mardi 22 février 2011

Montevideo, Henri Calet et moi

Le 23 août 1930, aux environs de midi, Henri Calet décida de jeter sa première vie aux orties. Ce jour-là, veille de son départ en vacances, celui qui s’appelait encore Raymond Barthelmess vida le coffre de la société pour laquelle il travaillait (au service comptabilité), s’empara au passage de 250 000 F. et fit, on s’en doute, illico ses valises.

Quelques semaines plus tard, il se retrouve, muni d’un passeport de citoyen nicaraguayen, en voyage d’affaires au volant d’une Chrysler haut de gamme dans les rues encombrées de Montevideo.

C’est cet épisode peu connu de la vie de Calet - devenu ensuite l’écrivain que l’on sait, épris « des petits matins gris, des vies indécises et râpées, des mauvais comptes de l’âme » - que Christophe Fourvel a sondé il y a quelques années.

« Je suis allé en Uruguay tenter d’apercevoir l’ombre improbable de l’écrivain. Voir si possible ce que ses yeux avaient vu et chercher les traces éventuelles laissées par ceux qui servirent de modèles pour son roman Un grand voyage. »

Sur place, plus de soixante-dix ans après, seule Perlita est encore de ce monde. Elle habite près de la plage de Positos, là même où elle fut un jour prise en photo en compagnie de son père, d’une amie et d’Henri Calet. De lui, elle garde un souvenir vague et mitigé. Son aide s’avère néanmoins précieuse. Elle fut en effet très proche de Luis Eduardo Pombo et celui-ci, qui était à la fois critique d’art et modèle, de plus fervent francophile, compta beaucoup dans la vie de l’homme en cavale en Uruguay. Christophe Fourvel ne s’y trompe pas. Il la rencontre. L’écoute. Sa voix devient de plus en plus faible. Pour lui, elle défait la liasse des lettres que Pombo lui a naguère adressées. Elle dit leur colère à tous deux en découvrant comment Calet avait décrit Montevideo et les gens qui l’avaient protégé, feignant d’oublier qu’Un grand voyage, même largement autobiographique, est avant tout un roman.

« Perlita se souvient d’avoir eu le livre entre les mains et de l’avoir jeté après avoir lu les scènes où l’homme qui ressemblait à son père frétillait entre les jambes de Léone et de Mado, les deux prostituées françaises de la calle Brecha. »

Circulant de l’Avenida 18 de Julio à la gare centrale ou de la Plazza Libertad à la calle San José, faisant halte au café El Cuididadano ou repartant en direction des plages (Pocitos, Malvin, Carrasco), Fourvel dont on connait, depuis Le Journal de la première année (La Dragonne, 2001) et Des hommes (La Fosse aux ours, 2003), la précision du regard et l’attrait pour les déambulations, donne un texte enrichi de notes rapides et télescopées, entrecoupé de fragments poétiques et urbains. Son livre flirte tour à tour avec le récit et le documentaire (cette écriture vive, en plans serrés et en extérieur, y est pour beaucoup), sans jamais dévier vers la stricte biographie. Le parcours de Calet (1904-1956) dans cette ville - où vécurent également Lautréamont, Supervielle et Laforgue - recèle trop de secrets pour ne s'en tenir qu'à ce seul versant. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a dépensé sa fortune en quelques mois, y a goûté à la cocaïne et trouvé là-bas un ami intime (Pombo) à qui il écrira jusqu’à sa mort. Le dernier mot de la dernière lettre (il lui reste alors  trente-trois jours à vivre) évoque d’ailleurs Perlita :

« Nous en avons fini avec les plus intéressants chapitres. C’est autre chose qui commence : une histoire précaire, incertaine, un peu triste. On n’apprend pas à devenir vieux (...). Je pense souvent à nos adieux furtifs, un certain soir d’hiver, près d’une palissade, à l’insu de Perlita. »

Les lettres à Luis Eduardo Pombo, 1931 - 1956, ont été réunies par Jean-Pierre Baril. En attendant de pouvoir les découvrir dans leur intégralité, il est bon, parallèlement à ce livre-ci, de reprendre Un grand voyage (éditions Le Dilettante) et de retrouver Calet dans le très documenté n° que la revue Europe lui avait consacré en 2002.

Christophe Fourvel : Montevideo, Henri Calet et moi, éditions La Dragonne.

mardi 15 février 2011

CruciFiction

Après la parution de Aucune fiction, (Wigwam,1992) Alain Le Saux s'était fait très discret. Le  silence de ce poète qui aime tant l'ombre, l'écart et la patience, a néanmoins fini  par se rompre, et c'est heureux, avec la sortie, au cours de l'été 2008, de CruciFiction, premier titre des éditions Les Hauts-Fonds. L'ensemble court sur plusieurs années (de 1989 à 2002). Il est construit par séquences,  en suivant différents lieux de résidence, entre Brest et Paris avec détours plus brefs mais tout aussi décisifs  en des ailleurs non précisés mais suggérés.

« Des os on fait
des flûtes musicales -

On y est pour quelqu'un
quand le rêve pétrit
à distance ses moraines

On sonne sa langue On défraye le vent
On dort près des urnes chaudes
proches des joues du borderline. »

Alain Le Saux emprunte des itinéraires chauds et sinueux. Des chemins de traverse pour aller de la mer à la ville mais également de soi à soi en passant par les autres, leurs paysages intimes, leurs façons si particulières de les donner (souvent sans s'en rendre compte) à celui (lui) qui sait les prendre, les filtrer et les recycler en leur transmettant la dose d'énergie qui leur manquait.

« Sur ce cliché ils sourient

La lune crisse ses dentelles Eux rêvent
un sang tellurique

Avant de s'évanouir dans la gelée des parcs. »

Livre vif, aux aguets, en bel équilibre sur un fil tendu au-dessus de la ville et de ses rues animées où vaquent flâneurs, agités et curieux portant, tous, cet invisible fardeau qui leur fait baisser la tête.

Alain Le Saux : CruciFiction, éditions Les Hauts-Fonds, 22 rue Kérivin – 29200 Brest.

mercredi 9 février 2011

Fatrassier

« "Fatrassier" est un mot disparu ; il désignait celui qui aime le fatras (l’hétéroclite) ; on peut l’entendre ici comme une invention sémantique de recueil. »

On peut même aller plus loin et admettre que celui qui s’active aux manettes du dit recueil, celui qui en assemble les différentes pièces, en l’occurrence Jean-Pascal Dubost, peut lui aussi se prévaloir du titre de fatrassier.
On le retrouve en plein chantier, aux prises avec les animaux (d’abord les corbeaux, les sangliers) qui s’invitent fréquemment dans ses textes, y poussant leurs cris ou leurs grognements, laissant planer leurs ombres à ras de terre. Un peu plus tard, on le retrouve à table, prêt pour des "mangeries" grandioses et raffinées, assis sur un banc entre le fantôme rieur d’un Rabelais aux anges et celui d’un Marcel Rouff occupé à servir continûment le gourmet Dodin-Bouffant sur un plateau.

« N’est pas gourmand nécessairement celui qui est fourni d’un pourpoint conséquent et d’un nez court et d’un visage rond et de lèvres charnues, qui sachant se nourrir avec délectation des plats succulents et boire les boissons les plus délicieuses (entendons-nous bien : celles distribuées par Bacchus), qui excellant dans la préparation d’une bonne chère, qui ayant religion dans la science gastronomique ; car je considère qu’il peut se classer dans cette catégorie d’hommes, n’en déplaise, tel, cacographe, d’éthique constitution, simple cuiseur d’aliments, fouille-au-pot, qui, bien qu’il puisse se nourrir d’une soupe déshydratée knorr (de préférence au cresson ou aux cèpes et bolets) trempée de pain et arrosée d’un vin guinguet et adoucie de crème fraîche, peut se réjouir à l’extrême d’une accumulation de fricatives... »

Dubost, avec son écriture rugueuse, son utilisation si précise de la virgule, sa syntaxe ramassée, ses textes qui forment bloc et tiennent souvent d’un seul tenant, ouvre sa table à tous ceux qui veulent bien le suivre et saliver avec lui sur la façon de bien cuire, accommoder, servir les viandes de ces animaux que, par ailleurs, il vénère et salue avec joie. Des yeux aux mains puis des mains aux lèvres et du gosier au ventre, il les honore, hache, mélange, rôtit, farcit, goûte, fricasse et procède de même avec les mots, les verbes et le riche lexique qui accompagne chacune de ses suggestions.

« C’est à la caroncule, au camail, à la patte, au bréchet, à l’ergot, sanguine, gonflé, brillante, flexible, long, qu’il faut choisir parmi les membres avifaunes de la cour et, au détail près, à sa taille, pour l’exercice ardu de les farcir en abyme comme je le propose. »

L’ironie n’est jamais loin. La dérision non plus. L’une et l’autre avancent de concert, sur la pointe des pieds, dans les sections intitulées Le Belluaire satirique (voir, entre autres, l’auto-portrait de l’auteur en crocodile) et Morric, Morruc, heureuses rêveries lexicales (Ah, céphalophore, Tréhorenteuc, cucurbite et prosimetrum !) qui redisent combien Jean-Pascal Dubost apprécie, vénère et associe avec une même fougue, un même bonheur, les mets et les mots.

Jean-Pascal Dubost : Fatrassier, éditions Tarabuste (Rue du Fort - 36170 Saint-Benoît-du-Sault).



mercredi 2 février 2011

Marée basse

Suivre Marc Le Gros dans sa tétralogie des oiseaux de halage (le corbeau, l’aigrette, le cormoran et, tout récemment, le héron gris aux éditions Double Cloche) ou dans son Éloge de la palourde (L'escampette), voire De la moule, disponible chez ses amis Caplan & Co (café-librairie où il fait bon s’arrêter si l’on circule sur la départementale qui mène en zigzag de Locquirec à Morlaix) c’est se retrouver, à chaque escapade, invité à explorer des contrées secrètes. Il est recommandé, avant de lui emboîter le pas, avant d’arpenter flaques, sable, trous d’eau, pierres et rochers à marée basse, d’avoir quelques velléités de guetteur, de fouineur, de marcheur en réserve.

« Le bassier n’est pas un aventurier. Il est maniaque, prudent, casanier. C’est un être un peu "frileux et sédentaire" comme les chats de Baudelaire. En tout cas, il ne s’écarte jamais volontiers de ses territoires, de ses "coins". Et cela vaut aussi bien pour l’ormeau ou la crevette de roche que pour le lançon. »

C’est ce dernier, celui que les anglais baptisent "sand eel", que Marc Le Gros nous propose de découvrir dans le court traité (une trentaine de pages) qui ouvre son livre.

« On le rencontre de la mer du Nord à Gibraltar et particulièrement sur les côtes atlantiques et en Manche où il foisonne. Son dos glauque tire tantôt sur le vert, un beau vert fondu aux tendresses d’opaline et de verre dépoli, tantôt sur ce jaune que diffusent les fines parois d’albâtre des fenêtres d’églises. »

Ce poisson de pleine mer qui se rapproche par bancs entiers du littoral et du sable des estuaires dès la fin de l’été se pêche dans certains endroits (et en particulier dans le Trégor) à l’aide d’un broc. Le lançon se jette à l’intérieur et ne peut plus en sortir. Il lui arrive plus rarement, comme ici, de se retrouver pris au piège d’un livre en partie conçu en son honneur. Le Gros l’admire, le respecte, l’étudie, le suit dans ses périples sauvages, lui donne du "petit Dieu des sables", lui reconnait des similitudes (dans l’esquive) avec le malin Kaïros des grecs et finit tout de même par le capturer pour, comme il se doit, le déguster à sa façon.

« Le lançon à la Bretonne doit être mangé frit mais une friture modérément poussée si on veut préserver à la fois cet arôme si finement iodé qui est le sien et la tenue très respectable de sa chair. »

Marée basse, où se mêlent érudition et incitation au voyage, se poursuit avec des notes sur le palémon, cette crevette vive, parfois nommée "bouquet", traquée - et leurrée - de belle manière par l’auteur qui rappelle à l’occasion comment Faulkner (dans Sanctuaire) et Michaux (dans Plume) surent glisser ce crustacé (notamment son odeur) dans leurs textes.

Ce que propose Marc Le Gros, adepte des marées à fort coefficient, a évidemment peu à voir avec quelque précis technique. Son livre est celui d’un flâneur, d’un curieux, d’un homme à l’appétit bien aiguisé. Derrière sa traque perpétuelle (tournant autant autour de la pêche à pied que de l’écriture) se cache une idée de l’insaisissable qui le fait se déplacer de grève en grève avec, fortement ancrés en lui, des territoires mentaux qui ont besoin, pour fonctionner à plein, de se colleter avec le grand dehors.

Marc Le Gros : Marée basse, éditions L'escampette.

jeudi 27 janvier 2011

Le Chemin des écluses

« C’est tout ce que je n’ai pas vécu, tout ce qui ne me fut pas donné qui soudain se saisit de moi, m’étreint, me bouleverse : on ne guérit pas de ses jeunes années. »

Invité à la villa Beauséjour (Maison de la poésie de Rennes) durant les mois d’avril et mai 2007, Lionel Bourg s’est emparé du mot « résidence » avec aplomb. Il l’a bien calé dans sa tête, l’a fait bouger à sa façon en le laissant travailler en douceur, dans le studio aménagé à l’étage, avec vue plongeante sur le parc (où des enfants, il y a quelques décennies encore, s’égaillaient sans doute) puis sur l’eau grise (ou verte) qui file en rencontrer une autre, tout aussi sombre, aux abords du centre ville. C’est dans ce havre qu’il a jeté l’ancre, décidant d’y rester soixante jours d’affilée et de noter, d’annoter, au fil de son séjour au bord du canal, tout ce qu’il ramènerait de ses nombreuses balades, escapades, virées, découvertes et rencontres alentour.
Cela donne aujourd’hui un livre, Le Chemin des écluses, publié par les éditions Folle Avoine.

Après une visite au cimetière voisin, celui du nord, le plus ancien de Rennes, et le plus chargé d’histoire, place au chemin de halage qui file entre berges et peupliers le long d’une « lame d’étroit silence ». Là coule le canal. Le canal et ses étranges dénivelés. Ses éclusiers absents. Ses bateaux fantômes. Ses portes d’eau qui grincent et s’ouvrent en déchirant un bon millier de rideaux tissés de plusieurs millions de gouttelettes à la seconde.

« C’est un long chemin, une manière de route où, comme en Chine, on souhaiterait avoir l’occasion de méditer l’enseignement de certaines bornes, (...) celui de marques plus triviales au besoin, de repères enfin fiables... »

Au total, quatre-vingt kilomètres « d’eaux captives » s’en vont ainsi rejoindre la Manche après passage obligé (et parfois mouvementé) de 48 écluses. Un fil que l’on peut suivre pour aller à la rencontre de paysages inconnus. On peut également s’en écarter... Lionel Bourg ne va d’ailleurs pas s’en priver. Il aime trop les imprévus, les intervalles, les brisures, les brusques envies d’aller voir ce qui se trame à côté, à quelques encablures, sur l’autre versant du talus d’en face pour se maintenir (en pilotage automatique) sur une route trop balisée.

S’il y a Le Chemin des écluses, il y a aussi, pêle-mêle, à portée de main et de regard, présents dans les parages, le Nouveau-né de Georges de La Tour au musée, l’ombre de Léo Ferré à l’anse Du Guesclin ou celle de l’abbé Fourré sur les rochers de Rotheneuf. Il y a Châteaubriand gisant de tout son long au Grand Bé. Il y a les poèmes du trop méconnu Gilles Fournel (1931 - 1981) en embuscade et les Gueules de Fort d’Elice Meng à découvrir au Fort Saint-Père.

« Les toiles d’Elice Meng, rageuses, apaisantes n’empêche, travaillées à vifs coups de couteau dont la lame gratte, coupe, tranche, incise ou souligne au gré du visage une bouche, un rictus, une paupière, ces toiles noires, dont les traits se détachent sur l’ocre jaune d’une couche elle-même éraflée, scarifiée, rendent justice à ces personnages longtemps exclus de la mémoire commune. »

Sans oublier virées et déambulations à Cancale, à Dinan, à Combourg ou dans la vaste et proche forêt de Brocéliande… Il faut vite multiplier les rencontres. À chaque fois s’approcher, toucher, découvrir, s’émouvoir. Y mettre son corps, son être, sa mémoire, ses lectures. Donner autant que l’on reçoit. C’est ce que fait Lionel Bourg dans ces pages où, prenant ses « aises avec le tracé du canal », il réussit à contourner les écluses (et bien d’autres obstacles : abandonnant ici un « affreux crucifix », s’insurgeant là contre le manque de respect des livres dont font preuve certains vendeurs officiant à Bècherel, « cité du livre ») pour aller, résolument, avec force ou nonchalance, vers ce qui vit, souffle, ouvre et incite au partage.

Lionel Bourg : Le Chemin des écluses, éditions Folle Avoine.
Le logo reproduit ci-dessus est  tête nue écorchée sans visage, l'une des Gueules de fort, de Elice Meng.