lundi 9 septembre 2013

Lémistè

La voix de Monchoachi (André Pierre-Louis) ne vient pas seulement de la montagne Vauclin, là où il vit, en Martinique. Elle prend source et souffle bien plus loin, dans l’espace et le temps, dans les profondeurs de la terre ou dans celles de l’océan, au contact des mémoires, à l’écoute des éléments, dans le scintillement d’un rai de lumière ou dans le tranchant d’une ombre coupante. Elle s’emplit du roulement des cascades. Elle s’associe aux murmures des morts. Elle n’oublie pas ce qui se transmet et passe par faune et flore... En réalité, cette voix en capte d’autres et s’en nourrit pour prendre forme polyphonique. Elle porte une parole multiple, scandée, qui déjoue – et transcende – celle ordinairement proférée par le seul être humain.

« Il faut chuchoter sans cesse avec les morts, il faut
Sans cesse leur parler
Ils sont là autour de nous, merveilleux conteurs
Accordés à faire grincer et bruisser le destin
Dans les gorges sombres des bambous
Dans les langues de l’arbre musicien. » 

Convoquant mythes et rituels ancrés et activés puis réactivés au fil de différentes cérémonies, et ce dans des lieux du monde qui savent encore perpétuer et renouveler ce qu’ils doivent aux ancêtres, il replace l’homme au milieu de tout ce qui respire à ses côtés. L’eau, la pierre, la terre, les choses (et la mort même) vivent et s’emboîtent dans un ensemble où tous les éléments, tous les souffles, toutes les périodes d’un temps plus vaste que celui connu et morcelé par l’homme s’accordent pour trouver une unité. Celle-ci est harmonieuse ou violente, soumise à la brise ou à la tempête, parée de fleurs ou de suie et dépend, quoiqu’il arrive, des turbulences naturelles et élémentaires qui battent par saccades sous le vernis du corps ou de la terre. Tout (de l’homme, des esprits, des cercles et rotations magnétiques, invisibles, tracés au sol ou en l’air) est lié et relié par des fils infimes et ténus, nous dit Monchoachi.

« Nous parlons de choses toutes proches
Si difficiles maintenant à imaginer
Tant le temps fou
Les ont profondément enfouies. »

Ses poèmes, posés ou (plus fréquemment) rapides, très proches de l’oralité, traversés par de fulgurantes variations rythmiques, bougent et se servent tout à la fois du français et du créole pour affiner leur sonorité et rendre très visuelles des scènes narratives.

« En ségret avons peint nos faces
Toutes nos faces avons peint en rouge en ségret
Le corps taqueté blanc
Autour du visage un cercle noir
Peint dessus les yeux jusqu’oreilles
Une bande blanc taqueté rouge

Avons fait ça en ségret
puis avons la tête bouc peinte en rouge »

Les thèmes qu’il développe et qui s’entrecroisent sont ceux de la mort, du temps, de la terre, de la parole, de la vérité, de la liberté et du mystère de la création. Il s’empare de ces questions en y répondant dans des poèmes où se succèdent rituels, danses, contes, offrandes, sacrifices, initiations et chants. La présence des enfants (entre autres textes : L’enfant et le dieu tatouéL’enfant à la mère rendueLa fillette et le magicien,  L’enfant et la graine bleue, L’enfant fronté et la vieille femme) est prégnante mais n’occulte pas les étapes suivantes de la vie. Tous sens en éveil, Monchoachi multiplie les tableaux vivants, très imagés, en pénétrant dans des territoires secrets, habités par les choses et par les hommes, ceux d’hier, d’aujourd’hui et de demain, embarqués dans un cycle infini, dicté par les roulements permanents des astres en mouvement.

 Monchoachi : Lémistè (1. Liber América), éditions Obsidiane.

lundi 2 septembre 2013

Le Ravin

« Aujourd’hui la guerre a commencé. À moins que ce ne soit il y a longtemps. Je ne comprends pas très bien quand les choses commencent. Elles m’environnent d’un seul coup et ressemblent à des personnes que j’aurais toujours connues. »

Celle qui prend la parole – et qui la gardera jusqu’au terme du récit – est une petite fille qui voit son monde basculer en quelques heures. Cela se déroule chez son grand-père qui est bourrelier à La Laguna, aux Canaries. Dans le vacarme de la rue, cris et coups de feu se mêlent aux tremblements des vitres et des fenêtres. Des hommes appartenant aux forces franquistes viennent, fusil à l’épaule, fouiller la maison, l’atelier et le hangar dans l’espoir d’y trouver Santiago, le père de la narratrice, journaliste républicain qui finira par être arrêté puis emprisonné. Débutent alors, pour celle qui se plaisait à vivre en harmonie avec ses rêves au sein d’une famille très unie, des heures et des jours qui vont la faire « grandir brusquement de plusieurs années ». Elle va découvrir de nouveaux mots (gardes, prison, parloir, salle des actes, juges, procureur), se frotter à des décors inconnus, les visualiser, les intégrer à son propre univers et activer son imagination en créant des associations étranges entre les lieux et les êtres.

« La prison est au fond, elle nous attend, elle est devenue notre maison, et peu importe que nous rentrions, puisqu’elle fait partie du corps de papa, puisqu’ils ne sont plus qu’un seul être. Leur unique préoccupation est de veiller l’un sur l’autre, et un jour viendra où la prison sera l’intérieur de papa, où il ne pourra plus en sortir, où il devra la garder au fond de lui-même. »

Habitée par des sentiments contradictoires et par des émotions qu’elle ne parvient pas à faire partager à ses proches, elle cherche en permanence ce point d’équilibre qui l’aidera à adapter sa vie à la réalité de la guerre civile tout en s’inventant des moments de répit pour s’en détacher. Pour cela, elle a ses souvenirs, ses rêves, ses pensées, sa façon bien à elle d’interpréter les gestes répétitifs du chien (« je crois que la peur est dans l’air et que Yoli, avec ses pattes, la déplace ») et d’envier la manière de vivre du chat.

« J’aime te regarder. Tes yeux ressemblent à une horloge. Si tu t’avances seul et que personne ne t’effarouche, tu marques des heures lointaines, très lointaines, tu deviens une longue rue, un couteau, un soulèvement. »

Cette propension à lâcher prise grâce à une intériorité très créative génère également sa part de cauchemars. Ceux-ci se nourrissent de la peur qu’elle emmagasine chaque jour et qui culmine avec le passage fréquent des camions qui transportent les prisonniers au Tanqueabajo, un ravin immense « où l’on jette les cadavres des animaux et les ordures de toute la ville » et près duquel la famille a auparavant habité.

« Penser que j’ai vécu près de l’endroit où papa est peut-être en train de pourrir me donne des sueurs froides. Mais ce n’est pas possible. Son nom ne figure sur aucune liste. »

Le Ravin, qui fascine et emporte par son ton haletant et ses images spontanées, a été publié une première fois en 1958 par Maurice Nadeau. Il a ensuite connu une deuxième édition en 1986 chez Actes Sud. Il occupe une place à part parmi les nombreux romans consacrés à la guerre civile en Espagne. Celle-ci, vue à travers le bouleversement et les drames qu’elle engendre au sein d’une seule famille, est transmise par le regard d’une enfant qui dit sa solitude, ses peurs, ses angoisses. L’itinéraire de Nivaria Tejera ressemble beaucoup à celui de la narratrice. Née en 1930 à Cuba, de mère cubaine et de père espagnol, elle a passé son enfance à Tenerife, aux îles Canaries, et son père a été emprisonné pendant plusieurs années dans les geôles franquistes.


 Nivaria Tejera : Le Ravin, traduit de l’espagnol par Claude Couffon, éditions La Contre Allée.

dimanche 25 août 2013

La Chèvre noire

On retrouve souvent, dans les textes poétiques que François Rannou a publié ces dernières années, des voix qui se croisent ou se répondent. Il y a là une parole fragmentée qui résonne dans une chambre d’échos où semblent cohabiter des timbres venus de lieux et de temps différents. On pressent que l’enjeu de ce travail éprouvant touche de près des zones sensibles qui ont à voir avec le parcours de l’auteur. Livre après livre, celui-ci retrouve les morceaux d’une histoire, la sienne, dont divers épisodes ne lui parviennent que parcimonieusement. Le lecteur qui le suit, en quête de clés lui aussi, pour s’immiscer dans ces rais de lumière qui transpercent régulièrement l’ombre, collecte çà et là des indices qui l’aident à avancer. Cela se faisait jusqu’à présent à pas comptés. Jusqu’à ce que La Chèvre noire, récit d’une centaine de pages, vienne, ces jours-ci, bien à propos, ouvrir des portes qui résistaient.

« Voici donc La Chèvre noire. Celle qui est sacrifiée à quelque prédestination en espérant, malgré tout, faire remonter du vent aveugle la parole qui libère, affranchit. »

La chèvre noire (ou la brebis) reste, dans L’Odyssée, cet animal que l’on sacrifie après avoir « prié l’illustre nation des morts » afin de retrouver sa route pour revenir à ses lieux d’origine. Et c’est justement pour bien saisir ce qu’il en est de sa propre origine que François Rannou se met en chemin. Il doit, pour cela, fouiller dans sa mémoire, tenter de se rappeler ce que mère et grand-mère, désormais disparues, lui ont transmis par gestes, paroles ou omission, reconstituer l’album familial au sein duquel la place du père est vacante, revisiter les lieux de vie, revenir sur le parcours de l’enfant qu’il fut, interroger, outre son passé, celui de ces deux femmes seules dont l’une porte un secret qu’elle ne dévoilera pas, pas même dans la chambre d’hôpital où elle vit ses derniers instants avec, assis à son chevet, celui qui, inlassablement, attend et espère.

« “Vous ne saurez rien. Personne. Même toi” — et c’est à ce moment-là que s’interpose une mouche, bleu aléatoire vacillant bourdonnement. Il regarde la lumière. Il écoute.

Qu’une respiration. Le ventre qui bouge. Les appareils, bien sûr. “Vous ne saurez rien”. Personne. »

C’est un long cheminement que celui qu’entreprend François Rannou. Il remonte le cours des vies de celles et de celui qui l’ont précédé pour mieux poser et consolider la sienne. Ces voix qui ne lui ont pas dit l’essentiel, il les capture par bribes, leur attribuant, après coup, des propos précis, ciselés au scalpel, entrecoupés de blancs qui symbolisent les non-dits. Piochant ainsi, sans s’épancher, dans le livre d’une famille qu’il voit s’éteindre, en suivant une chronologie volontairement désordonnée, il parvient à créer une percutante suite narrative réduite, comme il le souhaitait en ouverture, à « une tête de jivaro incandescente qui brûle à froid ». Savoir d’où (de qui) l’on vient pour mieux s’orienter et trouver sa propre voix (puis libérer sa parole) est au centre du texte.

« Ce matin-là, le boy parti, il l’avait saisie contre la penderie tandis qu’elle avait tout fait pour le faire jouir en elle. C’est le lendemain qu’elle avait posé pour lui. Point de fuite. Leur échappée n’aurait été qu’heureux déboires ?

Elle a eu soudain le ressort nécessaire. Stylo. Ces photos sur la table de chevet. Derrière chacune d’elles : “Mon petit garçon avec son papa, à la clinique, août 1963.” »

Avançant avec concision et fermeté, Rannou, renouant les liens fragiles qui éclairent son passé, évoque brièvement cette autre famille qu’il s’est, peu à peu, choisi. Et devenant « fils, frère de ceux qu’il lit », il emprunte à certains d’entre eux des citations qui introduisent chaque section en servant de points d’appui à son récit, où vibre une parole à la tonalité juste.

 François Rannou : La Chèvre noire, publie.net.


mardi 13 août 2013

Daniel Biga

Un jour, il y a bien une vingtaine d'années, je reçois une carte. Quelques mots, guère plus : « salut, c'est Biga. Ce serait bien qu'on se rencontre avant l'an 2000. » Ni une, ni deux, je lui réponds dans la journée. Biga, ses livres m'accompagnent depuis longtemps. Ma première lecture doit se situer aux alentours de 1974 quand je faisais de fréquentes haltes à la librairie La Joie de lire, rue Saint-Séverin, là ou j'ai découvert des textes écrits par des auteurs qui s'appelaient Franck Venaille, Paol Keineg, Pierre Tilman, Yves Martin, William Cliff. Parmi eux, donc : Daniel Biga. Impossible de passer outre. Remis dans le contexte de l'époque, les textes décapants, rapides, révoltés, sensuels, qui bondissaient de Kilroy was here à Oiseaux Mohicans donnaient l'impression de vouloir bomber le cercueil flambant neuf du vieux monde de graffitis célestes et de slogans écolos avant l'heure.

Voyage, urgence, amour, petite fumée, paresse et instantanés fulgurants écrits en un éclair. Une écriture en mouvement. Qui allait pourtant bientôt cesser de se cogner à la seule réalité d'un dehors désossé pour s'émouvoir, s'étoffer, s'enrichir de ce tourbillon intérieur qui pousse l'être tout entier à créer un frêle (mais nécessaire) équilibre entre lui et le monde immédiat. C'est ce passage-là qui me plaît, ce passage et ce qu'il sous-entend de travail sur soi.

Comment un poète en vient, après avoir beaucoup crié, fugué, dénoncé, vitupéré, à bouger assez profondément pour que sa révolte instinctive ne le mange pas totalement et pour, ensuite, réussir à la transformer en art de vivre. Donner assez de corps au poème pour que les émotions fusent, pour que le bien-être ne soit pas seulement un agréable état mental mais aussi, et surtout, une sensation physique capable de transcender celui qui en bénéficie.

Biga, à partir de Moins ivre (Revue Aléatoire, 1983), en passant par Pas un jour sans une ligne (Fonds école de Nice, 1983) et Histoire de l'air (éditions Papyrus, 1984) – tous ces textes rédigés en prose – laisse filer les ambulances. Il ne leur tire plus dessus. Il abandonne ces longs cortèges qui font route vers le cimetière pour vivre autrement et ailleurs, ici ou là, sur les bords de la Méditerranée, dans l'arrière-pays niçois ou à proximité de l'océan Atlantique. Il se déplace avec ses racines. Au besoin, en crée d'autres. Je vois peu d'équivalent en France. Il reste un grand solitaire. Ses frères en poésie, il faudrait les rechercher du côté de Gary Snyder ou de Nanao Sakaki.

Je n'ai plus la date précise en tête mais je sais que notre première rencontre se fit peu après la réception de la carte postale évoquée plus haut. À Nantes, à la médiathèque. Ou plutôt à la terrasse d'un bar situé à un jet de pierre de celle-ci. Devant un demi, au soleil dans le calme et la douceur d'un samedi après-midi d'octobre dégagé. D'autres rencontres suivirent. À Nantes encore, puis à Paris, à Lorient, à Rennes, au gré de nos déambulations (bien moins urbaines qu'il n'y paraît) avec, à chaque fois, le plaisir renouvelé de partager un peu de temps, des mots simples et une réelle quiétude avec un homme qui vit résolument loin des agapes littéraires. Les ambitieux le mettent mal à l'aise. Sa tasse de thé – ou disons, l'amertume bien maltée d'une bonne bière – il a choisi de la déguster en compagnie des anonymes... Routiers, chemineaux, voyageurs en escale au café du coin. Ceux-là se (et lui) ressemblent.

Comme eux, il privilégie l'instant, ce qui ne veut pas dire qu'il a la mémoire courte. Il possède, au contraire, assez de recul pour se mouvoir dans le quotidien tout en posant un regard vif sur son passé. Sa faculté d'aimer la vie ne vire jamais à l'optimisme béat. Les illusions, il les laisse s'éteindre d'elles-mêmes.

« Nos traces vont se perdre
comme toi
bientôt je ne serais plus qu'atomes
dans la lumière froide des étoiles. »

Ce flâneur qui dessine, livre après livre, les contours d'un chemin où les lignes droites n'existent pas, je l'imagine, certaines nuits de mai, donnant encore son ombre à manger aux reinettes vives des marais de Brière (où il eût un temps une maison), manière pour lui de saluer, le sourire aux lèvres et le col de la veste remonté, les habitants de l'entre-deux eaux, vite, très vite, en fin de promenade, juste avant de confier à ses carnets sa joie d'être présent de ce côté-ci de la terre.

L'Amour d'Amirat suivi de Né nu, Oiseaux Mohicans et Kilroy was here ont été réédités en un seul volume, paru en mai 2013, aux éditions Le Cherche-Midi.

mardi 6 août 2013

Fissions

Il y a des rencontres à maudire, des attirances extrêmes à garder impérativement à distance en les maintenant dans le domaine virtuel qui les a vus naître. C’est ce que doit penser, sans vraiment se l’avouer, le narrateur de ce roman en se remémorant la vie brève qu’il a tenté de partager avec celle qu’il a connu sur « un site de rencontres aléatoires ». Il s’attache à retracer tout particulièrement sa nuit de noces, un 21 juin, à la montagne, nuit la plus courte de l’année mais celle où sa vie a, alcool, instincts et folie aidant, basculé. Au moment où débute son récit, il est isolé sous camisole chimique, n’offrant à ses journées que « trois décharges d’ordinateur » durant lesquelles il essaie de renouer le fil de son inexorable dégringolade.

« À défaut de cellule psychologique, j’assure ma survie, construisant mon récit comme un poste médical avancé. »

C’est sur un versant très abrupt qu’il s’est aventuré en s’introduisant, lui le citadin, dans la famille de celle (prénommée Noëline, parce que née une nuit de Noël) qu’il a voulu épouser. Tout, les habits, les habitudes, les semelles de bois, semble issu d’un autre siècle dans cette maison au plafond parsemé de rubans tue-mouches. D’entrée, la mère le rabroue sèchement, lui rappelle qu’il n'est qu' un intrus, à qui l’on sait néanmoins gré d’avoir choisi la plus difficile des trois sœurs à marier. Un matin, elle lui tend la corde au bout de laquelle est attaché le bouc destiné au méchoui de mariage en lui présentant un couteau pour qu’il l’égorge sur le champ. Il refuse, jette l’arme par terre et se réfugie dans sa chambre.

« Soudain, un cri a retenti dehors, suivi d’un martèlement sourd. Je me suis penché à la fenêtre. La pauvre bête maculée d’un tablier de sang frappait le tronc de ses sabots et sa tête à demi décollée valdinguait dans les airs. Noëline face à elle, le couteau à la main, la regardait immobile batailler dans le vide. »

Le cri du bouc va très vite se propager pour venir se nicher dans le corps de la jeune femme qui, sitôt la cérémonie de mariage terminée, va s’enfermer à l’étage pour ne plus en ressortir, laissant les convives poursuivre la fête sans elle. Elle pousse ponctuellement des « cris de bêtes (…) qui ébranlaient les soupières de gaspacho » en anéantissant toujours un peu plus l’ex-rêveur, chercheur d’âme sœur qui ne va pas tarder à se transformer en tueur. C’est cette histoire, tragique et méticuleuse, que tresse Romain Verger dans un roman âpre et déstabilisant. Il le fait en alternant les séquences vécues au présent et celles issues de son passé récent. Sa perspicacité créatrice et son écriture percutante, suggestive, d’une grande puissance, presque physique parfois, s’allient pour inventer un univers fantastique, peuplé d’êtres habités par une part d’ancestrale animalité qui se réveille à l’improviste, consumant leur pensée et les rendant experts en cruauté.

« La mort travaillait en moi tandis que j’avançais machinalement dans le corps d’un autre qui descendait pour moi dans la nuit noire, faisant taire les grillons. »

Au final, le narrateur (qui, comble de l’aveuglement, en est venu à se crever les yeux) n’a d’autre issue que d’occuper le temps, le seul bien qui lui reste, en recollant à tâtons les morceaux de cette rencontre, puis ceux de ses noces tragiques et de leurs à-côtés imprégnés de sang et de folie qui l’ont définitivement jeté hors du monde.

 Romain Verger : Fissions, Le Vampire actif.