Affichage des articles dont le libellé est Joël Bastard. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Joël Bastard. Afficher tous les articles

lundi 2 septembre 2019

Jeanne ne conduit pas

C’est bien connu : la mort vient souvent quand on ne l’attend pas. Elle débarque à l’improviste, sans s’annoncer. Comme si elle aimait surprendre son monde. C’est ainsi qu’elle a procédé avec le mari de Jeanne. Elle l’a fauché avec brusquerie, le faisant tomber raide, le visage dans la neige, alors qu’il s’apprêtait à sortir le sapin de Noël du coffre de la voiture. Rupture d’anévrisme à soixante-dix-huit ans. Jeanne a capté la scène dans le rétroviseur. Et a instantanément compris que la fête n’aurait pas lieu. Ou alors a minima, après les pleurs, les funérailles, les condoléances et la remise des cendres. Qui seront rassemblées dans une urne qui finira bientôt « dans un petit placard à la maison, sous le téléphone ».

« Dans la salle à manger, ce qu’elle remarque tout de suite dans la pénombre, c’est la petite lumière rouge du répondeur téléphonique. Quinze messages au-dessus de l’urne funéraire. Quinze messages qui semblaient s’adresser à cet homme en cendres qui ne répondait pas ».

Désormais seule, Jeanne – qui habite dans le village de Boisse en Dordogne – éprouve le besoin de bouger, de ne pas s’en remettre au discours de ses enfants qui aimeraient tant lui dicter son comportement et la voir s’accommoder de sa condition de veuve en attendant de rejoindre celui qui n’est plus. C’est dire si la proposition de Denise, qui l’invite à l’accompagner pour une escapade de quelques jours loin de leurs pénates, tombe à pic. Elles n’ont pas le permis de conduire mais peu importe. Il n’y en a pas besoin pour piloter la voiturette jaune citron à toit ouvrant de son amie d’enfance.

Avant le voyage, elle s’en invente un autre, plus secret, plus intime. Elle le fait en songeant à son départ. Des fragments de mémoire se superposent au présent. Ils viennent de loin. Font apparaître le visage d’un amant. Puis celui de son mari, rencontré dans une foire aux bestiaux. Elle revoit également sa chambre d’enfance. Son père, sa mère. Elle circule dans le temps, y retrouve quelques moments de son existence ainsi que d’autres, pas encore accomplis, qui vont sans doute jalonner son périple.

« Denise est à l’heure. Elle entre sans frapper dans la maison de Boisse. Elle passe près du sac à dos fièrement debout dans le couloir. Elle marche vers la scène de la grande salle à manger en fouillant sans raison dans son sac ventru pour se contenir. Hôtel California, la chanson des Eagles, passe à la radio. Elle traverse la cuisine. Il y a une bouteille de rosé débouchée sur la table, près d’un bouquet de fleurs. Jeanne a l’intention de fêter ce départ. La télévision est allumée. Son coupé. Jeanne, maquillée comme à son habitude, est immobile, les yeux dans le vague. »

On dirait que Jeanne est partie avec un peu d’avance. La suite de son histoire est dans le livre de Joël Bastard. Qui nous dit que la mort, en plus d’être imprévisible, est dotée d’une belle imagination. Il sollicite au passage celle du lecteur. Il lui donne quelques indices. Et porte, comme dans ses précédents livres, notamment dans Des lézards, des liqueurs, son dernier ensemble de poèmes publié chez Gallimard en 2018, une attention particulière aux paysages et aux rivières. Ses personnages les découvrent et les sillonnent avec leur regard et leur vécu. A commencer par Jeanne. Qui fait route route vers l’inconnu.

Joël Bastard : Jeanne ne conduit pas, Éditions Esperluète.

De Joël Bastard, vient également de paraître Halva, loukoum et camembert aux éditions La Passe du vent. Ce livre est le fruit d’une résidence d’auteur qu’il a effectuée à Vaulx-en-Velin.

dimanche 4 octobre 2015

Ce soir Neil Armstrong marchera sur la lune

Au début c’est Saïd qui parle. Il vole en compagnie de son ami Zacharie mais il sait que sa vie en apesanteur ne peut être qu’éphémère. La voiture (à bord de laquelle ils ont dû fuir une bande de jeunes villageois remontés contre ces « étrangers », un beur et un noir, venus fouler un sol qui, disent-ils, leur appartient) perd déjà de la hauteur et ne tardera pas à s’écraser en contrebas. Il a tout juste le temps de se remémorer les événements qui, montant crescendo, les ont portés jusque là. Venus en Corse pour accompagner un groupe d’adolescents originaires de la banlieue Lyonnaise, ils n’auraient pas pu imaginer qu’une simple halte au bar du coin allait virer de l’esclandre à la bagarre et générer une telle dose de violence et de haine.

« Maintenant nous voilà en plein ciel, dans une voiture volée après une course poursuite qui dure depuis bientôt une heure. »

La chute est inévitable. Seul un berger, vaquant avec ses bêtes dans le paysage, en sera peut-être témoin. Les autres, les poursuivants arrêtés au bord du précipice, remettent « leur chemise dans leur pantalon », crachent par terre et repartent, mission accomplie, dare-dare en direction du bar. Le rideau peut tomber. Personne ne saura jamais ce qui s’est passé dans les creux de l’île. Le silence sera de marbre. Ce jour est destiné (c’est terrible pour Saïd et pour Zacharie, rayés du monde en une seconde) à entrer dans l’histoire d’une autre manière, cette fois par la grande porte, et cela seul compte. Tout à l’heure, toutes les télés de la planète vont s’allumer pour retransmettre en direct d’en haut les pas hésitants du premier homme marchant sur la lune.

« Au village, personne ne parlera du grand bruit. Il était trop loin. Ce sera sans doute une cabane de tôles qui s’est effondrée sur des cochons. Quelqu’un dira tout de même quelque chose mais personne ne lui répondra. »

En faisant se télescoper un fait-divers et un événement historique, le second occultant l’autre, Joël Bastard pose les bases d’un ensemble solide et volontairement elliptique. Il offre par là même au lecteur toute latitude pour s’immiscer dans le récit et l’interpréter à sa façon. Tout est suggéré, esquissé, donné en quelques pages.

À la percussion efficace du texte répondent les encres de Patrick Devreux. Celles-ci, habitées par des silhouettes floues, s’accordent pour que les ombres des morts supplantent le peu de présence des vivants scotchés devant l’écran bleuté à partir duquel "ce soir Neil Armstrong marchera sur la lune".


Joël Bastard : Ce soir Neil Armstrong marchera sur la lune, encres de Patrick Devreux, Esperluette éditions.


samedi 27 septembre 2014

Chasseur de primes

Il a toujours son sac à dos, sa musette, ses carnets vierges et son bâton de marche à portée de la main. Prêt à prendre la route, le train, l’avion pour aller rencontrer d’autres contemporains, d’autres paysages, d’autres personnalités. C’est un chasseur de primes d’un nouveau genre. Un type armé d’un stylo qui, s’étant porté candidat pour séjourner en qualité de résident dans tel ou tel lieu, en ville ou à la campagne, et ayant été retenu, s’en va gagner sa croûte en tentant de faire entrer (et parfois vibrer) la poésie çà et là. Ce peut-être à Montréal, à Sékou, à Vénissieux, à Rennes, dans le Jura, au Mont Noir (dans la villa Yourcenar) ou ailleurs. Partout, il a un contrat à remplir. Des classes à éveiller. Des ateliers d’écriture à animer. Des textes à lire. Et des nouveaux à écrire. Des bibliothécaires à côtoyer. Des liens à tisser. Des sentiments à moduler ou à refréner.

« Le chasseur de primes ne doit pas s’attacher à son employeur, ni au pays qui l’héberge, sous peine de troubles affectifs et de manques trop prégnants. Il risque de baisser sa garde et de ne plus prospecter l’univers en quête d’autres horizons. Alors, il jongle avec l’absence, ironise tendrement sur la précarité des sentiments. »

Il a auparavant exercé d’autres métiers. Ils furent pour la plupart manuels. Il connaît bien les usines et les zones industrielles. Ce n’est qu’en l’an 2000, après avoir été salarié pendant près de vingt-cinq ans, qu’il a décidé de se consacrer uniquement à cette activité qui ne cessait de le presser, au point de devenir de moins en moins partageuse.

« Écrivain au caractère ouvrier et sans statut particulier, je cherche toujours un salaire chaque mois, mais c’est plus difficile. »

C’est son parcours de résident itinérant qu’il donne ici à découvrir. Il s’attache aux bienfaits et aux aléas de sa mission. Sa sensibilité, sa générosité et son humilité traversent le livre. Ce choix de vie, qu’il sait ne pas pouvoir tenir sur du long terme, il l’assume et s’en explique. Il ne se plaint pas. N’ai pas du genre à pleurnicher. Préfère pousser un coup de gueule s’il le faut. Et faire valoir ses droits. C’est une façon d’être très saine qu’il nous fait partager. Il dit ses espoirs, ses angoisses, son envie de se nourrir au contact des autres et sa disponibilité parfois vacillante, sa difficulté à être là alors qu’il se sent ailleurs, ses envies de silence alors qu’il doit parler...

« Je cherche dans l’écriture le passage qui pourrait me libérer. J’ai déjà passé beaucoup de temps à cette entreprise. Rien en vue. Je ferais donc comme tout le monde, un tas de papiers pour l’esprit du vent ! »

Joël Bastard avance tel un compagnon du tour de France qui part ponctuellement, muni d’outils simples mais efficaces, fabriquer des passerelles immatérielles pour quelques uns, quelques unes, qui ne se seraient sans doute pas réunis, à telle heure, à tel endroit, si, invité par d’autres chasseurs de primes (ou plutôt de subventions), il n’avait pas fait le déplacement pour favoriser la rencontre.

 Joël Bastard : Chasseur de primes, éditions La Passe du vent.


mardi 5 juillet 2011

Derrière le fleuve

L’eau coule en permanence dans les livres de Joël Bastard. Elle sait souvent se faire discrète, souterraine, ne devenant visible qu’en lisière, dans un coude, à la sortie d’un sous-bois ou d’un bloc de pierres. En d’autres occasions, elle peut aisément se donner, offrir ses reflets, prendre un peu du ciel, des arbres, des silhouettes humaines en se montrant claire, imprévisible, vitale. C’est ainsi dans Casaluna (Gallimard, 2007) qui trouve son titre dans le nom d’une rivière corse qu’il n’a jamais cessé de sonder. Ce l’est aussi dans Bakofé (Al Manar, 2009) et ce l’est à nouveau dans ce journal écrit durant l’hivernage 2005 à Ségou Koura au Mali. La vie sur place est indissociable du grand fleuve Niger. Le village vit avec et sait combien, en plus d’être force d’eau, le fleuve est également griot que l’on doit écouter.

« Sans cesse le fleuve est pris dans les mains. Est pris en main ! »

 « Le vent tresse le fleuve à perte de vue. Barrière d’eau pâle pour des jardins lointains. »

 « Boubous retroussés. Les longues jambes en feu s’éteignent dans le fleuve aveugle. »

« Le voyage a commencé bien avant ma naissance » avoue Joël Bastard au tout début de son livre. Il s’en expliquera peu après. Dira ce qu’il doit à son père marin faisant escale en Afrique bien avant lui. De temps en temps, d’autres références viendront. Elles resteront brèves, fil tendu et discret, associées aux notes qu’il prend quotidiennement en vivant au milieu des villageois.

Pendant deux mois, il partage leur quotidien. Il se met à l’écoute de leur mémoire. Décrit le fragile équilibre qui se maintient entre modernité et coutumes ancestrales. Il écrit dans « des carnets de travers » des moments de vie, entrecoupés de réflexions et de citations, en gardant constamment à l’esprit que ce qu’il voit, entend, enregistre, imagine ou pressent n’est qu’une infime partie de la réalité. Les évidences locales renferment des secrets qu’il ne percevra jamais. Ils viennent de trop loin. Il en est conscient. Ne s’en émeut pas. Il est là pour vivre en tentant de réduire la distance qui existe entre ce qu’il connait et ce qu’il découvre. Il est aussi là pour donner de la lumière à ce qui reste trop souvent dans l’ombre.

« Le soir venu, les courbatures du langage prennent le frais sur la terrasse. Les pieds en éventail devant le dictionnaire fermé du fleuve. »

« Hier soir je n’ai pas pris mon carnet sur moi. Comme si pour une fois je ne voulais pas qu’il voie ce que je devais vivre. »

Joël Bastard fait passer, en peu de mots, avec un lexique approprié si nécessaire, son étonnement aux autres. « Je suis en fait débordé par tout ce que je vois et vis ». Il est disponible, attentif, prêt à recevoir ce qui n’est souvent que suggéré. Et ici c’est le fleuve, et lui seul, qui suggère. C’est lui qui souffle, parle, décide et collecte les murmures des riverains...

« J’entends les claquettes d’Ousmane en cuisine. Une chanson à la radio fait danser les mouches sur la table émiettée. Un rat pointe son museau près du fourneau amélioré. Du vent, des feuilles plus que sèches qui tombent, cognent la terre. Le vacarme des roniers dans le ciel. Ousmane claque des doigts. Le repas est bientôt sur la table. »

Joël Bastard : Derrière le fleuve, éditions Al Manar.