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samedi 23 septembre 2023

Nouvelles notes sur les noms de la nature

Six ans après leur avoir consacré un premier recueil de notes, Philippe Annocque récidive en se penchant à nouveau sur les étonnants noms de la nature. Il apprécie leurs bizarreries, les confusions qu’ils ne manquent pas de provoquer et le décalage qui existe parfois entre leur appellation d’origine et leur apparence ou leur lieu de vie..

« Grison d’Allemand est un drôle de nom pour qui ne vit qu’en Amérique latine. »

« Certains distinguent lièvre et lapin à leurs oreilles.
En effet, l’oreille de lapin est une plante
alors que l’oreille de lièvre est un champignon. »

Il nous donne rendez-vous dans les sous-bois ou dans la prairie, en haut des arbres ou dans les eaux turquoises des mers chaudes pour rencontrer quelques-unes de ces plantes, bêtes et bestioles dont les noms autrefois savants, issus souvent du latin, l’étonnent, le laissent perplexe et l’incitent aux jeux de mots.

« Je me suis renseigné, mais non :
la nonnette voilée ne pousse pas sur les mêmes terrains
que le phallus impudique.

L’impudeur n’étant pas suffisamment
attirante,
on l’appelle aussi parfois satyre puant. »

Des noms souvent peu connus apparaissent dans ce recueil où la nature reste secrète et discrète, ne se dévoilant qu’en fragments poétiques et malicieux, On y croise la tourte voyageuse et le chevrotain porte-musc, la tégénaire géante et l’ours à collier, le serpent à lunettes et la vesse-de-loup, le moqueur polyglotte et le maquereau espagnol,

« L’ambre liquide
donne son autre nom
au copalm d’Amérique.

Car c’est le copal,
une résine fossile,
qui donne son autre nom
au liquidambar ».

Philippe Annocque s’aventure sur les traces de ces spécimens rares ou communs, participant tous de la diversité d’une nature soumise à rude épreuve, accompagné, à nouveau, par Florence Lelièvre qui illustre, dessine, croque, d’une main vive et sûre, fleurs, feuilles, écorce, oiseaux, araignées, champignons, serpent, poissons, etc, donnant ainsi à voir ce qui se cache derrière plusieurs de ces noms.

Philippe Annocque : Nouvelles notes sur les noms de la nature, illustrations de Florence Lelièvre, éditions des Grands Champs.

dimanche 10 janvier 2021

Les Singes rouges

Si Philippe Annocque a l’habitude de dire que ses textes interrogent d’abord l’identité – ce que ses précédents romans confirment – cela est également vrai pour ce récit, avec pourtant une différence de taille. Cette fois, ce ne sont pas des personnages fictifs qu’il suit mais des êtres qu’il connaît bien. Et tout particulièrement sa mère. En son enfance Outremer. C’est autour d’elle qu’il construit cette chronique qui débute au bord d’un fleuve, en Guyane, là où l’on percevait les bruits et bruissements venus de la jungle voisine.

« Sur l’autre rive du fleuve on entendait les singes rouges.

Il pourrait mettre des guillemets à cette phrase car elle n’est pas de lui.
Il ne se rappelle plus quand elle l’a prononcée. Il se dit qu’il a dû l’entendre plusieurs fois. Elle s’est détachée de tout contexte, elle est devenue un objet qui tient tout seul par sa propre force de gravité. Et dont la trajectoire à présent traverse sa page d’écriture. »

C’est à coups de tableaux simples et saisissants qu’il se propose de retracer le parcours de sa mère, d’abord en Guyane, où elle est née à la fin des années vingt, puis en Martinique où la famille s’installa sept ans plus tard. Pour ce faire, il lui faut se remémorer ce qu’il a entendu, remettre des confidences, des anecdotes et des conversations passées en perspective, visiter un arbre généalogique aux branches peuplées d’oncles, de tantes, de cousins et cousines plus ou moins proches, collecter des informations et interroger la principale protagoniste. Prendre le pouls de ces îles lointaines où sont quelques unes de ses racines et regarder grandir, comme s’il y était, celle qui, bien des années plus tard, allait lui donner vie n’est pas une mince affaire.

« La Martinique tout de suite ça a été une autre planète.
Quand ils sont arrivés au port, à la Transat, toute la famille les attendait ; et elle, elle ne connaissait personne. Sa tante, la sœur de sa mère, elle l’a prise pour sa marraine – sa marraine qui lui avait envoyé la poupée en porcelaine. Ce n’est que dans la soirée qu’elle a compris qu’elle se trompait, quand sa vraie marraine est arrivée. »

Celle qu’il suit dans ses dépaysements est une petite fille vive, éprise de liberté. Qui apprend, avec rudesse parfois, ce que lui réserve le monde des adultes. À Cayenne, on lui a fait comprendre qu’elle était trop colorée pour les bonnes sœurs blanches et en Martinique elle s’aperçoit qu’elle ne l’est pas assez quand elle rejoint l’école publique. On lui attribue, de plus, un nouveau prénom parce que l’une de ses tantes n’aime pas celui (Olga) que ses parents lui ont donné. Elle prend peu à peu conscience qu’il lui faudra, d’ici quelques années, pour vivre pleinement, s’extraire de cet univers aux dehors harmonieux.

« Un jour elle a repris le bateau. Elle a laissé la Martinique derrière elle. Et la Guyane, encore plus loin, tout au fond de ses souvenirs – où elle est restée. »

Le récit de Philippe Annocque est lumineux. On sent le plaisir qu’il prend à reconstituer ce jeu de pistes, à poser, pièce après pièce, les jalons d’un parcours fondateur. L’homme qui semble feuilleter en dilettante l’album familial est en réalité extrêmement rigoureux. C’est un archiviste subtil. Qui décrit avec méthode l’enfance et l’adolescence de sa mère en assemblant de courts fragments. Il tient les manettes tout en se maintenant en retrait. On le voit hésiter, retravailler son texte, se demander ce qu’il garde, ce qu’il rejette, ce qui, trop intime, ne doit pas être dévoilé. C’est un très bel hommage qu’il offre à sa mère. En se cantonnant volontairement à la jeunesse d’une vieille dame dont il vient d’apprendre, par téléphone, « au milieu de la nuit », qu’elle est tombée. Un livre entier, plein de tendresse et de chaleur humaine dans lequel il interroge également sa propre identité, lui qui se dit, quand on lui parle de ses origines, « picardo-artésien d’un côté, guyano-martiniquais de l’autre ».

Philippe Annocque : Les Singes rouges, Quidam éditeur.

 

 

lundi 19 novembre 2018

Seule la nuit tombe dans ses bras

Herbert est écrivain. Il est attaché à la fiction des mots. Il aime les coucher sur le papier. Il croit en leur pouvoir. Il lui arrive de penser que « dire c’est faire ». Et qu’écrire, décrire des scènes imaginaires équivaut parfois à les vivre. C’est d’ailleurs un peu ce qui se passe en ce moment dans sa vie. Et c’est ce qu’il raconte.

Tout a commencé par une rencontre banale, bien que fictive, entre lui, Herbert, 45 ans, écrivain et prof, et Coline, même âge, lectrice et prof aussi. Huit cents kilomètres les séparent mais grâce à Facebook, le monde parallèle où ils se sont « connus », on peut voyager en instantané ou presque. Un simple clic leur permet d’être présents l’un à l’autre.

« C’est comme ça que ça commence : on devient amis, et puis à l’occasion on échange deux ou trois mots, guère plus. »

Mais avec Coline, ça ne se déroule pas ainsi. Très vite, elle enlève le haut. Et bientôt le bas, l’incitant à faire de même. Il hésite et finit par s’exécuter. Leurs échanges sont de plus en plus suggestifs et sexuels. Les mots se libèrent. Et les courtes vidéos aussi, où chacun s’offre au regard de l’autre. L’écran est leur récréation. C’est là qu’ils vont jouer dès qu’ils quittent la vraie vie. Leurs doubles virtuels y prennent du bon temps. Y glanent plus qu’un supplément d’âme. Mariés, père et mère de famille, ils se cachent, retournent en pré-adolescence et deviennent, il faut bien l’avouer, un peu mabouls.

Le pouvoir des mots les rattrape forcément très vite. C’est celui-ci que Philippe Annocque ausculte une fois de plus. Il s’attache à la mécanique du dédoublement, à l’identité troublée et à la situation scabreuse de ses personnages. Il ne les ménage pas vraiment. Les montre peu stables. En train de perdre certains repères. Alternant le chaud et le froid. Devenant susceptibles. Se blessant mutuellement.

« C’était drôle et triste, ce père de famille quadragénaire qui courait sous la pluie parce qu’une femme qu’il n’avait jamais vue ne voulait plus lui écrire. Il n’aurait jamais cru ça de lui. Comme si un autre que lui courait. »

Seule la nuit tombe dans ses bras est un livre étrange et inquiétant. C’est évidemment voulu. Philippe Annocque, pour y parvenir, met en place un dispositif particulièrement malin. On le sent rusé, prompt à manier l’ironie, à parodier le roman d’amour, à percer l’identité bancale de cet homme et de cette femme apparemment heureux mais qui n’en restent pas moins accrochés, dans la grande nuit numérique, à cet écran bleuté dont ils ne peuvent plus se séparer et qui s’agite frénétiquement en se zébrant de mots bien réels.

Philippe Annocque : Seule la nuit tombe dans ses bras, Quidam éditeur.

mercredi 23 mai 2018

Notes sur les noms de la nature

La nature a, on le sait, une imagination sans limites et l’homme, qui entend tout nommer, est rarement en reste. Il n’a pas inventé le bulbul des jardins (qui est un passereau), le noctilion pêcheur (une chauve-souris), le marasme des Oréades (un champignon), le couscous (pas le plat, le marsupial), le clitopile petite prune ou la bulgarie salissante (ce sont également des champignons) mais il leur a tout de même trouvé un nom en leur accordant, au passage, un beau surplus de poésie naturelle. C’est celle-ci que décrypte Philippe Annocque dans ce petit livre ludique et très documenté. Il y donne libre cours à son esprit curieux. Certaines contradictions ou anomalies détectées entre la dénomination de quelques unes de ces créatures et leur façon d’être et de perdurer ne manquent pas de l’étonner.

« De tous les insectes ailés
encore vivants de nos jours
le plus ancien est l’éphémère. »

Insectes, oiseaux, plantes et (surtout) champignons ne semblent avoir aucun secret pour lui. Il leur consacre quelques fragments, passe de l’un à l’autre, joue avec l’étrangeté de leur appelation, situe leurs lieux de vie. Il les laisse ensuite repartir dans le monde qui leur appartient et qui n’est souvent relié au nôtre que par la magie des noms.

« Le nom donne à voir
ce qui nous échappait.
Depuis que je sais le nom
de l’accenteur mouchet
il y en a plein mon jardin. »

Ces notes et fragments sont illustrées par Florence Lelièvre qui est allée voir sur place ou, plus sûrement, au Muséum d’Histoire naturelle à quoi ressemblent (cachés entre les oreilles de Judas et les prunes de Cythère) quelques unes des plantes et certains des animaux évoqués ici par Philippe Annocque.

Philippe Annocque : Notes sur les noms de la nature, éditions des Grands Champs.

lundi 12 juin 2017

Élise et Lise

Élise et  Lise ne se sont pas rencontrées le même jour. C’est étonnant mais c’est pourtant vrai. Quoiqu’il en soit, il y avait déjà un moment que Lise, qui allait faire le premier pas, se sentait attirée par Élise. Tout en elle lui plaisait. Sa silhouette, ses vêtements, sa légèreté, son sourire, sa bonne humeur. Elle essayait d’ailleurs, quand elle se rendait chez Zara ou chez Camaïeu, de trouver le même petit haut à bretelles qui lui allait si bien et qu’elle finira par dénicher, acheter et porter. Elle ne savait pas encore que leurs prénoms se ressemblaient. Étudiantes, elles suivaient le cours de madame Roger sur les personnages qui peuplent les contes des frères Grimm. Sarah, très proche d’Élise, et qui suivait également ce cours, assistait à la rencontre qui eut lieu devant la cabine d’essayage du Kookaï de la rue Saint-Charles.

« Quand elle repense à cette scène, quand elle la reconstruit dans sa mémoire insuffisante, elle entend toujours Élise se présenter la première, "Élise", et Lise ensuite dire "Lise", et ça fait comme un écho. Mais Sarah sait bien qu’elle imagine, parce qu’en réalité elle ne se souvient plus. »

À partir de ce jour, les deux jeunes filles ne vont plus se quitter. Elles vont habiter le même deux pièces, s’échanger leurs vêtements, partir en week-end ensemble chez les parents d’Élise. Celle-ci a pris d’emblée, et sans le vouloir, l’ascendant sur celle qui veut lui ressembler, glaner quelques traits de sa personnalité pour s’inventer une histoire qui ne débuterait qu’à l’instant où elles sont devenues amies.

« Lise profitait de l’absence d’Élise pour entrer dans cette jupe à carreaux, cette chemise en jean, cette robe à pois, ce petit haut à bretelles. Elle y entrait et y entrer c’était comme entrer dans un autre monde, un monde où Lise n’existait pas et où il n’y avait plus qu’Élise. »

C’est ce mimétisme que Philippe Annocque décrit. Il semble avancer avec une certaine nonchalance mais construit en réalité un roman bien charpenté, conçu tel un conte résolument ancré dans l’époque. Il passe d’un personnage l’autre, les éclaire à tour de rôle, précise d’un mot, d’une phrase, la fragilité de Lise et la liberté assumée d’Élise, le tout ponctué par les interventions de Sarah qui, sans s’éloigner tout à fait, est totalement accaparée par l’étude, la signification et les diverses interprétations des contes.

« Les contes sont des organismes vivants qui vivent leur vie à travers nous. L’individu est sans pouvoir sur eux. »

Un autre personnage apparaît bientôt. Il s’installe durablement. Il s’appelle Luc. C’est « le garçon qu’Élise leur avait trouvée ». C’est Lise qui pense ainsi. Heureuse de savoir son amie heureuse, elle sera triste quand l’histoire se terminera, plus triste encore que celle qui vient d’être quittée.

Élise et Lise est un conte subtil, empli de fraîcheur et d’envie de vivre, qui peut facilement basculer. Les thèmes abordés, sans jamais être nommés, (le besoin – pour Lise – de se conformer, de paraître, de devenir le double, la copie de celle qui la fascine et le risque - qui la guette - de se perdre ou d’usurper une identité) s’avèrent si déstabilisants qu’on se dit parfois qu’il suffirait d’un rien pour que l’histoire prenne soudain une tournure différente, chavirant dans le rude, l’effroi, la dureté. Philippe Annocque s’en garde bien. Il maîtrise son sujet à la perfection. Il sait où il veut nous mener. Et maintient, pour cela, une tension élevée jusqu’au bout. Jusqu’à cette ultime fenêtre, grande ouverte, sur laquelle se termine le livre.

 Philippe Annocque : Élise et Lise, Quidam éditeur.


lundi 18 janvier 2016

Pas Liev

Liev est un personnage étrange et déroutant. Brosser son portrait paraît de prime abord difficile. On fait sa connaissance à l’instant même où il descend d’un car, se retrouvant dans un paysage qui a des allures de morne plaine et où personne, à part un homme à vélo qui s’arrête pour lui demander ce qu’il fait là, ne semble vivre. L’inconnu le rassure néanmoins en lui disant qu’il est sur la bonne route et que le village de Kosko, où il se rend pour prendre ses fonctions de précepteur, n’est plus très loin.

« On n’avait pas l’air d’attendre Liev à Kosko. La femme qui l’avait introduit à "l’office", comme elle disait, ne semblait pas savoir qui il était ni pourquoi il était là. »

Le problème, et cela le déçoit, c’est que les enfants ne sont pas présents. Ils sont en vacances et n’arriveront que plus tard. Liev, qui pense beaucoup, et qui retourne chaque mot ou expression dans sa tête pour tenter de bien comprendre ce qu’on lui dit, imagine qu’ils viennent sans doute de contrées lointaines et qu’il leur faudra encore un peu de temps avant de rejoindre Kosko. En attendant, on l’emploie comme sous-intendant. Il doit recopier des factures dans un registre. La vie s’organise doucement. S’il se laisse volontiers porter par les événements, il n’en demeure pas moins attentif aux détails qui rythment son quotidien. Son esprit d’escalier est mis à rude épreuve. Il y a un décalage constant entre sa perception des faits et la réalité elle-même. En fait, tout se passe comme si Liev vivait à la place d’un autre. Qui serait Liev et pas Liev.

Et c’est justement ce genre d’interstice que Philippe Annocque aime visiter. Celui-ci, il le suggère et s’y glisse avec subtilité. Liev, qu’il invente sous nos yeux, a une personnalité peu commune. On la découvre au fil du texte. Il s’avère peu bavard. Semble avoir de sérieux problèmes avec la logique. Ne sait jamais si on lui veut du bien ou du mal. Il subit plus qu’il ne décide. Il va pourtant vivre à Kosko une grande histoire d’amour. C’est en tout cas ce que l’on peut penser en apprenant qu’il s’est fiancé avec Mademoiselle Sonia, la fille de la maison. Mais rien n’est vraiment avéré. Tout est sujet à caution. C’est là la force du roman. On en vient forcément, à un moment donné, à se demander qui est ce Liev qui reste étrangement à distance de presque tout ce qui lui arrive. Est-ce un rêveur, un absent, un malade, un homme naïf mais dangereux, un fabulateur, un schizophrène ? La réponse, cinglante et inattendue, viendra en fin d’ouvrage. Clôturant un livre rare et épatant. On en sort sonné et admiratif. Heureux d’avoir ainsi été porté, et transporté, en territoire inquiétant par l’impeccable virtuosité de Philippe Annocque.


 Philippe Annocque : Pas Liev, Quidam éditeur.


jeudi 23 juillet 2015

Vie des hauts plateaux

La vie n’est pas simple sur les hauts plateaux. Le feu et l’eau s’affrontent. Et parfois brûle au milieu un être dont il faudra récupérer les cendres au plus vite. Le vent souffle fort. Il s’engouffre dans les têtes. Il y a de l’agitation dans l’air et du remue-ménage dans les couples. Ceux-ci se forment et se défont selon d’étranges tribulations et combinaisons qui visent à susciter des rencontres définitives entre deux personnes (peu importe leur sexe) qui semblent devoir s’accorder et dont on se demande bien pourquoi ils ne sont pas déjà ensemble. De telles modifications dans les habitudes des uns et des autres se préparent ardemment et demandent toujours quelques petits aménagements préalables, d’autant que les habitants du lieu vivent pratiquement tous deux par deux et qu’une place ne peut souvent se libérer qu’avec la mort d’un personnage. Celle-ci coule d’ailleurs de source. On meurt beaucoup sur les hauteurs. Rarement de vieillesse ou de maladie mais plutôt de rire, de peur ou de faim. Ce n’est pas le narrateur qui s’exprime en ouverture du livre qui dira le contraire.

« Comme c’était le dernier jour de ma vie, pendant que notre fils déjà adolescent était à l’école, je suis allé à la pêche avec ma femme. Elle avait pris sa retraite de la police pour l’occasion. Elle enchaînait les belles prises pendant que je m’emmêlais dans ma ligne. »

Quand un narrateur quitte la scène, un autre (ou une autre) le remplace au pied levé, pris lui (ou elle) aussi dans les innombrables bizarreries et absurdités d’un quotidien qu’il faut, vaille que vaille, assumer. En contournant la normalité et en respectant les nombreux dysfonctionnements en cours.
« La maison, quant à elle, attendait que je m’approche – qui que je fusse – pour prendre sa place définitive au jardin. »

Philippe Annocque aime chambouler les codes établis. Il s’en donne ici à cœur joie, fonce, cavale, multiplie les prises, s’offre de précieux interludes et repart de plus belle, à l’aventure, tenant son texte d’une main légère en laissant ses personnages libres de mourir ou de renaître à leur guise. Selon le bon vouloir de ceux qui s’amusent à les guider à distance, sans doute des marionnettistes, illusionnistes et virtuoses en train d’inventer, en compagnie de l’écrivain, des péripéties hautement saisies et décalées.


 Philippe Annocque : Vie des hauts plateaux, fiction assistée, éditions Louise Bottu.


jeudi 14 août 2014

Rien (qu'une affaire de regard)

Si l’introspection aboutit souvent à un mélange de silence, de peur et de paralysie chez celui qui la porte, tel n’est pas le cas pour Herbert, le personnage central du roman de Philippe Annocque. Le jeune homme est plein d’entrain. Il écrit une fiction, tâte également du théâtre, multiplie les approches amoureuses. Il navigue entre bien-être et tristesse, s’écharpe volontiers quand tout va bien et relative dès qu’il perd pied. Il se regarde en intérieur ou de biais, observe son comportement, semble vivre à côté de lui-même, analyse ses paroles, ses faits, ses gestes, des plus anodins aux plus intimes. Choisir reste pour lui une chose très délicate. Il peut se tromper ou pas, être à la hauteur ou à côté de la plaque. D’où le pare-feu, imparable, qu’il s’invente et qui consiste à équilibrer, en toutes occasions, et par la réflexion, la balance entre ce qui est à priori bien et ce qui paraît de prime abord mal. Cet entre-deux lui convient et lui permet de passer de nombreux obstacles (ramassant tout de même çà et là quelques claques, qu’il juge d’ailleurs salvatrices) sans perdre en cours de route cet allant naturel qui ne le fait reculer devant rien.

« Après tout, il faut bien se mouiller un peu, si on veut avoir une chance de faire quelque chose ; même s’il s’illusionne sur la qualité de sa pièce, c’est qu’au moins elle aura existé. »

Vu ainsi, la vie roule et réserve peu de mauvaises surprises (d’autant qu’il repère en une seconde les aspects positifs de ces dernières). Même au lit, en compagnie, quand son inexpérience le place dans des situations scabreuses, Herbert ne désespère pas. Fidèle à son principe, il se regarde. Et parfois se regarde se regardant, s’étonnant d’être cet homme (à première vue semblable aux autres) qui embrasse, caresse, s’allonge sur le corps d’une femme. "Je" est bien "un autre", en l’occurrence celui qui prend l’eau sous ses yeux, autrement dit l’ombre de lui-même, une part infime de son être tout entier.

« Il modifie sa position sur le lit. L’autre lui-même, qui le regarde, ressent comme une démangeaison désagréable, se dit-il. Pourquoi la pensée ne suit-elle pas le cours prévu par le programme. »

Plutôt que de se laisser porter par les événements, il préfère les précipiter. S’il arrive qu’une rencontre tourne mal, ou qu’un projet ne se réalise pas, il a instantanément recours à ce petit parachute mental qui ne le quitte jamais. Herbert s’aime bien. Il est assez optimiste. Il s’est construit un être intérieur. Il le trimballe en secret, au hasard de ses déambulations, de stations de métro en gares de banlieue avec arrêt au café ou dans tel ou tel appartement où cet apprenti en rodage espère enfin vivre sa première vraie relation sexuelle.

Philippe Annocque tient le fil du roman avec dextérité. Il avance à coups de phrases nerveuses et de paragraphes courts. Il jette un regard espiègle sur celui qui, hésitant entre humilité et fierté, est montré en train de s’extraire, tout ébouriffé, un rien désemparé, gaffeur et maladroit, d’une longue adolescence.

Philippe Annocque : Rien (qu’une affaire de regard), Quidam éditeur.