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dimanche 25 août 2013

La Chèvre noire

On retrouve souvent, dans les textes poétiques que François Rannou a publié ces dernières années, des voix qui se croisent ou se répondent. Il y a là une parole fragmentée qui résonne dans une chambre d’échos où semblent cohabiter des timbres venus de lieux et de temps différents. On pressent que l’enjeu de ce travail éprouvant touche de près des zones sensibles qui ont à voir avec le parcours de l’auteur. Livre après livre, celui-ci retrouve les morceaux d’une histoire, la sienne, dont divers épisodes ne lui parviennent que parcimonieusement. Le lecteur qui le suit, en quête de clés lui aussi, pour s’immiscer dans ces rais de lumière qui transpercent régulièrement l’ombre, collecte çà et là des indices qui l’aident à avancer. Cela se faisait jusqu’à présent à pas comptés. Jusqu’à ce que La Chèvre noire, récit d’une centaine de pages, vienne, ces jours-ci, bien à propos, ouvrir des portes qui résistaient.

« Voici donc La Chèvre noire. Celle qui est sacrifiée à quelque prédestination en espérant, malgré tout, faire remonter du vent aveugle la parole qui libère, affranchit. »

La chèvre noire (ou la brebis) reste, dans L’Odyssée, cet animal que l’on sacrifie après avoir « prié l’illustre nation des morts » afin de retrouver sa route pour revenir à ses lieux d’origine. Et c’est justement pour bien saisir ce qu’il en est de sa propre origine que François Rannou se met en chemin. Il doit, pour cela, fouiller dans sa mémoire, tenter de se rappeler ce que mère et grand-mère, désormais disparues, lui ont transmis par gestes, paroles ou omission, reconstituer l’album familial au sein duquel la place du père est vacante, revisiter les lieux de vie, revenir sur le parcours de l’enfant qu’il fut, interroger, outre son passé, celui de ces deux femmes seules dont l’une porte un secret qu’elle ne dévoilera pas, pas même dans la chambre d’hôpital où elle vit ses derniers instants avec, assis à son chevet, celui qui, inlassablement, attend et espère.

« “Vous ne saurez rien. Personne. Même toi” — et c’est à ce moment-là que s’interpose une mouche, bleu aléatoire vacillant bourdonnement. Il regarde la lumière. Il écoute.

Qu’une respiration. Le ventre qui bouge. Les appareils, bien sûr. “Vous ne saurez rien”. Personne. »

C’est un long cheminement que celui qu’entreprend François Rannou. Il remonte le cours des vies de celles et de celui qui l’ont précédé pour mieux poser et consolider la sienne. Ces voix qui ne lui ont pas dit l’essentiel, il les capture par bribes, leur attribuant, après coup, des propos précis, ciselés au scalpel, entrecoupés de blancs qui symbolisent les non-dits. Piochant ainsi, sans s’épancher, dans le livre d’une famille qu’il voit s’éteindre, en suivant une chronologie volontairement désordonnée, il parvient à créer une percutante suite narrative réduite, comme il le souhaitait en ouverture, à « une tête de jivaro incandescente qui brûle à froid ». Savoir d’où (de qui) l’on vient pour mieux s’orienter et trouver sa propre voix (puis libérer sa parole) est au centre du texte.

« Ce matin-là, le boy parti, il l’avait saisie contre la penderie tandis qu’elle avait tout fait pour le faire jouir en elle. C’est le lendemain qu’elle avait posé pour lui. Point de fuite. Leur échappée n’aurait été qu’heureux déboires ?

Elle a eu soudain le ressort nécessaire. Stylo. Ces photos sur la table de chevet. Derrière chacune d’elles : “Mon petit garçon avec son papa, à la clinique, août 1963.” »

Avançant avec concision et fermeté, Rannou, renouant les liens fragiles qui éclairent son passé, évoque brièvement cette autre famille qu’il s’est, peu à peu, choisi. Et devenant « fils, frère de ceux qu’il lit », il emprunte à certains d’entre eux des citations qui introduisent chaque section en servant de points d’appui à son récit, où vibre une parole à la tonalité juste.

 François Rannou : La Chèvre noire, publie.net.