lundi 26 mai 2014

Souvenir de Jean-Claude Pirotte

 
Il arrive qu'un voyageur égaré, l'un de ceux que l'on n'attendait plus, un qui file aussi vite que son ombre, un qui franchit villes et frontières sans compter, il arrive que l'un de ceux-là, que l'on a jadis croisé ou accompagné en bordée légère, soudain rapplique et nous étonne par sa présence vive et spontanée. On le pensait en exil définitif, occupé à boucler son périple à De Panne ou au Nicaragua et voilà qu'il joue au fantôme en réapparaissant sans avoir pris la moindre ride. Il crève l'opacité des brumes. Il sort d'on ne sait où, souvent d'un havre paisible, baigné par des reflets de lumières provenant du scintillement vif, coloré, nuancé, d'une multitude de verres et de bouteilles alignées ou suspendues derrière un zinc aguicheur. 

C'est ainsi que vint un soir Jean-Claude Pirotte, en visite rapide et impromptue, heureux de sortir prendre l'air en étant sûr de retrouver le bar ouvert au rez-de-chaussée de l'hôtel Garden où il descendait, savourant, par avance, ce qu'il pourrait y déguster en cours de nuit si, par hasard, l'insomnie le gagnait. Il débarqua et s'éclipsa avant l'aube, laissant sa haute silhouette, celle d'un homme à l'imperméable chiffonné, s'appuyant sur une canne et marchant à grand pas, se fondre dans des pluies serrées qui le tiraient vers le Nord. 

C'est ainsi, également, que revint un autre soir, virevoltant en tous sens sous mes paupières, oiseau agité heurtant après vingt ans d'absence les parois d'une tête bien encombrée, Shane MacGowan. Lui, il cognait à coups répétés des pintes de bière noire, lourde, tourbée, contre celles des autres musiciens du groupe Les Pogues, accoudés au bar Le Désossé (rebaptisé depuis L'artiste assoiffé), avant de s'en aller humer le vent d'ouest qui s'engouffrait avec force dans l'entonnoir du haut de la rue Saint Louis où je le vis s'évanouir à son tour.. 

Tous deux, comme tant de leurs semblables, viennent, à tour de rôle, rappeler que l'oubli est une petite pièce mentale et peut-être même psychique que la mémoire mène à la baguette et active ou désactive quand bon lui semble. C'est elle qui les convoque. Elle qui leur demande de se rendre illico rue de Saint Malo devant La Trinquette, Le Phoenicien, La Bernique hurlante, La mouette rieuse, Le King créole, La Nouvelle Orléans ou Le Bistrot de la plage. C'est elle qui poinçonne plannings et trajets. Elle qui les fait cavaler dans les quartiers avec passage obligé sous les vieilles portes et salut furtif aux derniers octrois.

Extraits de Terminus Rennes, éditions Apogée.

En souvenir de Jean-Claude Pirotte, qui  est décédé samedi 24 mai.

vendredi 23 mai 2014

La Vouivre encéphale

Elle préfère se tenir résolument à l’écart, loin de l’air du temps (ne cherchez pas son nom dans les anthologies) mais sa voix s’affirme, au fil des rares parutions, comme l’une des plus surprenantes qui soient, reconnaissable entre toutes grâce à ces inflexions quasi instinctives qui la font passer en un éclair du chant au cri, du vous au tu, du murmure à la colère, du sarcasme à la caresse ou de l’imprécation à la rugosité des jours ordinaires. Son poème est un joyau qui brille dans le noir. Sa façon de l’aiguiser, de le polir, de lui donner relief et phosphorescence est mystérieuse. Où va-t-elle chercher ces associations étranges nées, semble-t-il, de mots qui décident de mêler leurs sonorités en ne visant pas la métaphore mais en mettant leurs syllabes en commun pour que corps et cerveau répondent aux mêmes pulsions...

« je hais les prophètes en anathèmes
qui s’enivrent tant de griffes pris de berlue
je voudrais simuler, détaler, m’agripper
sans cosmos mais qu’y puis-je »

Sa mémoire transforme ce qu’elle a en réserve et distille, par bribes, des lambeaux de vie, d’espoir, de désirs qu’elle réactive en solitude et qui ont presque tous comme point commun un amour contrarié, empêché mais réinventé et vécu au centuple par celle qui sait ruer dans les brancards en ne lâchant rien, en montrant vivants et morts aux prises dans des poèmes qui se dirigent à la godille vers une même ligne d’horizon.

« Tu me balafres
et tout s’emporte
cadavres inconditionnels
Je jouerais bien aux os qui s’éparpillent
sur quelque plage que ce soit
avec eux, ma douleur
et de mes doigts ne reste que du verre »

Le lexique qui est le sien, et qui vient parfois d’un autre siècle, convoquant limbes, gargouilles, sépulcres, tréfonds, pal et mandragore, tend au plus juste l’angle et la pierre d’attaque du texte. Si celui-ci suinte, elle s’empare en un quart de tour du buvard, s’il est sec elle y ajoute de la salive ou tout autre liquide né du corps. C’est celui-ci, chahuté, debout face au vent, avançant au bord du vide, qui impose ses heurts, ses troubles, ses secousses aux poèmes. C’est lui aussi qui doit composer avec l’à-vif des nerfs qui, tour à tour, se vrillent ou retombent. La peur qui souvent s’invite dans les livres d’Alice Massénat laisse peu de place à la quiétude ou au rêve.

« Avoir sans cesse cette peur qui me ronge
que ce soit de moi ou de l’autre
jusqu’à vieillir »

Son salut réside en ces corps à corps intenses qu’elle improvise régulièrement avec l’écriture. Cela l’aide à dépasser, langue tendue, maîtrisée, syntaxe souple, capable de laisser sur le carreau plus d’un styliste, le réel et ses manques en créant des liens inamovibles avec ceux (morts, lointains ou trop silencieux) qu’elle aime. Elle le dit avec fougue. Provoque, pousse l’autre dans ses derniers retranchements. Et se dresse, ose, attend, se donne.

Venant après Le Catafalque aux miroirs (Apogée, 2005) et Ci-gît l’armoise (Simili Sky, 2008), La Vouivre encéphale vient confirmer, s’il en était besoin, que cette voix poétique que Pierre Peuchmaurd disait « tantôt d’oracle barbare, tantôt de petite fille soumise – mais soumise aux seuls dieux des pires fatalités, au désarroi des rues, aux après-midi noirs » – est bien l’une de celles dont il convient de prendre enfin toute la mesure. En l’écoutant et en la réécoutant. Pour découvrir l’élan, la fragilité, la gravité, les ombres incarnées, les subtilités et les évidences qu’elle recèle.


 Alice Massénat : La Vouivre encéphale, Les Hauts-Fonds.


jeudi 15 mai 2014

Donne-moi ton enfance

Le motif de l’enfance revient souvent dans la poésie de James Sacré. Et il n’est pas étonnant de le voir, aujourd’hui, lui consacrer un livre tout entier. Il le débute en demandant à l’un de ses amis marocains de lui dire ce que furent ses premières années, espérant que cela déclenchera en lui de précieux souvenirs. Mêler (« par le moyen de poèmes ») certains éléments de sa mémoire à celle d’un autre, rattaché lui aussi, par ses origines, au travail de la terre et à l’habitude de vivre au dehors, dans des paysages familiers, l’aide non seulement à extraire certaines séquences passées mais aussi à les réinventer.

« Par quel effet de mémoire qui fabule
Entre charpie de passé et des mots qui me viennent
Est-ce que des couleurs de mon enfance
(Et comme si j’y touchais) se trouveraient soudain là données
Parmi des gens que je ne connais pas »

Cette approche, cette façon de remonter à la surface (du présent) des fragments anciens, en revisitant un visage, en se remémorant une couleur ou une odeur, en pensant, seul dans un champs d’oliviers à Dar Belamri au Maroc, aux ormes désormais morts de Cougou en Vendée, est fréquente chez James Sacré. La fraîcheur de son regard et la capacité d’étonnement qui le caractérisent y sont pour beaucoup.

« En amont de l’enfance
Il y a d’où on vient, l’histoire et la nuit. »

L’évocation de ses parents, l’ancrage dans le monde paysan et le lien qui le relie à ses années fondatrices traversent ses poèmes sans jamais glisser vers la nostalgie. Il touche de simples parcelles de réalité et laisse ensuite son imagination, et son vocabulaire, et ses tournures de phrases, et cette scansion si particulière qui lui sert de tempo, travailler sur le motif. Cela ouvre, où qu’il se trouve, et sans même fermer les yeux, des images que l’on pourrait croire un peu jaunies et qui, tout à coup, s’animent dans le livre, faisant se côtoyer diverses époques en un même élan.

Le père apparaît avec un bout de papier à cigarette collée sur la joue à cause d’une coupure due au rasoir. L’œil grand ouvert d’un cheval qui dort debout dans l’ombre d’une écurie étonne celui qui le croise à nouveau, cinquante ans plus tard. Le cartable en peau de veau (élevé maison) travaillé par le bourrelier du coin revient lever un coin du voile derrière lequel se trouvent l’école, le préau, l’orange de Noël, les prés, la paille, les premiers émois du corps ... Le chien Bob se remet à gambader comme aux plus beaux jours. Et l’oncle Ernest n’est pas vraiment mort. En fait, c’est la vie qui passe, repasse.

« Le poème ne fait jamais
Que redire autrement (lignes, mouvement du phrasé)
Des paroles ressassées, et ce désir muet
Porté dans le vent du temps. »

L’enfance qui flâne dans presque tous ses livres, James Sacré l’aborde également dans Parler avec le poème, riche recueil d’entretiens récemment publié (éditions La Baconnière). Il dit sa présence, permanente, tout au long du parcours, pour celui qui sait la porter en lui. Rien ne peut la faire disparaître. Il la compare à « un ami qui s’en va et qui est toujours un ami ».

« Alors pourquoi l’enfance ? Je n’y cherche pourtant aucun secret qui serait une clef. Chaque fois que j’y porte mes mots c’est rien de plus simple ni de plus dense qu’un moment d’amitié aujourd’hui, qu’un travail à faire pour demain, qu’un désir de mon corps tout à l’heure, rien de plus que le plaisir ou l’ennui tous les jours. »


 James Sacré : Donne-moi ton enfance, Tarabuste éditeur.


mercredi 7 mai 2014

Juste après la pluie

Le quotidien est souvent morne, morose, répétitif mais ce n’est pas une raison pour se traîner de l’aube jusqu’au soir, avançant courbé, le nez plus bas que terre, en tirant derrière soi une carriole chargée de tous les aléas et inconvénients d’être né. À quoi bon se morfondre (et se juger si mal) en regardant, d’un œil torve et critique, son image déformée au fond des flaques alors qu’il suffit de lever les yeux pour deviner, à proximité, le battement d’ailes puis le chant du bruant à tête rousse, du grimpereau des bois , de la citelle torchepot ou du pipit spioncelle ? Voilà l’un des conseils (entre beaucoup d’autres) suggéré par Thomas Vinau dans ce « roman-poésie » qui tient du manuel de survie en territoire oppressant et du petit précis d’humilité désinvolte.

« Depuis longtemps je bricole. Des pièces bancales. De l’inutile indispensable. Des mots de peu. Ma poésie n’est pas grand-chose. Elle est militante du minuscule. »

On retrouve, comme toujours chez lui, de fréquentes références aux miettes, aux brindilles, à la poussière. Tout ce qui est susceptible d’être balayé d’un revers de main l’attire. Il y perçoit une analogie avec ces milliers d’instants fluides qui s’additionnent chaque jour, le plus souvent en pure perte, et dont il faudrait, tout de même, songer à capturer un ou deux spécimens de temps à autre, ne serait-ce que pour approcher (puis allumer) un peu de réalité heureuse en soi.

« D’abord apprendre
à faire ce qu’on peut
avec ce qu’on a
ensuite apprendre
à faire ce qu’on peut
avec ce qui nous manque »

Il s’agit de détecter, au jour le jour, ces frottements infimes où se croisent parfois l’ordinaire et l’essentiel. Cela éclaire l’instant. Le noter, l’écrire et donner au poème toute la simplicité requise pour espérer toucher l’autre lui est nécessaire. C’est ainsi qu’il conçoit son écriture, « entre l’instinct et le besoin » dans une sorte d’usage des jours, qu’il traverse en recherchant l’instant T., celui qui fera tilt et qu’il fera vivre de façon autonome, en y conviant, à l’occasion, l’un des animaux familiers de son bestiaire fétiche et portatif. L’éléphant ivre y trône en bonne place. Il peut même venir manger des fleurs à l’intérieur de son cœur. Parfois, c’est l’ours qui lui colle des beignes en pleine nuit. Ou le kangourou qui apparaît, franchissant des murailles, accroché à un hélicoptère.

Lucide et spontané, il cherche inlassablement à repérer puis à dire ces parcelles de vie habitées et animées qui aident à ne pas sombrer. Il le fait en douceur, avec une étonnante non-violence verbale, loin de toute béatitude.

« On ne se refait pas
c’est bête
vu tout le temps
passé
à se défaire »

 Thomas Vinau : Juste après la pluie, Alma éditeur.

mercredi 30 avril 2014

Lignées

L’étroite relation qui se noue, sans qu’on y prenne garde, entre le paysage de nos origines et notre corps, ce qui en lui court, vibre, se tend, se détend (d’eau, de sang, de nerfs et de chair vivante) au contact du dehors, est au cœur des Lignées de Françoise Ascal. Elle touche aux liens secrets qui se sont tissés, au fil du temps, entre elle et ce monde végétal et minéral qu’elle interroge en particulier, y trouvant des éléments de réponse qui vont du territoire initial au corps en tamponnant au passage la pensée. Une odeur, un froissement de branche, une flaque sale peuvent raviver sa mémoire et celle de ceux qui l’ont précédée. Ce qui revient en surface est souvent fragile et douloureux.

« Une prairie me monte à la gorge. Entre les herbes, je m’obstine. Cherche les grains d’ambre de leurs chapelets. Trouve quelques sanglots rouillés. Pas de maris fils frères amants. Tous avalés par l’horizon un premier août 1914 aux environs de 16 heures. »

Il n’y a évidemment rien de bucolique dans ce parcours où « les morts à foison » affûtent parfois la faux qui les a emportés en demandant aux vivants d’y fixer durant quelques secondes leur visage.

« Visages d’argile commune. Regards qu’on pourrait croire uniques. Vous-mêmes, sentez-vous parfois votre crâne devenir un lieu de traverse, un corridor ouvert à tous vents, un hall fourmillant, tandis que vos pas sur le sol ne laissent aucune trace, votre chair aucune ombre ? »

Le côté éphémère de toute présence au monde incite à s’immiscer avec ardeur et intensité entre un passé qu’il faut bien porter en soi et un avenir incertain. C’est en prenant appui sur les mots, et en les serrant au plus près de ses sensations physiques, que Françoise Ascal conçoit ce long cheminement intérieur. Elle ne peut le mener sans se frotter à l’extérieur, au grand dehors, à ces mouvements d’air et de lumière, à ce « bleu perdu » que lacèrent les cris des geais.

« Je ferme les yeux et laisse le mot venir, le mot qui bouge sous ma plante de pied, le mot que je froisse à chaque pas mais qui se redresse toujours, graminée têtue, chiendent de consolation. »

Les mots qui viennent à elle ont souvent à voir avec l’eau, la source, le puits, les rivières.

« Eau pure, eau lustrale, fonts baptismaux. Lâcher les eaux, perdre les eaux. Naissance. Flux. Grandes orgues. »

Lignées d’eau, de terre, de lichens, de sang ou d’herbes folles. Qu’elle resserre, qui coulent en elle, tiennent dans une paume, dans un livre. Où la présence des dessins de Gérard Titus-Carmel (auteur du récent Ressac chez Obsidiane) détournent et griffent, eux aussi, « le noir incertain des ombres mêlées ».

Françoise Ascal : Lignées, dessins de Gérard Titus-Carmel, collection Ecri(peind)re, éditions Aencrages.

Le prix Louis Guillaume 2014 a été décerné à Françoise Ascal pour cet ouvrage. Elle vient, par ailleurs, de publier Levée des ombres (avec des photographies de Philippe Bertin) aux éditions Atelier BAIE. Textes et photos disent les destins, les plaintes et les secrets qui hantent encore l'ancienne abbaye d'Aniane, dans l'Hérault, où furent enfermés de nombreux enfants délinquants ou simplement vagabonds.