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samedi 11 novembre 2023

Nina Simone

Ce n’est pas une biographie de Nina Simone (1933-2003) que proposent Valérie Rouzeau et Florent Chopin dans ce livre publié dans la belle collection Supersoniques mais une évocation sensible de l’œuvre et du parcours de vie de l’une des plus grandes chanteuses de jazz.

Valérie Rouzeau débute son texte en partant de l’enfance de celle qui est née Eunice Waymon en Caroline du Nord, dans une famille de révérends méthodistes. Possédant l’oreille absolue, elle savait jouer à l’harmonium, dès ses trois ans, le gospel préféré de sa mère. Deux ans plus tard, « elle subjugue les fidèles dans toutes les églises où sa mère l’assoit, coussin sur la chaise de paille, devant l’orgue ».

Son rêve, et elle travaille dur pour le réaliser, est de devenir pianiste-concertiste. Mais la pauvreté et le racisme vont l’en empêchée. Passionnée par Chopin, Mozart, Beethoven, donnant son premier concert classique à huit ans, l’entrée au prestigieux Curtis Institude de Philadelphie lui sera refusée et cela bouleversera sa vie.

Elle va alors faire entendre la magie de sa voix et c’est par elle, unique et envoûtante, « dont on a pu dire que c’était tantôt du gravier, tantôt du café crème », que la reconnaissance viendra. Elle passe du classique (ne l’abandonnant pas pour autant) au jazz sans jamais se détourner de son piano. Elle joue, compose, écrit, adapte des morceaux anciens, met en musique des textes (notamment ceux de Langston Hughes et James Baldwin), reprend (en y ajoutant sa griffe) des titres connus tels Just Like a Woman de Bob Dylan ou My Sweet Lord de George Harrison et étoffe peu à peu son répertoire. Elle n’oublie pas ses racines. Le gospel, dit-elle, lui a enseigné l’art de l’improvisation et si le Sud profond, d’où elle vient, est celui des ségrégationnistes et des esclavagistes blancs, il demeure également le lieu où est apparu le blues à la fin du dix-neuvième siècle. Cela, la Little Girl Blue (titre de son premier album) le sait et l’exprime.

« Et l’aria peu à peu varia
De plus en plus noire se fit la voix »

C’est pour ne pas être reconnue par ses proches, qu’elle prend en 1954, alors qu’elle se produit dans un bouge d’Atlantic City, le pseudonyme de Nina Simone. C’est le prélude à la carrière qu’on lui connaît, le succès arrivant dès la fin des années cinquante à Greenwich Village puis à travers tout le pays et bientôt dans le monde entier.

Cela, Valérie Rouzeau l’écrit en choisissant de s’arrêter sur des moments-clés, la présentant telle qu’elle était, en femme libre, militante des droits civiques, défendant les droits des femmes, à commencer par les noires, s’engageant dès qu’il le fallait, luttant avec sa voix, son chant, ses textes, se battant également avec une maladie (sa bipolarité) qui lui rendra la vie difficile.

« C’est le monde que tu t’es créé, Nina, et maintenant tu dois accepter d’y vivre », Nina Simone se répétait les paroles de son ami James Baldwin dans les moments difficiles ».

Florent Chopin, par ses collages, son travail sur le papier, y compris le papier peint, et sur les objets, raconte Nina Simone en empruntant les chemins qu’il affectionne. Il déplie ses cartes marines ou terrestres, zèbre ses toiles de notes de musique, crée d’intenses mouvements, dessine ou peint, perçoit le timbre de la voix jusque dans son corps et impulse de la profondeur (et des envies de voyages) aux murs. Les reproductions, pleine page, du peintre (et poète) dont l’antre, "l’atelier des brousses", se trouve dans un ancien garage à Saint-Ouen, attirent, aiguisent et font du bien au regard et à l’imagination.

Tous deux, par des voies différentes mais complémentaires, s’associent pour rendre un bel hommage à Nina Simone, décédée dans le Sud de la France, à son domicile de Carry-le-Rouet, en 2003, dix ans après la parution de son dernier album, Single Woman.

Valérie Rouzeau et Florent Chopin : Nina Simone, éditions Philharmonie de Paris, collection Supersoniques



 

vendredi 19 juin 2015

Va où

Publié une première fois par les éditions Le Temps qu’il fait en 2002, Va où sort aujourd’hui en poche. Belle opportunité pour s’attarder à nouveau sur une œuvre qui étonne (par sa fraîcheur, sa spontanéité, sa fantaisie) et qui a le don d’embarquer le lecteur au quart de tour. Valérie Rouzeau adopte comme toujours un rythme soutenu. Tout va très vite. Les émotions affleurent. L’auteure ne s’y laisse pas happer. Le fil sur lequel elle évolue est fin. Il demande une prise de risques permanente. Elle joue avec l’air, le vent, la vitesse, l’inconnu mais n’oublie pas le terre à terre et ses retours de bâton. Ses mots virevoltent, ne tombent jamais à plat, profitent de leurs sonorités et s’accordent pour bousculer les lieux communs en déviant légèrement de leur trajectoire initiale pour se retrouver là où on ne les attendait pas.

« Je pars le cœur tapant prendre le train en marche

Pile au signal sonore monterai mon bagage avec ma vie entière

Sur les rails je penserai à toute vitesse au bonheur étrange de sentir mon poids de chagrin lancé par des plaines jamais vues

J’apercevrai peut-être un vrai oiseau dont on me dira plus tard que c’était un hiatus »

La langue, inventive, aime s’appuyer sur les syllabes. Elle y trouve des relais, assemble des mots qui ont peu l’habitude de se toucher ainsi et crée instantanément des raccourcis qui apportent leur pierre au chant tout en influant gaiement sur le sens (voire le double sens) de la phrase. Elle imagine, elle évoque, elle pense à ses proches et aux autres, elle s’adresse à Desnos ou à Apollinaire, elle dit ce qu’elle doit, ce qu’elle espère, ce qui revivifie constamment son allant, son énergie, son besoin de vivre avec intensité.

« Je pense aux personnes à merveille dans ma vie mes frères loin mes potes en allés mes jamais rencontrés je pense au cœur de ma mère solitaire je pense sur la tête de mon père je pense à mes aïeux en rangs d’oignons dessous la terre je pense à ma grandmère sempiternelle qui avait le blues toujours dans sa vieille blouse »

Elle va où tous les autres inévitablement vont mais n’emprunte, pour s’y rendre, que des chemins détournés, un peu sinueux, qu’elle invente au fil du poème, y glissant tristesse, douceur, tendresse et beaucoup de sentiments contradictoires qu’elle associe à sa manière. Si elle s’arrête en chemin, ce n’est jamais pour très longtemps, et uniquement pour mieux repartir, sûre d’avoir pu saisir en un temps très bref ce qui foisonne en elle (et autour d’elle) au quotidien, désireuse, quoiqu’il arrive, de poursuivre sa quête en réactivant cet étonnement qui la porte et qui maintient, intact, le fil qui la lie à son enfance.

« Me revoilà en train de plus belle sur les rails
J’aurai roulé ma vie
Foncé dans ma charrette songé dans mon tonneau
Tracé mes cartes de tendre
Et mon esprit de ciel si j’en ai ira bien jusqu’au bout de sa peine jusqu’au bout de sa joie partante à vos marques prête »

 Valérie Rouzeau, Va où, collection la petite vermillon, La Table Ronde.

dimanche 6 mai 2012

Vrouz


 Derrière Vrouz, ce titre-déclic, on se dit que se cache peut-être un identifiant, un mot de passe capable d’ouvrir une multitude de fenêtres et puis on pense, presque simultanément, à un bruit de moteur vif et alerte, celui d’une mécanique bien huilée qui va démarrer au quart de tour et qui demande au lecteur de s’apprêter au départ. Ce qui l’attend, introduit par ce mot venu de nulle part, est tout entier tenu, animé, mis en voix par une marionnettiste de la langue que l’on retrouve ici maîtrisant, sans en avoir l’air, les subtilités sonores du sonnet en le tournant à sa manière et en y glissant, au fil des portraits, autoportraits, instantanés et retours autobiographiques qui fondent l’ensemble, anagrammes, onomatopées, expressions populaires, jeux phonétiques et références diverses et discrètes à ce qu’elle appelle « mes mots des autres ».

Le rythme est naturel et rapide. Il se déploie grâce à la respiration ample qu’impulse dans ses textes, et ce depuis Pas revoir, Valérie Rouzeau. C’est ce souffle tendu qui emporte. D’emblée, elle s’y appuie, le réactive, s’y grise et annonce teneur et couleur des poèmes qui vont suivre.

« Bonne qu’à ça ou rien
Je ne sais pas nager pas danser pas conduire
De voiture même petite
Pas coudre pas compter pas me battre pas baiser
Je ne sais pas non plus manger ni cuisiner
(Vais me faire cuire un œuf)
Quant à boire c’est déboires
Mourir impossible présentement »

Si le mal à vivre est toujours présent, la nécessité de calmer ses ardeurs et de colmater les brèches qu’il ouvre en intérieur l’est tout autant. Pour se faire, frotter les mots les uns aux autres et les assembler afin de s’embarquer en leur compagnie dans des voyages et des méandres insoupçonnés est une mise à distance souvent salvatrice. Valérie Rouzeau, quand elle part ainsi, et un rien (un regard, un coup de vent, la lune dans la lucarne, une lumière qui traverse un homme ou son ombre) l’y incite, aime ne pas être seule et invite dans ses sonnets sonnants la voix lointaine d’un inconnu qui continue à jacter à l’autre bout d’un téléphone qu’un autre vient de jeter dans une poubelle londonienne ou la frêle silhouette d’un gosse qui claudique (« petit gamin blessé à la patte un peu folle ») derrière un père qui marche trop vite pour lui. Celle qui affirme ne pas savoir conduire mène ses poèmes à vive allure en négociant chaque virage au cordeau. Elle attrape au vol la main de ceux qu’elle désire à ses côtés. Ils doivent simplement monter en marche et prendre place dans son imaginaire en y apportant de quoi le nourrir.

« La tête d’envournée dans le métro rapide
Je vois ce jeune homme pâle sa mèche crantée
Ce joli coup de peigne qu’il a quand il sourit
Alors je reconnais sa très arrière-grand-mère
La jeune fille d’autrefois qui vit dans ce gars-là
Elle existe comme lui je le vois
Les yeux verts un peu gris la couleur de la Seine
Bien coiffée plutôt sage au-dessus de la Seine »

Vrouz est en réalité bien plus qu’une suite d’autoportraits saisis sur le vif : c’est également un retour contre soi (pour reprendre un titre d’Yves Martin) - et sur soi - qui passe par les autres (souvent par le tamis de leur regard) et qui permet à Valérie Rouzeau de saisir les jours ("c’est là où nous vivons"), d’en rattraper quelques uns, de dire ce qu’elle y met, ce qu’elle aimerait y ajouter, y soutirer, ce qu’elle subit parfois de peu réjouissant au quotidien, ce qu’il lui faut désamorcer avec aplomb dès que la pompe à blues émet ses premières notes. Elle évoque ses multiples déplacements entrecoupés de périodes de calme ou de repli. Durant ces moments presque vacants, « je est un hôte » qui regarde au plafond ou à la fenêtre en faisant venir les mots, la grammaire et les bruissements qu’ils produisent en se touchant avec autant de rapidité que si elle se trouvait à bord d’un train ou d’un avion. Il y a une belle (et grande) énergie dans ce livre où elle réussit à maintenir, d’un bout à l’autre, autrement dit pendant 160 pages, un rythme soutenu. Elle s’y dévoile toujours très présente aux autres, s’éclipsant quand il le faut et n’oubliant jamais d’initier, envers ses proches, le geste simple qui permet de garder intacts les liens que mort, maladie ou éloignement momentané ne pourront entamer.

« J’ai l’amour spontané de mon prochain sauf quand
Mon prochain s’intéresse de trop près à mon goût
À ma personne gentille et froide et solitaire
Alors là je m’éloigne à grandes enjambées
Du buffet dînatoire où j’étais conviviée
Et je rentre chez moi savourer mon congé. »

Valérie Rouzeau :Vrouz, La Table ronde.

samedi 26 juin 2010

Quand je me deux

Si d’entrée, le « deux » du titre peut étonner – qui vient du verbe « se douloir » (souffrir, se plaindre, ressentir de la douleur) et du vieux français « deulx »- on se dit très vite, dès les premières pages du livre, que nul autre verbe n’aurait pu saisir avec autant de force et d’acuité ce que Valérie Rouzeau nous propose ici. Pour ce faire, pour donner ainsi, il lui faut désamorcer la douleur, tenir la corde à distance, ne jamais lui laisser trop de champ. Autrement dit se prémunir, ne pas se morfondre, ne pas glisser dans des territoires sans fond. Elle sait, comme tout un chacun, que « la route du berceau à la tombe offre quelques méchants cailloux » et qu’il vaut mieux, à défaut d’avoir pu les éviter, trouver des remèdes pour en guérir plutôt que de se complaire dans l’infection des plaies.
« J’ai perdu les pédales alors je vais à pied comme un tout seul nuage une montagne déplacée Mais vous m’en direz tant et vous n’aurez pas tort comme moyen de transport il y a la métaphore La figure du poème vous porte tout là-bas aussi bien que le train ou le vélomoteur le patin à roulettes le roller le scooter la planche l’aéroplane ».
Les vrais remèdes sont là. Concoctés par elle à l’aide de syllabes qui se télescopent, d’une syntaxe qui s’emboîte (jusque dans l’imprévu), d’un lexique ajusté (et parfois détourné), de bribes captées au vol dans ses lectures et restituées (« mes mots des autres ») avec cette vivacité tonique et instantanée qui lui permet – quand tout, tout autour s’assombrit – de remonter à la surface et à la lumière en un clin d’œil.
« Heureuse la qui comme moi n’est pas pendue dans l’arbre tout le long de l’avenue. »
Elle relie naturellement poèmes anciens à ceux du temps présent en mixant époques et frontières. Elle s’offre ainsi un vaste fonds commun dans lequel elle peut puiser, ramenant des pépites qu’elle prend plaisir à retravailler, leur donnant un autre impact, d’autres émotions, une autre vie.
Sa façon de faire (d’écrire) est, d’un bout à l’autre, durant les 41 sections (table en fin de volume) qui composent ce livre, stimulante et communicative. Une énergie vitale dont le secret tient peut-être à cette capacité qu’elle a de garder toujours l’enfance, la famille, les proches à portée de cœur et de mots tout en vivant intensément le présent et les rencontres qui le ponctuent.
« Mes amis poètes me disent attention au mot cœur il ne passe pas partout comme rossignol. »
Il y a de la virtuosité, du patchwork subtil, du mouvement, de la tristesse (mort de la grand-mère / grammaire), de la peur parfois (voir le poème du 28 février 2009), de l’imprévu (en loco avec John Giorno), un amant, de l’amitié, des détours, retours et quelques oiseaux (chanteurs, moqueurs) dans ce livre très habité, très animé et pour tout dire plein de présences vives. Qui saura y regarder de plus près y verra sans doute bien plus encore.
« Ne te tourmente pas tu es lancée partie Mords la vie mords la vie mords la vie mords la vie. »

Valérie Rouzeau : Quand je me deux, éditions Le temps qu'il fait.