lundi 24 septembre 2012

Journal d'hiver

« Pour voir la mer, il faut partir des pierres sans doute », note Jean-Pierre Abraham en songeant à la promesse qu’il a faite au peintre Yves Marion en acceptant de monter au phare d’Ar Men avec dans ses bagages une trentaine de ses monotypes. Ce que l’artiste lui a demandé, c’est de mener, là-haut, un travail d’écriture qui, partant de ses dessins, serait tout autant façonné par son regard de gardien de phare, par sa quête de solitude et par le décor rude et particulier qu’offre la mer durant les mois d’hiver.

Ce long cheminement, mené « dans les ruines de l’état du temps », date du début des années soixante. Il donna lieu à la création d’un livre unique que Marion avait à l’époque conçu et précieusement gardé. C’est celui-ci qui nous est aujourd’hui donné à lire et à voir. On y découvre, en regard des dessins qui furent exécutés avec des moyens pauvres (utilisation d’une plaque de verre pour appliquer l’encre sur du papier à lettres), des poèmes et des textes brefs dans lesquels Jean-Pierre Abraham dit s’être rapproché de Pierre Reverdy en poussant, comme lui, « des mots, des lignes jusqu’au bord du gouffre ».

« Sous l’air usé transparaît la brume
Ses édifices à vitre son œil plat

La pierre se crispe ne la reconnaît pas
Elle et ses roues dentées »

Le paysage qu’il a devant lui, et qui touche à la houle, au ressac, à l’horizon pris dans les brumes, est tout aussi présent que le phare et ses feux tournants qui ouvrent dans la nuit océane des interstices de lumière capables de se rapprocher de ceux que l’on trouve dans les monotypes de Yves Marion.

« La pierre est divisée
Départie dévorée
La lumière y avance

L’écume à fleur de sel
Est plus réelle qu’elle

Une vitre naît
Dans la différence »

Les poèmes d’Abraham naissent souvent d’un simple regard. Celui-ci vient de loin, se forge en intérieur avant de déceler des perspectives qu’il n’imaginait pas. Ce n’est qu’ensuite, au prix d’un travail acharné (« je n’aurais jamais cru que l’emploi des mots puisse faire tant de mal ») qu’il se frotte aux éléments afin de trouver le ton juste, l’image précise, l’élan, le mouvement perpétuel et presque mécanique du temps qui use, qui imprime, qui révèle.

« Pierres à feu, vierges folles, vous allez savoir comment vit l’homme étiré. Vous connaîtrez la marque de sa tête, ses ongles les jours d’ennui, ses masques pieux et ses tapisseries peut-être. »

Jean-Pierre Abraham et Yves Marion : Journal d’hiver, éditions Le Temps qu’il fait.
Il existe une vidéo, tournée au début des années 60, permettant de retrouver Jean-Pierre Abraham au phare d’Ar Men, au large de l’île de Sein : c’est ici.


vendredi 14 septembre 2012

Les enfants sont des cruches

Monsieur ressemble apparemment à la plupart de ses congénères. Il est marié, il a un fils de cinq ans. Il connait l’amour, la haine. Il travaille, il a un patron. Il parle aux murs, découvre des paysages, visite des expositions de peinture. Tout irait bien si Monsieur ne devenait pas, de temps à autre, ce qu’il n’est pas. Il lui arrive ainsi de se prendre pour une poule et de se laisser surprendre accroupi sur une chaise, battant des coudes et faisant cot, cot.

« Je suis une poule, dit Monsieur. Évidemment, je n’ai pas toujours été ainsi, on ne naît pas poule... mais homme ! Seulement, qui le reste ? »

Parfois il devient également baignoire.

« Je suis une baignoire, se dit à présent Monsieur, au moment où on retire le bouchon, où l’eau s’écoule, une baignoire qui se vide... »


L’évocation de l’eau (plage, ou virée dans les égouts, ou séance de patinage sur étang gelé) le rapproche épisodiquement de l’avant-vie et de ce qui s’en suit, occasionnant surprises et déconvenues. Il peut, par exemple, traverser un pont en s’apercevant tout à coup que le pont a disparu, se transformant en cri, « sous lequel s’écoule un fleuve, toujours le même ». Monsieur pense que ce cri est celui de sa venue au monde. Il le croit d’autant plus qu’il sait n’avoir pas été conçu dans un lit « mais au bord de la mer – révélation que lui fit un jour son père sur son lit d’hôpital, son père à l’agonie ».

« J’étais si jeune fiston, je ne savais plus ce que je faisais... le soleil brillait, la mer scintillait, mon sperme soudain s’est mêlé à l’écume des vagues, où se baignait une inconnue : ta mère que j’ai ainsi fécondée sans même m’en rendre compte. »

Cette révélation tardive l’éclaire sur bien des points. « J’ai été dévoré par mon père, dit-il, plongé dans ses souvenirs, une forêt de souvenirs, sombre, froide, où il finit par se perdre. » Quand il revoit sa mère, ça ne va pas mieux. « Dans mes rêves, ma mère m’apparaît parfois sous les traits d’une chienne ».

Dans sa tête, des hypothèses circulent en tous sens. Elles se heurtent aux rêves, se chargent d’irréalité, détournent le cours dit normal du quotidien en suscitant d’étranges situations. Ce sont celles-ci qui servent de trame au troisième livre de Sami Sahli (les deux précédents - Cent grammes de suicide et L’entonnoir des saisons - ont été publiés chez L’Arpenteur/Gallimard) qui, s’expliquant dans une note en fin de volume, dit qu’il a conçu cet ensemble pour se consoler sans prendre, pour autant, en exemple l’issue fatale choisie par Dagerman. Il dit combien l’écriture de ce livre fut pour lui « une tentative de consolation, de renaissance, comme si je n’étais pas définitivement né, un jour du mois de mai de l’année mille neuf cent soixante-trois, à Rennes, d’une mère bretonne et d’un père tunisien. »

Le pessimisme lucide et souvent exacerbé qui apparaissait, par bouffées brèves et ciselées, dans ses précédents textes, est ici moins prégnant. Il laisse place à un théâtre de l’absurde et du détournement de la logique qui fonctionne à plein régime et fait mouche dans chacune des trente séquences présentées. À chaque fois, le dérèglement est de mise. Il s’accompagne d’un sourire qui peu à peu se décrispe pour assouvir « ce besoin de consolation » qui ne peut passer que par un imaginaire en ébullition, apte à déficeler puis à réparer ce qui, en tout être, et tout particulièrement chez Monsieur, paraît de prime abord immuable et figé.

 Sami Sahli : Les enfants sont des cruches, éditions Presque lune.

lundi 3 septembre 2012

Le Crieur de Saint-Herblain

Sillonnant la ville à pied, en voiture ou en triporteur, s’arrêtant chaque jour à heures régulières en différents lieux stratégiques (à la gare, au marché, dans la rue, près d’un bar ou en bas d’un immeuble), Claude Andrzejewski a été, au sein d’une compagnie spécialisée dans le théâtre d’interventions urbaines, crieur à Saint-Herblain de mars à juin 2006. Des boîtes aux lettres, disposées dans la ville, permettaient aux gens qui le désiraient de déposer des messages qui étaient ensuite récupérés puis criés publiquement en même temps que d’autres nouvelles, ponctuelles et locales, auxquelles s’ajoutaient une partie écrite par le comédien et diverses infos aléatoires allant des pronostics du tiercé à l’horoscope pour finir par la Phrase du jour.
Claude Andrzejewski a tenu le journal de cette expérience où il a dû affronter des situations parfois délicates. Il ne devait pas seulement faire face aux intempéries et ménager sa voix qui se fragilisait mais également tenter d’éviter les projectiles (des œufs, des yaourts et des oignons) lancés par des « snipers » camouflés dans les étages, ou remettre à leur place les vigiles du centre commercial et répliquer sans perdre la face à ceux qui l’interpellaient sèchement.

« Ce doit être exactement ça, le boulot : accepter que la vie submerge le théâtre, et que l’on s’y perde, et que l’on s’y trouve, d’instant en instant, en courant les rues. »

Entre coups de blues et regains d’énergie, il retrace son épopée avec humour et sagesse, expliquant ce qu’il doit à ceux qui, sur place, lui ont permis de donner du sens à son séjour en l’accueillant chaleureusement et en l’invitant à partager quelques unes de leurs soirées au bistrot ou en famille. Il dit aussi, et plus tristement, ses doutes, ses colères et la peur qui, lors de certaines criées, ne le lâchait pas. L’intervention en milieu urbain, en faisant en sorte que certains endroits de la ville, souvent les plus "sensibles", se transforment à l’occasion en scènes de théâtre, n’est pas du goût de tous. Le comédien l’a plusieurs fois appris à ses dépends, se trouvant, bien malgré lui, confronter (en plus des velléités des habituels détracteurs) à des événements imprévus, parfois bienvenus (les grèves contre le CPE) ou dramatiques (le 28 avril, Mustapha, vice-président du centre socioculturel s’est jeté du 16ième étage) auxquels il devait s’adapter le plus rapidement possible.

« Il nous faut pour ça une dose de folie altruiste, une espèce d’héroïsme vain, désespéré, l’âme chevillée au corps. Et pour le coup, il y a aujourd’hui du jeu en moi, comme entre le battant d’une porte et son chambranle de guingois. “Nous faisons déjà partie des morts”, me rétorque mon metteur en scène, citant le dramaturge Kantor. »

Le témoignage de Claude Andrzejewski est spontané et plein d’humanité. Il est conscient du côté éphémère de ce rôle de crieur dans lequel il s’est totalement investi. Le suivre, quelques années plus tard, nous permet, de plus, de retrouver, après huit ans de silence, l’auteur du recueil de nouvelles Du vin, du vent (La Dragonne, 2004) où, entre flâneries, verve, malice et nonchalance, on percevait déjà, tout comme ici, le sens du contact, le don de soi, le besoin de tisser des liens et la volonté de rompre les solitudes qui restent, indéfectiblement, ancrés en lui.

Claude Andrzejewski : Le Crieur de Saint-Herblain, éditions La Dragonne.

mardi 21 août 2012

Anaïs ou Les Gravières

Habitué à remplir des pages dédiées aux faits-divers anodins et aux manifestations locales pour un quotidien du Poitou, un journaliste récemment frappé par un deuil brutal (« chacun – lui, elle – était enfoncé, bien calé dans son siège, après avoir du crâne percuté le pare-brise ») exhume, pour essayer de rompre la monotonie d’une vie de plus en plus désolante, le seul événement exceptionnel qui ait réussi à secouer la région ces dernières années. Il s’agit d’un assassinat presque oublié de tous : celui d’une lycéenne de 17 ans,
« Anaïs par sa mère retrouvée dans l’entrée de leur appartement, tuée d’un coup d’arme blanche portée dans le cœur ».
C’est de ce meurtre, que la police n’est pas parvenue à élucider, ne dénichant pas plus l’assassin que l’arme du crime et son mobile, que s’empare le journaliste insomniaque et désenchanté. Cela suffira-t-il pour pimenter son existence et atténuer sa propre douleur ? L’optimisme n’étant pas son fort, il en doute mais tente néanmoins sa chance, notant, annotant, se glissant même, de temps à autre, dans la peau d’un écrivain capable de redonner vie à une histoire en se portant au plus près des morts.

« Vers minuit, c’est dans les villes un grand silence.
Puis l’éclairage municipal rend l’âme.
Alors il n’y a plus grand chose à faire. C’est l’envahissement des morts.
Il y en a, des morts, qui tiennent au corps plus que d’autres ; des morts de réelle influence. Il suffit d’un verre de Jack Daniel’s pour les mettre en émoi. »

Il y a sa morte à lui. Et Anaïs, qui est la morte d’une autre. Qui, comme lui, ne s’en remet pas et qu’il va, peu à peu, approcher puis visiter de plus en plus souvent. Il écoute parler la mère de l’absente.

« Elle n’attendait que ça, la Mère : rendre la flamme.
Elle m’accueillit comme qui, devant le feu mourant, n’a de cesse qu’on lui tende l’éventoir ».

Il ne joue pas au détective. Il souhaite simplement remettre l’histoire d’une vie brève (et, ce faisant, la sienne) en marche, allant, pour cela, à la rencontre de quelques personnages singuliers, ici un peintre bavard, là un conducteur de bull, ailleurs un ancien légionnaire, tous coincés dans un même territoire, entre ZUP, sablières et ruralité morose, tous aussi solitaires que lui, tous en froid avec un passé qui les entrave et dont il ne pourra glaner que quelques brindilles, donnant (bien obligé) en fin de compte carte blanche à son imagination pour résoudre ce qui restera sans doute à jamais, pour les autres, une énigme.

« Au fil de mon errance, je me suis mis à écrire.
À écrire dans ma tête ce que je pourrais écrire si, plutôt que de déambuler, bousculé par des voix au point de manquer de tomber, je me confiais à mon ordinateur ».

On arrive ici au point de jonction entre Lionel-Édouard Martin et son narrateur. L’écrivain tient bien les rênes. De temps à autre, il lâche la bride et prend des chemins de traverse. Il imbrique des séquences précises, que l’on pourrait croire, à tort, annexes, à l’intrigue initiale. Il apprécie les zigzags aux alentours de la ville et les retours au passé.

On retrouve avec une réelle délectation cette langue qui est celle d’un styliste ne cherchant pas (ce n’est pas si fréquent) à séduire. Sa langue est juste, imagée, incarnée parfois, rugueuse quand il le faut, sachant, successivement, se détendre ou se compacter en restant toujours énergique et efficace.

Lionel-Édouard Martin : Anaïs ou les Gravières, les éditions du Sonneur.

À découvrir également, du même auteur, Bruegel en mes domaines, « petites proses sur fond de lieux », de la Bavière au Maroc en passant par Haïti, le Poitou ou la Martinique, aux éditions Le Vampire Actif et Avènement des ponts (Tarabuste éditeur), proses et poèmes qui jettent bien des passerelles entre les vivants et les morts mais aussi entre l'être et son environnement immédiat, mobile, habité, visible ou invisible. On y découvre notamment Entre mondes, en très bel hommage à Édouard Glissant.



jeudi 9 août 2012

En route pour Haida Gwaii

Suivre pas à pas Jean-Claude Caër dans ses périples de l’autre côté de l’Atlantique, en prolongeant parfois, comme dans ce livre, la route jusqu’aux bords du Pacifique, c’est se préparer à percevoir ce qui trop souvent nous échappe. Ce peut être « un petit caillou en forme de baleine », ou le souffle du vent qui s’engouffre « avec le ciel au loin entre les gratte-ciels », ou encore « le sable, l’écume, la lande, les oyats ». On le sent constamment aux aguets, prêt à saisir ce qui s’attache au lieu vers lequel il se dirige, disponible, ouvert à toutes les surprises, sensations ou visions brèves qui vont jalonner son chemin.

« Me voici fourbu
Dans le greyound parmi les coréens
Qui tombent de fatigue alors que la nuit transperce l’Empire State Building,
Franchissant le tunnel Lincoln,
Dans la vase d’un ciel incertain, entouré d’usines et d’autoroutes. »

Sa curiosité reste en alerte. Ses voyages – réels ou imaginés – sont portés par un cheminement intérieur où tout ressenti doit être filtré et donné de façon juste, avec simplicité, sans le moindre épanchement. Ses lentes flâneries permettent de desserrer bien des étaux en insufflant plus de légèreté à une réalité qu’il ne néglige pas mais sur laquelle il ne veut pas venir buter. Ses envies de rencontre le portent ailleurs, vers des êtres dont les livres l’accompagnent depuis longtemps et auxquels il souhaite rendre visite, la plupart du temps devant le carré d’herbe ou le marbre de leur dernière demeure.

« Nous cherchons le Sleepy Hollow Cimeterry
où reposent Emerson, Thoreau, Hawthorne
et Louisa May Alcott, l’un près de l’autre mêlés. »

Son cheminement se fait par étapes, au fil de la construction du livre. Avant d’arriver là où il souhaite s’attarder, il lui faut sillonner d’autres espaces, garder à l’esprit ses points d’ancrages en Finistère, traverser le Maine, se remémorer des balades éparses dans divers pays ou de simples soirées parisiennes...

La dernière partie du recueil, qui donne son titre à l’ensemble, est une immersion dans le quotidien (le climat, les travaux, les coutumes, les paysages) des indiens Haida qui vivent dans un archipel situé sur la côte Nord-Ouest du Canada, sur ces bouts de terre rugueux qui s’appelaient encore, jusqu’en juin 2010, les îles de la reine Charlotte et qui se nomment désormais Haida Gwaii. C’est ici que Jean-Claude Caër nous invite. Sa parole fluide et maîtrisée est propice au partage immédiat. Il s’agit de mettre, comme lui, nos pas dans ceux des « ombres présentes » qui habitent près des « rouleaux de l’océan » et de glaner des instantanés de vie simple, lointaine, immémoriale...

« Désormais je pose blessé près du totem de Bill Reid à Skidegate.
Je ramasse une plume d’aigle parmi les tombes anciennes
Le marin Watson mort en 1899
Stèle ornée d’un goéland.
Jane Shakespeare morte en 1904, 70 ans,
Un petit ours.
Tom Stephens, mort en 1902, 65 ans,
Un ours noir.
Chief Skidegate, mort en 1902,
Sans nom, du clan du Corbeau. »

La pluie et le vent accompagnent le discret J.C. Caër en permanence dans ses escales, le long d’une côte haida où les morts (connus – tel Nicolas Hughes, le fils de Sylvia Plath et de Ted Hughes qui se pendit dans sa maison en Alaska en avril 2009 – ou inconnus) ne le sont pas vraiment puisque vénérés, visités, honorés par celui qui sait ce qu’il leur doit, ce qu’il accepte de leur prendre afin de mieux se connaître et de poursuivre la route en portant un peu de leur savoir vivre et mourir avec lui.

 Jean-Claude Caër : En route pour Haida Gwaii, éditions Obsidiane.