus respectés de son pays. Ci-joint, l'hommage que lui vient de lui consacrer le journal Le Monde.


mardi 2 décembre 2014

josé tomás

Pour qui ne connaît pas le nom de celui qui donne son titre au livre de Ludovic Degroote, il suffit de lire les premiers fragments pour en savoir un peu plus. On apprend d’abord que cet homme, qui n’a rien d’un suicidé en devenir, se place pourtant, là où il intervient, « dans la possibilité de sa mort ». Ce n’est pas un fou, pas un illuminé, pas un mystique.

« Ce n’est qu’un homme, comme vous et moi, qui aime la vie, mange, boit, a une famille, des amis, des goûts, des dégoûts, qui pense à hier ou à demain, et se prépare autant qu’il peut à ce qui deviendra le présent »

C’est cette façon d’aller à la rencontre du présent, puis de le partager, en le modulant, en le saisissant, en l’immobilisant parfois et en le faisant vibrer différemment chez les uns et les autres, selon la puissance émotionnelle ressentie, qui a, le 16 septembre 2012, subjugué celui qui tente ici de réactiver ce qu’il a vécu.

Ce jour-là, José Tomás combat dans les arènes de Nîmes contre six toros venus de six ganaderias différentes. La foule est au rendez-vous. Et le temps, pour tous, semble suspendu. Il n’y a sur scène que le toro et le torero. C’est le travail de ce dernier qui fascine Ludovic Degroote. Ses séries de passes et l’art avec lequel il parvient à maîtriser la situation en y instillant intuition, gestuelle, habileté et exigence l’amènent à s’interroger sur ce qui peut rapprocher le torero (qu’il suit) et le poète (qu’il est).

« Ce qui a été incroyable ce dimanche-là, c’est que josé tomás a templé toutes ses passes, comme on écrirait un poème ou un ensemble de poèmes qui se tiendraient constamment sur un fil invisible qui ferait de chaque vers et de chaque série de vers un moment unique, sans qu’ils s’affaiblissent l’un l’autre »

La concentration du torero est absolue. Rien ne vient la troubler. Il évite naturellement les facilités qui pourraient le porter vers un laisser-aller susceptible de lui attirer l’approbation du public. Il n’a pas un geste pour se faire valoir. Respecte trop son art pour basculer dans un exercice qui tendrait à montrer, démontrer, son savoir-faire. Voilà une attitude qui incite à la réflexion.

« avec une certaine expérience, on sait ce qu’on sait faire : on peut s’y complaire : c’est une forme de sécurité, d’assurance, d’embourgeoisement : on peut d’ailleurs le faire, et bien le refaire, (…), de grands poètes actuels, je veux dire des poètes grandement reconnus, s’installent dans cette bouée : ils y sont bien, elle leur garantit confort et visibilité : ils passent et repassent, on y est habitué, ils font partie du bord de mer, on ne les voit plus »

L’aisance, la singularité et la force intérieure qui habitent José Tomás l’amènent (au contraire des poètes prévisibles) là où on ne l’attend pas. On ne perçoit, dans son attitude, ni faille ni faiblesse. Ce sont ces enchaînements de passes, l’addition de ces fragments, de ces morceaux d’instants faits de simplicité, d’étonnement et d’évidence, que Ludovic Degroote souhaite également sentir dans tout poème.

 Ludovic Degroote : José Tomás, éditions Unes.


samedi 22 novembre 2014

Pierre Autin-Grenier

 C’est sur un clin d’œil discret, qu’il n’aurait pas désavoué, que se terminait l’avis de décès le concernant, paru dans Le Monde en date du 17 avril 2014 :
« ni fleurs, ni couronnes, quelques radis bleus ».

Il ne reste désormais que ses livres pour accompagner les lecteurs orphelins qui se demandent pourquoi il les a abandonnés si sèchement, alors que l’aube n’était pas encore levée, en ce jour d’avril qui s’effrita avant même d’avoir commencé. Eux seuls consentent à nous donner des nouvelles de celui qui disait être né le jour de la Saint-Isidore, en 1947, 1948 ou 1952, (il butait régulièrement sur l’année) tandis qu’il bruinait sur les quais de Saône à Lyon. De ces livres, se détache la trilogie titrée Une histoire (la sienne, écrite en pointillés et revivifiée au contact de beaucoup d’autres) qui comprend Je ne suis pas un héros, Toute une vie bien ratée (conçu pour distraire Music, son chien, son « camarade enchanteur ») et L’éternité est inutile. Tout un programme pour un dilettante qui espérait n’être venu sur terre que pour déguster mets, vins et mots, pour lambiner, se distraire, se balader, s’envoler par dessus mers et paysages pour boire un daïquiri glacé avec le leader Maximo à La Havane, s’amuser en rigolant avec un koala suspendu à une branche dans une forêt australienne ou fumer un calumet bourré d’herbes télépathiques avec les derniers Apaches d’Amérique. C’était sans compter sur les velléités de son imaginaire en ébullition. Un diable créatif, mangeur de temps libre, grand dévoreur de farniente, dissimulé au creux de son être, lui ordonnait de s’activer en racontant des histoires. Peu importe lesquelles, pourvu qu’elles parviennent à transcender la morosité du quotidien. Il se devait de noter ce qui lui semblait sortir de l’ordinaire, tel ce geste sûr qui l’amena, un soir d’hiver, à délivrer un ange aux ailes prises dans le grillage de clôture de son jardin ou ce réflexe, presque instantané, qui fit de lui un héros le jour où il se mit à tirer comme un fou sur les rênes de deux attelages tractant des charrettes pleines de chiens enragés (et affamés) pour qu’elles n’aillent pas s’écraser au milieu d’une cour d’école en pleine récréation. Aux premières loges de ces aventures, qu’il restitua le plus fidèlement possible, trônaient ceux qui lui ressemblaient : les humbles, les silencieux, les voyageurs immobiles, les laissés pour compte.

On embarque dans ses récits en y montant prestement, comme le faisaient jadis les hobos du rail qui grimpaient en douce dans les trains de marchandises qui traversaient les États Unis. On se coule dans le ressac verbal qu’il a initié et qui lui permettait d’inventer des scènes dans lesquelles, en virtuose, en adepte des mots justes savamment mis en forme, il faisait mouche en contant des morceaux d’existence qu’il rehaussait d’un cran grâce à l’entrée, dans son premier cercle, de quelques énergumènes aux parcours imparables. Certains sortaient de son cerveau, d’autres s’échappaient de la mémoire collective et d’autres encore, plus familiers, rôdaient dans les environs de Lyon ou de Carpentras (où il vivait dans une maison baptisée « La salamandre »). Ceux-là ne se contentaient pas de regarder par dessus son épaule. Ils pénétraient dans ses textes et parfois même lui dictaient quelques bribes. Il les amadouait en leur offrant le gîte et le couvert. Il les incitait (il y avait là Durruti, le curé d’Ars, l’aviateur Blériot, le torero Paquirri et sa grand-mère Jeanne Autin) à discuter révolution et anarchie avec lui avant de prendre le frais sous la tonnelle en s’égaillant le palais à l’aide d’un chablis Montée-de-Tonnerre enjoué et arrogant. Il distillait des séquences autobiographiques qui allaient de ses débuts tremblotants (il était l’unique rejeton d’une mère péripatéticienne et d’un père volatilisé) jusqu’à la découverte de la lecture, puis de l’écriture. Il y gravait une mélancolie désabusée qu’il relevait, en pessimiste lucide, d’une pointe d’humour noir, transformant la désespérance en colère pailletée de pudeur.

« Ayant échappé aux turpitudes de l’enfance, m’étant affranchi de la tyrannie des chefs, je rattrapais la vie que l’on m’avait volée. »

Lui qui prétendait n’être bien nulle part se sera agréablement aéré les neurones. Si quelques rapides repérages l’ont transporté en roue libre de « l’avenue Goffette » à l’improbable « place Pierre Overney », ses périples le portaient plus sûrement vers des contrées dont les noms parfois l’attiraient et où il savait d’avance (même s’il ne s’y rendait que par la pensée) qu’il se sentirait chez lui, comme poisson dans l’eau, gobant l’imprévu en un éclair, cueillant des fleurs vives dans des zones sensibles, aussi à l’aise à Bâton Rouge en Louisiane que dans le désert de Kalahari. Il lui suffisait de trouver un bon capitaine (ce pouvait être Brautigan ou Carver) pour déclencher en son subconscient une escapade oscillant entre fantaisies joyeuses et petites absurdités revigorantes.

Pourquoi resté cloîtré chez soi des mois durant alors qu’en ouvrant une frêle écoutille dans sa tête il pouvait, à la seconde, s’en aller respirer l’air du large en marchant d’un pas léger, en sandalettes, sur les quais de Zanzibar ?

Pourquoi espérer indéfiniment des nouvelles du fin fond du Montana (où il ne connaissait d’ailleurs personne) alors que les Rocheuses étaient là, à portée de regard, n’attendant que le crissement du stylo sur la feuille pour offrir leurs contours enneigés à celui qui n’aurait bientôt plus qu’à tracer quelques pistes en lacets dans la poudreuse pour accéder aux premières habitations ?

Il guettait le moment de bascule, l’heure où le coucou sort de l’horloge, l’instant où l’improbable balaie la réalité. Il écrivait, racontait, tissait des liens entre un point et un autre et pressentait d’emblée que c’était dans cet entre-deux que se cachait l’aventure. C’était à ses yeux la seule solution pour rendre la vie (trop souvent friable comme une gaufrette placée entre les dents de lapin du destin) un peu plus solide. Alors il filait dare-dare ou peinard, avec en point de mire le sommet du Ventoux ou les dentelles de Montmirail. Il suivait l’instinct et l’humeur du moment, promettait à Madame Loulou, à Renée, à Ginette et à tous les autres, d’être de retour chez Brunetti pour l’apéro du soir en grignotant des « radis bleus ».

« C’est dans les cafés que j’ai appris à lire, que j’ai forgé mes armes, et mes humanités je les ai faites sur la banquette du fond de la Friterie-bar Brunetti, pas très loin du poêle à charbon. »

S’il aimait rappeler ce qu’il devait aux bars sombres, aux zincs cuivrés, aux boui-boui bigarrés, à l’humilité mais aussi aux coups de gueule salvateurs de ceux qui les fréquentaient, il n’hésitait pas à attirer l’attention sur d’autres lieux de convivialité qui ont également beaucoup compté pour lui, en l’occurrence les multiples revues de poésie qu’il lisait et où ses textes étaient publiés. Il leur vouait une indéfectible admiration. Pas de création sans ce formidable vivier d’écrits en cours qu’étaient, années 70, 80, 90, ces havres de papier où nombre de fidèles, de flâneurs en rupture, de solitaires n’appartenant à aucune chapelle, de sonneurs de vers sans pieds, de pointillistes nerveux, d’inconnus contents de l’être et de le rester se donnaient périodiquement rendez-vous.

« Parfois je confiais un poème, une nouvelle, à l’une ou l’autre des revues littéraires qui foisonnaient alors sans s’embarrasser de tirages confidentiels ; souvent je recevais en échange la sympathie de lecteurs bienveillants qui m’encourageaient à poursuivre. »

S’il est un mot qui revient dès que l’on évoque l’homme qui n’hésitait pas à effectuer de fréquents retours en arrière, ne serait-ce que pour écouter Fréhel, « la reine des Apaches », chanter Du gris ou revoir le poète Jean Follain sortir un peu ivre d’un bateau-mouche pour rejoindre la rue des Tuileries, c’est bien le mot « fraternel ». Il l’était évidemment. Et tout autant malicieux, espiègle, fidèle en amitié. Il parlait peu de ses récits. Bravait la camarde et son envoyé très spécial, « le cancer des bronches ». Disait son affection pour l’éditeur Jean Le Mauve et sa fascination pour le peintre Ronan Barrot. Il s’amusait à s’inventer un père apiculteur dont il avait, prétendait-il, pris la relève (certains lecteurs ne manquaient pas de lui demander qui s’occupait de ses ruches quand il partait porter sa poésie en bibliothèque ou en librairie, du côté de Chazallette ou de Romorantin). Il se souvenait, l’œil pétillant, de sa première rencontre avec le poète Georges-Louis Godeau. Celle-ci avait failli tourner court à cause d’une bagarre qui éclata, avant même qu’ils se soient serrés la main, entre leurs chiens, menaçant de déchirer, à coups de crocs, une complicité qu’ils avaient solidement nouée par correspondance.

Un soir à Rennes, il m’annonça qu’il ne fallait surtout pas que je m’étonne si je voyais, le lendemain matin en venant le chercher, le drapeau noir flotter fièrement sur le toit de l’hôtel où il devait passer la nuit. Pince-sans-rire, il humait ce soir-là un verre de blanc. Il s’humectait les lèvres, faisait rouler le vin dans sa bouche, claquait la langue, s’arrangeait pour maintenir le Pouilly-Fuissé en équilibre en haut de sa gorge avant de l’avaler avec lenteur en soupirant longuement... Il s’empara ensuite d’un cigarillo, gratta une allumette, l’alluma comme à la bougie. Visage tendu par le rituel, il se détendit lentement. Devint tout à coup paisible, calme, avenant. Et reprit la discussion là où on l’avait laissée. Très exactement chez Brunetti. À la table du fond. Avec les forbans et les croque-morts. Où l’on s’attendait à voir débarquer d’un moment à l’autre, L’Ange au gilet rouge.

En logo : Pierre Autin-Grenier par Shahda

mardi 11 novembre 2014

L'affaire Verlaine

Bruxelles, jeudi 10 juillet 1873. Verlaine s’est levé de bon matin. Vers neuf heures, il est entré chez l’armurier Montigny, passage Saint-Hubert, où il s’est acheté un revolver de sept millimètres à six coups et une boîte de cartouches. Il a demandé au vendeur de lui expliquer comment fonctionnait l’arme puis il s’est rendu dans un estaminet de la rue des Chartreux où il a chargé son Lefaucheux, tout en buvant bon nombre d’absinthes. De retour à l’hôtel de Courtrai où il logeait en compagnie de Rimbaud (sa mère, veuve Verlaine occupait la chambre d’à côté), il montra son acquisition à ce dernier qui lui demanda ce qu’il comptait en faire. Depuis plusieurs jours, il menaçait de « se brûler la cervelle » si sa femme, qui avait décidé de le quitter, ne venait pas le rejoindre. Il lui avait fixé un ultimatum.

« Je vais me crever. Je voudrais seulement que personne ne sut cela avant la chose faite et qu’en outre il fût prouvé que ma femme (que j’attends encore jusqu’à demain après-midi) a été prévenue 3 fois, télégraphiquement et par la poste, que c’est donc son obstination qui aura fait le beau coup. »

Cette missive destinée à son fidèle ami Edmond Lepelletier a été rédigée le dimanche précédent. Il a également fait part de son désir d’en finir à sa mère (qui est venue le rejoindre illico) ainsi qu’à Rimbaud et à la mère de celui-ci.

Dans l’après-midi, tandis que, l’alcool aidant, le ton monte entre les deux amants, Verlaine ferme la porte de la chambre à double tour et braque le revolver sur Rimbaud à qui il reproche de vouloir rejoindre Paris le jour même. Il tire et le blesse légèrement au poignet. Plus tard, sur la route de l’hôpital, il met à nouveau la main à sa poche (où se trouve l’arme), faisant craindre un nouveau coup de folie au blessé qui court se réfugier près d’un policier qui arrête le tireur imbibé.

« Verlaine s’en fut couché à l’« Amigo » en compagnie d’un autre soiffard, cependant que sa mère et Rimbaud, le train manqué, s’acheminaient mélancoliquement ensemble vers l’hôtel de Courtrai. »

C’est cette affaire, celle du coup de feu, ses conséquences mais aussi ce qui précéda, que saisit avec finesse Maurice Dullaert, poète et critique littéraire belge (1865-1940) particulièrement attiré par la personnalité complexe de Verlaine. Il en brosse ici un portrait psychologique très documenté. Il remonte aux sources. Explique la rencontre entre les deux poètes, revient sur leur séjour à Londres, donne à lire les lettres qu’ils ont échangées et qui furent ensuite saisies par la justice. Il y ajoute des extraits succincts des divers interrogatoires et dépositions. Bref, il poursuit l’enquête et donne au lecteur tous les éléments du petit drame qui vit « la vierge folle » blesser « l’époux infernal », le premier écopant de deux ans de prison (durant lesquels il va se convertir et écrire Sagesse) et le second s’en retournant dans ses Ardennes natales mettre au propre Une saison en enfer.

Le livre, publié une première fois chez Albert Messein à Paris en 1930, et aujourd’hui réédité chez Obsidiane, ne vaut pas seulement par la lucidité affichée par l’auteur et par sa façon de tout dire, avec tact et humour. Il séduit tout autant par l’écriture suggestive et extrêmement narrative de Dullaert. En replaçant le fait-divers dans son contexte historique et en l’étirant de ses prémices (pendant la Commune de Paris) à ses suites imprévues (libéré des geôles belges, Verlaine ira retrouver Rimbaud à Stuttgart), il met en route un récit alerte et endiablé.

 Maurice Dullaert : L’affaire Verlaine, éditions Obsidiane.

Logo : Paul Verlaine par Domac, ©   Musée Carnavalet, Paris.

dimanche 2 novembre 2014

Seconde solitude

C’est un étrange territoire qu’arpente ici Éric Ferrari. Il s’y promène au fil des saisons, en toute discrétion, par la pensée, marchant d’un bon pas en ses nuits blanches, attentif aux traces laissées au sol par ceux qui l’ont précédé et qui appartiennent, toutes ou presque, aux animaux familiers des lieux et aux chasseurs qui les traquent.

« Chasseurs pouilleux, royalement souples, au cœur de l’unique brûlure, on maîtrise les forces d’inertie, et lorsque nous croisons nos traces dans cet espace qui a perdu les noms, il souffle un air de terreau frais, de proies débarbouillées. »

Les terres traversées sont rudes. Entrecoupées de pentes raides, de vallées en friche et de points d’eau difficiles d’accès. On y enterre la foudre et on sait que celle-ci ne dort jamais tout à fait. L’homme, s’il veut devenir un peu plus que cet être de passage dont l’ombre disparaît avant même de s’être posée sur une surface plane, devra se plier à quelques règles de précarité et d’humilité qui le feront, peu à peu, devenir (un) résistant.

« Remue beaucoup. Arrache-toi. Enfouis ce manque nouveau dans tes pensées fugitives. Demande que l’on marque ton visage d’une pierre blanche. »

Ce monde âpre, sauvage, intérieur et parallèle qu’il installe lentement dans son livre n’empêche pas l’auteur de faire de brefs retours dans un monde plus proche, ne serait-ce que pour retoucher quelques fragments liés à l’enfance et susceptibles de raviver d’anciennes émotions, telle la peur, qui reste intacte, en embuscade, lui demandant de se cacher, de retenir son souffle et de regarder (écouter) à nouveau sans être vu.

« Quelquefois, je m’accroupis au fond d’une penderie. Le vide éprouvé à l’intérieur des vêtements accrochés prolonge l’impression d’être pris dans l’immobilité d’une nasse liquide. »

Ce qui happe le lecteur, dans Seconde solitude, comme dans les précédents recueils d’Éric Ferrari, c’est cette écriture simple, concise, coupante, efficace. Reliée aux paysages (qu’elle ne décrit que par touches), elle s’imprime en proses courtes et concrètes. Ce sont des brèches, des entailles, des points de contact précis qui marquent les contours d’une contrée extrême et austère où vaque celui qui l’a conçue.

 Éric Ferrari : Seconde solitude, Cheyne éditeur.