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dimanche 7 mars 2021

La Verrerie

Roman publié en 1975, juste après la chute de la dictature des colonels, et écrit entre 1971 et 1974, autrement dit pendant ces années sombres qui ont durablement marqué l’histoire du pays, La Verrerie est devenu un classique de la littérature grecque. Comme toujours avec Mènis Koumandarèas – dont trois ouvrages ont précédemment été publiés chez Quidam – c’est à travers l’itinéraire de ses personnages que s’impriment, discrètement, l’époque et la réalité sociale qui est la leur. Il lui faut peu de phrases pour décrire une ville, en délimiter un lieu, ici un quartier pauvre d’Athènes, cerné par les fumées d’une usine à gaz, où est située La Verrerie, maison spécialisée dans les luminaires, que Bèba Tandès a hérité de son père et qu’elle essaie de maintenir à flot. Elle le fait en compagnie de son mari (de plus en plus dépressif) et de deux acolytes (un gros, un maigre) totalement incompétents mais dévoués et volontaires.

« Vassos et Spyros étaient tous les deux célibataires et voisins de palier dans un immeuble de Néa Smyrni où ils occupaient deux studios en vis-à-vis. Le couple Tandès les aidait en les faisant voyager en province comme représentants. Ils faisaient des tournées à Patras, à Volos et à Thessalonique, trimbalant avec eux leurs valises défoncées, fermées avec de la ficelle. »

De ce quatuor apparemment mal assorti mais très lié, se détache rapidement la personnalité de Bèba. Plus jeune, elle fut une militante communiste très active, issue d’une famille liée à la résistance. Vingt ans plus tard, après un mariage sans enfant, avec un mari introverti dont la famille penche à droite, sa détermination est encore là mais ses espoirs d’une vie meilleure, dans une société qui le serait tout autant, se sont effrités à l’épreuve des faits. Elle se bat pourtant. Avec ses armes : sa fougue, son culot, sa générosité et ses convictions intactes. S’il lui arrive de perdre pied, ce n’est que par instinct de survie, pour que son corps vive, pour que ses rêves ne se fanent pas définitivement, pour se requinquer et trouver assez d’énergie pour repartir de plus belle. C’est son portrait, celui d’une femme forte, déterminée, pétrie d’humanité, prenant en compte la complexité de l’époque – contrairement aux trois autres protagonistes, relégués dans un passé plus ou moins fantasmé – qui illumine ce roman. Elle n’abdique jamais. Répare quand il le faut. Et poursuivra sa route jusqu’au bout, bien après la mort de son mari.

« Il lui semblait que son mari n’était pas vraiment mort et qu’il allait apparaître, d’un moment à l’autre, dans son costume demi-saison à fines rayures, maladroit comme un adolescent et avec un sourire qui effaçait toutes les rides autour de sa bouche. »

Koumandarèas, qui sillonne Athènes, sa ville natale, en nommant des rues et des lieux qui lui sont chers, éprouve une sympathie presque naturelle envers les personnages qu’il crée, et ce quelque soit leur attitude. Les êtres dont il retrace le parcours ne sont pas des héros. Il ressemble à tout un chacun. Trois d’entre eux appréhendent d’ailleurs le présent comme ils peuvent, avec leurs manques, leur peur, leur naïveté, leur torpeur et leur envie de passer inaperçus. Bèba, qui pourrait s’en agacer, ne leur jette jamais la pierre. Et le romancier encore moins. Un subtil réalisme social, vif et désenchanté, décliné à bas bruit et, par là même, extrêmement efficace, traverse La Verrerie.

Mènis Koumandarèas : La Verrerie, traduit du grec par Marcel Durand, Quidam éditeur

vendredi 14 juin 2019

Mauvais Anges

Le quartier d’Athènes qu’évoque ici Mènis Koumandarèas se trouve au cœur de la ville, à proximité de la place Victoria. C’est là qu’il a passé sa jeunesse et qu’il ancre ces dix récits qui s’assemblent pour n’en former qu’un. Les personnages circulent de l’un à l’autre, guidés par la mémoire et l’écriture de l’écrivain. Le narrateur (qui lui ressemble beaucoup) puise dans ses souvenirs. Il revient aux années 1945-1950. Remet en scène ceux qui, parmi ses voisins d’alors, l’ont particulièrement marqués. Il leur brosse le portrait. Les suit dans leurs pérégrinations et, ce faisant, retrouve un quartier que la rénovation urbaine a défiguré. Quand il y retourne, il ne peut désormais y croiser que fantômes et revenants. Mais ce sont eux qui donnent vie à son texte.

« Les nuits où je n’ai rien à faire ni personne à qui parler, ils viennent s’asseoir près de moi comme des anges et partagent ma veille. Et j’ai un moyen magique pour les appeler. Je prends la plume ou je frappe simplement les touches de ma machine. Alors, dociles, tous apparaissent. »

Il y a là Séraphin qui poinçonne les tickets dans le métro, Savvas, le frère du concierge qui fait escale dans l’immeuble entre deux voyages en mer, la femme du général qui vient de perdre son mari, le prof de gym qui apprécie les salles obscures pour s’approcher des lycéens, Clémence, l’infirmière vive et discrète et quelques autres encore. Koumandarèas maîtrise l’art du portrait et parvient, en quelques pages, à donner corps et épaisseur à ces êtres qui continuent de l’accompagner.

« Ce que je cherche, c’est certaines présences, l’innocence d’une époque disparue, bonne ou mauvaise, que l’on commémore aujourd’hui. Car nous avons souffert depuis, et bien des rêves sont tombés en cendres. »

Il n’éprouve pas de nostalgie. La Grèce de ces années qui le voient sauter de l’adolescence à l’âge adulte sortait à peine de l’occupation allemande et entrait dans une guerre civile où s’affrontaient les forces gouvernementales du général Papàgos et l’armée démocratique issue de la résistance. Ces événements apparaissent évidemment dans le livre. Discrètement, avec la subtilité de qui sait dire ce qu’il pense sans jouer au prosélyte. Le sommet de l’ouvrage se trouve être le récit « La Juive ». C’est également le plus long. Un vrai joyau où la douceur terriblement efficace de Koumandarèas atteint son apogée. Tout y est suggéré de la complexité des êtres, de leur ambivalence, de leurs désirs, de leurs attirances sexuelles, de leur façon de passer souvent à côté, à force de tergiversation et d’un curieux manque de légèreté.

Dans la chronologie de l’œuvre de Mènis Koumandarèas, Mauvais anges, qui était jusqu’alors inédit en français, se place entre La Femme du métro et Le Beau Capitaine (disponibles chez le même éditeur). Ce sont les trois livres majeurs de l’écrivain qui a connu une fin tragique puisqu’il est mort assassiné, chez lui à Athènes, le 6 décembre 2014. Peut-être même (comme le laisse à penser cet article) par l'un de ces mauvais anges qu'il lui arrivait de fréquenter.

Mènis Koumandarèas : Mauvais Anges, traduit et présenté par Michel Volkovitch, Quidam éditeur.


mercredi 10 décembre 2014

Le beau capitaine

C’est à une plongée dans un huis-clos feutré mais plus incisif qu’il n’y paraît que nous convie Mènis Koumandarèas avec Le Beau Capitaine. L’histoire, racontée par un ancien conseiller d’état qui en fut lui-même l’un des protagonistes, se déroule en Grèce au début des années 60. Un jeune officier se rend dans les bureaux du Vieux Palais Royal à Athènes pour y déposer une requête. Son avancement, bloqué par sa hiérarchie pour des motifs futiles (« insuffisamment discipliné, enclin à la discussion »), en est l’objet.

« Le capitaine – à en croire les trois étoiles sur son uniforme – ne semblait pas le moins du monde effrayé, ou même hésitant. Son pas sur les dalles gris sombre du couloir était impétueux, son apparence débordait d’un amour de la vie en son premier éclat. »

Séduit par la grâce et la prestance du Capitaine, le conseiller (qui n’est encore que Maître des requêtes) s’empare du dossier et n’aura, dès lors, de cesse de faire réparer, suivant des procédures longues et compliquées, ce qu’il considère comme une injustice. Tout le roman tient dans cette équation assez simple qui, pourtant, ne sera jamais résolue. Dès qu’une première requête sera sur le point d’aboutir, elle sera bloquée à l’autre bout de la chaîne militaire et suivie d’une deuxième puis d’un troisième (etc.) avec, à chaque fois, des motifs de refus plus graves et sentencieux. L’engrenage est implacable. Le jeune officier va y perdre bien plus que ses illusions et le vieux conseiller, après avoir tenté de dénouer tous les fils et les éventuelles failles du début de carrière de celui qu’il souhaitait voir rétabli dans ses droits, y perdra lui aussi une partie de ses certitudes (remplacées par un total accablement) et de son aveuglement politique.

« C’était soudain comme si toute la vérité m’était révélée, affreuse dans toute son étendue et sa profondeur, comme un tableau de Jérôme Bosch où l’horreur est partout. Il s’agissait, ni plus ni moins, d’un complot d’êtres sans conscience qui s’était enroulé comme un serpent autour de lui, serrant ce corps d’homme à l’âme d’enfant. »

Avoir sous-estimé le pouvoir des militaires alors qu’il vivait en permanence à leur contact reste un constat qu’il a du mal à admettre. Koumandarèas, en faisant de cet homme respectable et déclinant, semblant revenu de tout, le narrateur de son roman, agit sur un levier qui lui est familier : attirer l’attention sur ceux qui vaquent à leurs occupations personnelles avec un certain allant et une envie d’aider les autres tout en oubliant ce qui se trame (on touche ici à la politique au plein sens du terme) dans une société mal en point où la démocratie, dont ils semblent se désintéresser, est en danger. Ce que le conseiller d’état et Le Beau Capitaine – qui n’ont pas de nom et n’existent que par leur fonction – ne voient pas venir, alors qu’ils se trouvent aux premières loges, c’est la montée en puissance des militaires qui aboutira en 1967 à la dictature des Colonels.

On retrouve ici ce qui frappait déjà dans La Femme du métro, le précédent roman traduit de Koumandarèas : le fossé entre les générations et l’abîme qui sépare ceux qui osent de ceux qui se replient en se satisfaisant d’une société qu’ils ne cessent pourtant de critiquer en aparté. Cela, l’écrivain, plutôt que de l’énoncer bruyamment, préfère le donner à sentir en travaillant sur les travers de personnages qu’il ne fustige jamais. Il lui suffit de les suivre, de se glisser dans leur vie, dans leur intimité, d’écouter leurs propos, de cerner leur mal être et les bouffées d’illusions qui, épisodiquement, les requinquent, pour les montrer tels qu’ils sont : tour à tour ordonnés, zélés, obsessionnels, fringants, défaillants et à peu près semblables à tous ceux dont ils espèrent, si ardemment, se démarquer.

Mènis Koumandarèas : Le Beau Capitaine, traduit du grec par Michel Volkovitch, Quidam éditeur.

* Mènis Koumandarèas a été retrouvé mort samedi 6 décembre à son domicile à Athènes. Les circonstances exactes de son décès ne sont pas encore établies mais les premiers éléments laissent à penser qu'il aurait été assassiné. Il avait 83 ans et était l'un des écrivains les plus respectés de son pays. Ci-joint, l'hommage que lui vient de lui consacrer le journal Le Monde.


lundi 20 septembre 2010

La Femme du métro

À Athènes, dans les années 70, une femme de quarante ans, mariée, mère de deux filles, rencontre chaque soir dans le métro un étudiant d’une vingtaine d’années. Peu à peu, leur relation s’étoffe. Elle finit par se donner à lui, tombe amoureuse puis retrouve ses marques (celles d’une femme installée dans son métier, son couple, sa maison) avant de s’éloigner définitivement. 

Résumée ainsi, l’histoire paraît simple. Décrite, décryptée par Mènis Koumandarèas, l’un des grands prosateurs grecs, elle l’est beaucoup moins. En soixante pages, écrites entre mai et novembre 1975, il ausculte, par petites touches, la réalité de deux parcours qui, s’ils peuvent, lors de brefs échanges, entrer en harmonie, n’ont cependant pas les clefs pour réussir à prolonger leur aventure.

Après avoir montré ce qui rapproche, il s’attarde sur ce qui sépare. Il le fait en gardant à distance l’effusion des sentiments et en ajoutant toujours un peu plus de détails au huis clos singulier qui a parfois lieu au milieu des autres, dans le brouhaha du métro ou dans celui d’un café. Ce faisant, il développe ses thèmes de prédilection, notamment ceux cités par Michel Volkovitch, traducteur (et par ailleurs animateur de la collection Grèce pour publie.net), en postface. Il aborde ainsi le caractère éphémère qui entoure toute sensation de bien-être, d’espoir, de bonheur. Il y accole, décelant çà et là des tensions aux effets parfois cruels, la lente mélancolie et le sentiment de ne pas avoir donné beaucoup d’éclat à sa vie qui habitent en permanence Koùla, La Femme du métro dont il dresse ici un portrait sensible et émouvant.

« C’est vrai, dit Koulà, je ne suis pas entreprenante pour mon âge. Sauf au bureau et chez moi. Tant que je suis dans mes registres ou dans ma cuisine, j’ai l’impression de commander au monde entier. Moi, je suis le même partout, dit-il, chez moi et hors de chez moi. Tu es de la nouvelle génération, voilà tout, dit Koulà en baissant la voix ; si tu me voyais à mon âge aborder les hommes dans la rue, que dirais-tu de moi ? Je dirais que si tu l’avais fait au bon moment, aujourd’hui tu n’en aurais plus besoin. »

Koumandarèas installe son texte dans une ville qu’il connaît bien et où il est assez facile de le suivre, station après station, tant ses indications de parcours s’avèrent précises. Dire l’essentiel en jouant sur la fluidité des phrases et sur la brièveté des dialogues ne lui permet pas seulement de retracer quelques semaines de la vie de cette femme mais également d’effleurer la réalité sociale et politique du pays, de sinuer dans les méandres de la petite bourgeoisie, d’inventer une voie étroite mais sûre, entre l’indifférence des uns et la soif de liberté des autres, au moment même où son livre s’écrit, un an après la fin de la dictature.

Mènis Koumandarèas : La Femme du métro, traduit du grec par Michel Volkovitch,