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lundi 2 mai 2022

P.R.O.T.O.C.O.L.

Alors que l’acronyme P.R.O.T.O.C.O.L. s’affiche un peu partout en ville, suscitant l’interrogation des plus curieux, d’autres, que l’on voit à peine, tentent de survivre dans la jungle urbaine. Ils vivotent dans les interstices d’un lieu qui n’a rien d’idyllique. Suite aux révoltes qui ont secoué le pays durant l’automne précédent, l’état d’urgence a en effet été décrété et le couvre-feu imposé. La cité est sous haute surveillance. Des milices privées circulent et ramassent (tabassent) ceux et celles qui, passée une certaine heure, traînent encore dehors. S’il paraît difficile de résister, ou même de tenter un pas de côté, dans un monde si cadenassé, il est toutefois impossible de mettre tous les habitants sous cloche. La plupart entendent continuer à vivre à peu près normalement quand quelques uns, plus radicaux, préparent des actions clandestines en vue d’un grand soir qu’ils espèrent flamboyant. Partout, les gens triment jusqu’à l’usure pour tenter de joindre les deux bouts. C’est vers ces gens, aux tempéraments et aux parcours différents, chacun défendant un pré-carré parfois minuscule, que Stéphane Vanderhaeghe porte son regard. Tous deviennent les personnages de la grande fresque qu’il entreprend de peindre en les suivant pas à pas, sur un certain laps de temps, et par intermittence.

Il y a là Mél., qui fait la manche à l’entrée du Market +, Oumar, le vigile du magasin, Cécile, prof dans un lycée, Katia, qui vend son corps à des types plutôt aisés, RE:AL, qui donne de l’éclat aux murs dès que la nuit tombe, Rrezon, qui a dû fuir son pays et qui livre des repas à domicile, Raton, le rat dominant qui règne en maître avec sa petite bande dans les sous-sols de la ville, Dédé, le S.D.F. qui disparaîtra bientôt, kidnappé par une bande de laveurs de cerveau et de bourreurs de crâne qui sillonnent les rues en estafette rouge, Jean-Christophe, le jeune cadre dynamique qui papillonne à droite, à gauche pour satisfaire ses appétits sexuels et d’autres solitaires, tel cet homme qui a décidé de frapper fort (de mourir mais pas seul) et dont les caméras retracent, après coup, les étapes de sa virée mortifère.

« Il n’existe plus déjà lorsque la porte de l’immeuble claque derrière lui. Il ne reviendra pas en arrière, on ne l’arrêtera plus. Sa décision, si c’en est une, si ce n’est pas autre chose, est irrévocable, mûrie de longue date – pensée, anticipée, répétée.
Par lui ou par d’autres. »

Tous ces êtres, suivis au jour le jour, s’activent, se croisent ou se rencontrent, chacun portant sa vie, ses espoirs, sa peine, ses désillusions dans un environnement quadrillé. Tous aimeraient ouvrir les fenêtres, vivre pleinement, envoyer valdinguer principes, us et coutumes et créer du collectif pour mettre fin à cet individualisme qui devient, de fait, la seule échappatoire possible. C’est peu dire qu’il y a de la colère dans l’air. De la violence rentrée. Un feu qui couve et qui finira bien par prendre. L’acronyme P.R.O.T.O.C.O.L, pour peu que l’on parvienne à le déchiffrer, et à le propulser plus loin que les murs, annonce peut-être cela.

En attendant, la patience est de mise. Pour en savoir plus, il faut se laisser guider par l’imposant et épatant roman de Stéphane Vanderhaeghe, par sa prose dense et fouillée, par ses différentes strates d’écriture, par son exploration, à travers les pérégrinations de personnages attachants, des failles d’une société en crise. Personne ne passe à travers les mailles du filet invisible qui est tendu au-dessus de la ville. Personne sauf Raton qui, dégustant, en fin d’ouvrage, un repas de choix dans les souterrains, apostrophe ses congénères. Et peut-être aussi, par ricochets, ceux qui s’agitent en surface.

« Pendant que Raton faisait une partie de cache-cache, l’un des leurs s’était fait chopé au camp. Truc à la con, piège classique. C’était Raton qui était visé, décidément. Il faisait le fier pourtant, jouait les durs, je vous l’avais dit de faire profil bas, de vous méfier, regardez-vous, des siècles d’évolution et ça ne vous a rien appris ? Laissez-moi rire. »

 Stéphane Vanderhaeghe : P.R.O.T.O.C.O.L.,Quidam éditeur.

 

jeudi 4 février 2016

Charøgnards

Quelques pages, placées en début d’ouvrage, nous indiquent que le manuscrit qui est à l’origine de ce livre a été retrouvé en une époque indéterminée en très mauvais état. Séché et restauré, il n’a pu être restitué dans sa totalité. Pour l’auteur, ce texte, au moment où il le rédige, constitue un simple journal de bord. Il entend y noter le bouleversement créé par l’arrivée et l’installation de milliers de volatiles (tous se pavanant en arborant un remarquable plumage noir charbon) dans la petite ville où il vivait jusqu’alors au calme, et en harmonie, avec sa compagne et leur bébé. Or, il se trouve, que les corbeaux peu à peu se multiplient, semant le trouble dans la contrée. Ils donnent de la voix, prennent leurs aises, sur les trottoirs et les places, puis dans les parcs et les champs, passant des fils électriques aux toits des voitures.

« On échange des poignées de mots écorchés touchant de près ou de loin aux charognards qui trouent le ciel et parent les rues. »

Au départ, les habitants tentent de minimiser leur inquiétude en blaguant (« on se croirait au cinéma ») mais bientôt tous considèrent la menace trop forte pour pouvoir continuer à vivre comme si de rien n’était. Les visages deviennent graves. Les paroles se font rares. Le curé a été attaqué puis haché menu à coups de becs et de griffes au pied de son autel. Les villageois commencent à faire leurs valises et à migrer. Le narrateur, qui s’obstine à rester en espérant des jours meilleurs, voit également ses proches s’en aller.

« Personne ne se risque plus dans nos rues – qu’on dirait placées sous couvre-feu. Moi-même j’évite désormais, dans la mesure du possible, de quitter la maison, sans toutefois pleinement m’y résoudre. Sommes condamnés à l’autarcie, moi et les quelques autres qui n’ont pas fui. »

Claquemuré chez lui, il va progressivement tout perdre. Famille bien sûr, puis repères, travail, voisins, mais aussi sa raison et sa propre identité. Le « je » narratif du départ va se transformer en « tu ». L’homme qui note un quotidien où il ne maîtrise plus rien (pas même la notion du temps) se trouve désormais en train de regarder vivre un autre. Son écriture en pâtit. Qui devient de plus en plus squelettique. Ainsi que sa santé mentale. Qui s’effrite.

C’est la lente, l’irrémédiable chute d’un être malmené par les événements avant de finir épuisé, à bout de souffle, que conte Stéphane Vanderhaeghe dans son premier roman. Il parvient à changer de registre d’écriture quand il le faut et serre constamment de près les funestes personnages (ces charognards en ordre de bataille) d’une histoire qui ne peut que mal se terminer, tant il paraît vain de vouloir résister seul, comme le fait cet homme obstiné, scotché, arc-bouté sur son morceau de territoire, quand tout autour la guerre fait rage.


 Stéphane Vanderhaeghe : Charøgnards, Quidam éditeur.