Affichage des articles dont le libellé est Henri Droguet. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Henri Droguet. Afficher tous les articles

samedi 2 juillet 2022

Toutes affaires cessantes

Il y a des moments qui viennent perturber le cours de la journée. Il faut très vite se bouger, rompre avec la somnolence mentale, regarder de l’autre côté de la vitre et, si possible – c’est encore mieux –, s’y transporter pour se rendre compte, toutes affaires cessantes, de ce qui se trame en extérieur, avec ce ciel encombré de nuages noirs, les draps frais de la mer qui fument, le vent qui cogne sur tout ce qui se met en travers de son chemin. Ces moments-là, assez fréquents, mais toujours différents, Henri Droguet les guette. Il les reconnaît entre tous et les attrape au vol avant de les ficeler dans ses mots en les transformant en poèmes. Ceux qu’il assemble en ce nouveau livre ont été recueillis entre les mois d’octobre 2019 et 2020. Un an de perturbations météorologiques nerveuses et revigorantes.

« tout dehors c’est le ciel fissuré
la grande aube saignée qui vacille
bourgeonne et démultiplie
la lumière engouffrée l’ébouriffé fragile
et désastreux bouillon
la profondeur déchaînée du temps
dans la superposition tricolore – rose bleue verte –
des nuages s.d.f. allant
vers les plus beaux climats »

Le vent turbulent entre dans les têtes. Si un homme commence à déparler, c’est à cause de lui. Si un oiseau déchante, la cause est également toute trouvée. Le mauvais temps ébouriffé qui sort de l’océan en s’enroulant dans des nuages porteurs de grains aime se rappeler au souvenir des landes et des talus. Il ne se fait pas prier pour balancer ses rafales au cœur même de la forêt où les feuilles mortes ne tarderont pas à tapisser le sol. Il aboie au passage des trains dans les gares désertes. Il sent le chien mouillé quand il entre dans les maisons. Il se mouche dans des linges mis à sécher sur un fil et s’amuse en rasant les gouttières, les ardoises, les cheminées.

« la mer houleuse à sa rogne
le soleil enclume au ciel délogé
le vent débusque herse un vague essart
un arpent fruitier un quartier de forges
un enfant rit sous des aubépines
l’homme rongé plus ou moins
s’éloigne côté cour.

De temps en temps, l’accalmie gagne. Le ciel se dégage. La terre respire plus amplement. Henri Droguet tapote son baromètre. Il sait que le calme plat ne durera pas longtemps mais il l’apprécie et s’en empare pour constater les dégâts. Ici, un Christ est tombé de son calvaire, là, il faut rassurer un égaré qui se demande s’il n’a pas « été mort déjà ». Ailleurs, un arbre parle, quelqu’un « crie dans un bois mort », une bouée hurle en haute mer. Il s’en passe des chose (ça virevolte, cogne, détonne) en un an de corps à corps avec ces éléments tumultueux qui s’aiguisent les crocs sur des chicots de terre en bordure d’océan.

Henri Droguet : Toutes affaires cessantes, poèmes, Gallimard

 

dimanche 12 mars 2017

Désordre du jour

Le désordre peut être un allié sûr. C’est dans sa nature de s’inviter là où on ne l’attend pas. Il déjoue le prévisible. Débarque sans crier gare. Parfois ne bouscule rien et passe en un éclair sans laisser de traces tangibles. Reste pourtant à le sentir, à noter ses brusques et étonnantes répercussions. C’est ce à quoi s’adonne Henri Droguet. Qui ratisse large et s’appuie, comme à son habitude, sur les sautes d’humeur d’un océan qu’il vénère et qui ne se fait jamais prier pour ajouter son grain de sel à des poèmes déjà fortement iodés.

« Blessé tenant lieu tu sors
du noir bleu convulsif et le sombre
barrissement dans l’ouest et partout
de l’océan parolier
qu’inlassable sauvagement tu récoutes. »

C’est posté près du rivage qu’il reçoit les nouvelles en provenance de l’autre côté de l’eau. La météo en est grande pourvoyeuse. Habile à enrayer la belle mécanique du temps calme, elle sait comment (aidée par les vents dominants) retourner la situation, comment noircir le tableau, comment crever un ciel de suie, comment arroser terre, hommes et bêtes et ce jusqu’aux os.

« Il repleut pleut re-
pleut ha les effaçures
aux soirs aux matins la lumière
ténuement qui s’opacifie
à l’entrelacs le guingois des ganivelles
aux jardins et taillis buées d’os »

Henri Droguet n’est pas seul à l’affût. Il se fait rincer en compagnie. Avec, entre autres, sortis de leurs lointaines retraites, Noé, Crusoé, la bande à Godot et M. Sapiens, tous fidèles au poste et prêts à se retrouver plus tard à l’auberge du coin (« Chez Abel et Caïn ») pour décortiquer ensemble ces désordres qui fourmillent en donnant du relief à la vie. Ce sont d’infimes et précieux dérèglements qu’il récupère alors. Il les cajole, les affectionne. Les sait capables de percuter ses émotions, de passer à travers le filtre du corps et de l’euphorie pour ressortir en poèmes hautement chamboulés, chargés de belle énergie, charriant chants, dé-chants, plaintes, complaintes, contes, comptines et expressions usuelles carrément détournés.

« Le bel enfant trop bavard et
pas couché de bonne heure
compère a vu le renard
rouquin vif grimper la folle chienne
entendu lanturlu
monade des monades l’inconsolé
nomade et ténébreux chérubin le bougre
divaguant bougonner »

L’étrange alchimie ici concoctée ne peut se réaliser pleinement sans cet humour que Droguet manie avec dextérité et légèreté. Il ne se prend pas très au sérieux. N’oublie pas qu’il dispose d’outils bien trop précaires pour parvenir à répercuter toutes les variations de ces paysages habités qui bougent, vibrent, parlent, déparlent. Sur mer mais aussi sur le rivage, sur les murets, dans les landes, les prairies, sous terre et là-haut où circulent des nuées d’oiseaux qu’il faut également songer à questionner. Tache immense. D’autres poètes – qu’il salue –  s'y sont collés avant lui. Il poursuit le travail avec ces poèmes toniques, aux sonorités qui déferlent, dopées, cadencées par des volées de préfixes, allitérations, néologismes, interjections et répétitions qui insufflent toujours plus de rythme à l’ensemble.

Henri Droguet : Désordre du jour, Gallimard, 2016

Un autre livre d’Henri Droguet vient de paraître. Tout aussi incisif et haletant (et par là même chaudement recommandé) il s’agit d ’un recueil de huit nouvelles, Faisez pas les cons !, éditions Fario.

samedi 10 septembre 2016

Palimpsestes & rigodons


Il ouvre les fenêtres, laisse entrer les vents dominants, happe au passage des morceaux d’embruns, mâche un peu d’écume, respire l’air du large à pleins poumons et parvient à faire entrer – par une étrange alchimie qui relie les mots et leur sonorité – le lancinant ressac et le bleu-gris (ou le vert bouteille) de l’océan au cœur de ses poèmes.

« énorme ventru vif
bouillon l’océan bouge
fracasse et flue follement
sous le ciel de traîne et de soufre »

Cela ne l’empêche évidemment pas de lâcher la ligne d’horizon pour regarder derrière lui, du côté des terres noires, des chemins boueux, des arbres emplis de pluie. Il note ce qu’il voit et ce qu’il ressent. Et ce qui remue aussi. Tout a l’air d’aller à peu près bien. Les couleurs jouent entre elles. La lumière évite les angles morts. L’ordinaire suit son cours. Ici, perdue au bout du monde, « une vache pisse dans le brouillard », là « un chien gueule au ciel », ailleurs « un serpent se remord la queue ».

Henri Droguet n’en demande pas plus. Il manie l’infime et continue de capter, de livre en livre, quelques uns des soubresauts d’un monde où les hommes (mais le savent-ils seulement ?) ne font que subrepticement partie du paysage. Il relie celui-ci au corps et à la langue en une mécanique qu’il ne veut surtout pas voir tourner rond. Alors elle s’emballe, grince, ronfle, déraille, gémit, avale des séries d’allitérations et se nourrit « d’ombres de tourbillons et de mauvais songes ».

Le lire, c’est se laisser porter, emporter par ce rythme à la fois soutenu et saccadé qui lui appartient, qui charrie des brassées d’intempéries qui lui fouettent le sang, vont du ciel à l’âme en cognant sur la peau dure d’un globe terrestre qui en a vu d’autres.

Henri Droguet : Palimpsestes & rigodons, éditions Potentille.

lundi 2 décembre 2013

Maintenant ou jamais

Pas de mer d’huile, de calme plat, de pot-au-noir dans la poésie d’Henri Droguet. Mais des bourrasques, des vacarmes d’air et de vagues, des avis de grand frais et des dépressions nées dans les creux de la mer d’Irlande ou du golfe de Gascogne. Et le vent brusque qui va avec, qui balaie tout sur son passage, qui hurle aux fenêtres, qui s’immisce sous les ardoises, qui profite de la nuit pour se faire les crocs, qui souffle en rafales, qui alimente l’incessant tumulte du dehors et qui demande au poète de dénicher en lui les mots justes, rêches, bien aiguisés, râpeux, raclés, rincés s’il veut rendre compte du tonitruant charivari sans oublier les torgnoles salées, les ciels déchirés et les balises hurlantes.

« ça danse foudre aux yeux
pinceau du jour souple et véloce à la gambade
ça fauche aussi à tout petits crocs
ça herse ça dé visage ou figure ça rit
ça bousille les gisements feuilletages
la papeterie fourragère des nuits
(houille blanche & noire) estampé fourbi
papiers chinois chinés déramés
fouillis à tranchées boyaux labyrinthes »

Ça cogne à mains nues. Des uppercuts chargés d’iode et d’écume, portés sur le ring des mots par quelqu’un qui sait détecter leurs secrets sonores et se servir de leur potentialité physique et musicale en les associant au mieux. Ils peuvent alors craquer, gémir, gicler, vibrer hors de leur corps et atteindre des zones sensibles qui produisent fragrance, chant et choc. Il y a de l’esquive dans l’air, des sautillements près des cordes mais pas de mise au tapis ou de jet d’éponge.

« une pluie perdue dans l’amont
disloque un batardeau pointille
un chemin traversier rempaille
dépareille et retouche les houles
et les saumures au ciel quasi tartare
la broue songeuse
imbibe les spongieuses sphaignes »

L’allitération, maniée avec entrain, ouvre la voie à de discrètes et très efficaces alchimies, toutes liées au plaisir de pétrir la langue en s’en emparant totalement. Cela aide à dire la force inouïe des éléments. C’est dans ces nœuds serrés qu’ils inventent, dans leurs parages toniques et tonitruants que naissent les poèmes d’Henri Droguet. Chez lui, la mer est tout aussi présente que les nuages et le vent. Il ajuste son vocabulaire en fonction de la météo quotidienne et de la perception intérieure qu’il en a, il emprunte au lexique marin, croche les mots, trouve le bon adjectif et le verbe adéquat et donne à tout cela une intensité et un flux formidables. Quel souffle ! Il marche vite, se rapproche du Gulf Stream, laisse Saint Malo (où il vit) derrière lui, fonce, caresse les morsures, date tous ses textes et les déroule, selon l’humeur et l’ironie du jour.

« Je n’écris pas de poésie figurative, je défigure et c’est du tohu-bohu élémentaire et verbal que je mets en espace, en musique, en crise, en désordre, que je bricole avec ma caisse à outils. Il y a un piéton anonyme, une figure nomade et bancroche en marche dans les nuits dévorées dévorantes, sous les mansardes des cieux en bataille ; la mer bossue s’affuble et se démène ; une étoile fume ; les pluies picotent un lièvre, des schistes, un deltaplane ; la forêt sent le bétail bleu et le poumon froid. »

 Henri Droguet : Maintenant ou jamais, éditions Belin.