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vendredi 20 juin 2014

Histoire d'un éléphant fougueux

La biographie que Jonathan Coe a consacré à B.S. Johnson, l’auteur d’Albert Angelo et des Malchanceux, a été publiée par les éditions  Quidam il y a quelques années. Le livre, aussi imposant que pouvait l’être, physiquement, Johnson lui-même, est une mine pour qui veut découvrir cet écrivain hors normes.

En quelques 500 pages, Jonathan Coe va à la rencontre d’une œuvre qui l’interroge et qui le fascine tout en cherchant à comprendre et à suivre le parcours de celui qui l’a conçue. Il procède de façon méthodique et scrupuleuse, revenant d’abord sur chacun des sept romans de l’auteur et montrant, lettres et extraits du journal tenu par Johnson à l’appui, que le refrain obsessionnel de celui-ci, « raconter des histoires, c’est raconter des mensonges », va guider toute sa vie. Se méfiant de la fiction, il veut que son texte colle à la réalité et y puise sa force.

Cette vision très stricte du travail littéraire n’exclut pas les innovations formelles. Johnson, fervent lecteur de Joyce et de Beckett (qui présenta d’ailleurs, en 4ième de couverture, l’édition de poche anglaise de Christie Malry règle ses comptes), pourfend le roman traditionnel et n’hésite pas à le désacraliser en trouant par exemple quelques pages d’Albert Angelo (pour que le lecteur impatient puisse découvrir, à travers ces trous, ce qui va se passer un peu plus loin) ou en concevant Les Malchanceux en chapitres volants et interchangeables.

Jonathan Coe souligne également, avec justesse, ce qu’il y a de restrictif dans la démarche de Johnson. Celui-ci regorge d’énergie. Il a le cerveau en grande ébullition. Il a, en lui, des chevaux qui ne demandent qu’à se libérer. La fiction qu’il refuse pourrait peut-être ouvrir ces vannes qu’il s’évertue à maintenir fermées. Et qui causent de sérieux dégâts psychologiques. Cet homme qui se limite ainsi pour faire valoir un parti pris intransigeant mais sincère se brûle et tombe périodiquement en dépression.

Outre ce côté restrictif, Coe évoque les contradictions qui traversent l’homme. Epris de vérité, il se trouve parfois confronté à des expériences irrationnelles et mystiques, trouvant sur sa route livres et personnages qui deviennent peu à peu ses démons.

La force du livre que propose Jonathan Coe tient au tissage minutieux qu’il crée en reconstituant le puzzle d’une vie en 160 fragments très documentés. Pour ce faire, il s’est déplacé, a refait, trente ans plus tard, certains des trajets empruntés jadis par l’auteur de Chalut ou de R.A.S. Infirmière-Chef. Il est allé à la rencontre de ses proches. Il a interrogé des écrivains (entre autres John Berger). Il a croisé leurs regards et témoignages pour percer les mystères d’un écrivain secret et terriblement attachant. Tout cela, Coe le fait avec empathie et lucidité.

Il redonne ainsi vie à un être fougueux, perpétuellement en colère (souvent contre lui-même), souffrant de son image physique (108 kilos et un constant besoin de sucreries), proche de la classe ouvrière, n’ayant jamais oublié son évacuation de Londres – se trouvant très jeune séparé de ses parents – durant la Seconde Guerre mondiale, se rappelant sans cesse ses premiers échecs amoureux, travaillant comme un forcené (romans, poèmes, critiques, correspondances, journal, textes pour la télévision et le théâtre), ne faisant relâche que quelques heures par semaine pour supporter l’équipe de football de Chelsea et se rendre au pub.

Les dernières pages de cette biographie intense et réussie s’intéressent au destin de B.S. Johnson. On se doute, dès le début, que cela finira mal. Que cette fougue trop intériorisée ne peut qu’anéantir un être profondément humain et qui n’aspirait sans doute pas à autre chose qu’à vivre une vie familiale paisible doublée d’une vraie reconnaissance littéraire.

Le 13 novembre 1973, à quarante ans, à bout de force, incapable de retravailler un texte en cours, supportant mal le décès de sa mère, seul dans sa maison désertée depuis quelques jours par sa femme et ses enfants qui, craignant les effets violents dictés par la dépression et l’alcool, ont préféré trouver refuge chez des amis, B.S. Johnson met fin à ses jours. Il se fait couler un bain, s’enfonce dans la baignoire, reproduit les gestes tranchants de Pétrone et laisse près de lui une bouteille de cognac et une carte où il note : « Ceci est mon dernier mot. »


 Jonathan Coe : B.S. Johnson, histoire d’un éléphant fougueux, (traduit de l’anglais par Vanessa Guignery) Éditions Quidam.


dimanche 27 mars 2011

Albert Angelo

On n’en finit pas de redécouvrir B.S. Johnson. L’écrivain anglais – publié en France par les éditions Quidam – a souvent décidé de risquer (et de graver) sa vie sur le papier, se méfiant de la fiction en lui préférant l’autobiographie, certes détournée mais constamment présente chez lui. C’est dire combien Albert Angelo est à prendre, comme les précédents livres, avec les pincettes d’usage. Impossible de dénouer le vrai du faux et de déceler le moment où l’écrivain met de côté sa propre vie pour laisser courir son imaginaire.
Il y a juste une histoire à reconstituer. C’est celle d’Albert, le narrateur, vingt-huit ans, célibataire, encore épris de Jenny (son ex) et architecte sans emploi contraint, pour vivre, d’enseigner dans des écoles londoniennes où on l’appelle pour effectuer des remplacements.

Pour suivre Albert, ou plutôt une année de sa vie, celle où il se trouve aux prises avec des élèves pour le moins difficiles dans un établissement de Londres, au début des années 60, Johnson utilise, tout en restant linéaire, différents angles d’attaque. Il s’attache d’abord à son quotidien, à ses habitudes, à ses obsessions, à ses convictions (« je suis architecte avant tout, et pas prof, je suis un créateur, pas un passeur »). Il bifurque ensuite, par de rapides retours, vers son passé (de fils, d’étudiant, d’amant) puis s’intéresse à des idées possibles de futur (symbolisé ici par des pages trouées) avant de s’ancrer dans le présent, celui d’un vacataire devant affronter une trentaine d’énergumènes au sommet de leur art.

« Après les vacances, je suis revenu, assez détendu comme il se doit, et les élèves ricanaient sur un morceau de journal, deux ou trois groupes d’élèves, en faisant tout leur foutu possible pour me faire comprendre que je devais venir voir ce qu’ils étaient en train de manigancer. Alors, bien sûr, j’ai pas bougé. Ensuite, lorsque j’ai commencé à faire l’appel, l’une des filles a apporté une coupure et, sans un mot, l’a posée sur mon bureau. “Enseigner dans les Écoles Difficiles Pousse les Professeurs au Suicide” , disait l’article, il s’agissait tout bonnement d’un compte-rendu du suicide de mon prédécesseur à Whitsun, Burroughs, ou Bugs Bunny comme ils l’ont surnommé. »

« On va se réunir ce soir pour décider de votre sort », lui glisse un jour un élève. Mais Albert a des ressources. Quand il s’énerve, il lui arrive de frapper. D’autres fois, il laisse dire et poursuit son cours sans que rien ne lui échappe : ainsi ces pages où le texte s’écrit sur deux colonnes, la première reproduisant les dialogues en cours dans la classe et la seconde les pensées qui traversent Albert parlant.

« Va pas faire long feu, l’Bébert, c’est clair, comptez sur moi, c’est clair, finira comme l’Bugs Bunny. » 

À côté, pour équilibrer la fragile balance, il y a les désirs de l’architecte qu'il désire devenir, ses plans de travail, ses notes. Il y aussi les soirées au pub. L’alcool, les dialogues sans fin, les retours en zigzaguant sur les trottoirs mouillés.
À la fin de l’année scolaire, Albert a l’idée saugrenue de demander à ses élèves de noter, par écrit, ce qu’ils pensent de lui. Les réponses fusent. Tous (morceaux choisis en couverture) le fustigent et le détestent. Souvent parce qu’il n’a cessé, durant des mois, de leur lancer leurs quatre vérités en face. L’auteur, narrateur, personnage central ne s’épargne guère. On retrouve ici la verve, la noirceur et, pas très éloignée, l’attitude faussement naïve et tragi-comique (celle de tous les clowns désespérés) qui s’affichait déjà dans son précédent roman, Chalut (Quidam, 2007). Si l’école remplace la mer et les élèves les marins aguerris, la même incapacité à se mouvoir dans ces mondes étroits (où il se sent seul et vraiment pas à sa place) demeure.

C’est à une plongée dans les affres de la condition humaine que nous convie B.S. Johnson, auteur de sept livres, dont Les Malchanceux, tous conçus pour tenter de tenir, ce qu’il ne parvint pas à faire très longtemps, lui qui jeta l’éponge et se suicida en 1973, à l’âge de 40 ans. Jonathan Coe, qui le considère comme l’un des plus grands écrivains anglais, lui a consacré une biographie très subtile, intitulée Histoire d'un éléphant fougueux, disponible depuis peu en France.

B.S. Johnson : Albert Angelo, traduit par Françoise Marel, Quidam éditeur.

samedi 30 octobre 2010

Les Malchanceux

On a peine à imaginer qu’il aura fallu 40 ans aux lecteurs français pour pouvoir (enfin) découvrir Les Malchanceux de B.S. Johnson. Ce livre, peu à peu devenu un classique outre-Manche, est le chef d’œuvre d’un écrivain qui disait s’éloigner de la fiction parce qu’elle falsifiait trop la vérité. Cela ne l’empêcha pas d’écrire sept romans en une dizaine d’années et de se contredire sans sourciller avec, en filigrane, un argument choc : la vérité du moment n’est pas nécessairement celle du passé. Il peut advenir, par exemple, que la mémoire restitue certaines phases d’un passé plus ou moins récent en le modifiant et en devenant, par là même, elle-même, mécanique générant de la fiction. C’est ce qui se passe, par bribes, dans Les Malchanceux.

L’argument du livre est simple. Amené à produire des piges sportives pour un journal, un écrivain (Johnson en personne) passe ses samedis après-midi en déplacement d’un bout à l’autre du pays. Ce jour-là, il est envoyé dans une ville des Midlands. Il doit suivre le match de football qui oppose City à United. À peine franchi le hall de la gare, il s’aperçoit que cette ville ne lui est pas inconnue. Il y est même lié par des souvenirs très forts. Et ceux-ci le ramènent inévitablement à l’un de ses meilleurs amis, Tony, mort d’un cancer à l’âge de 29 ans.

Dès lors, le motif de son déplacement va se réduire et devenir anecdotique. Ce qui va le guider, ce n’est plus le match prévu (qui sera décevant, futile) mais les éléments qui vont l’aider à redonner toute sa place à Tony et à leur amitié. Pour revivre tout cela, ce désordre, ce puzzle qui se reconstitue à l’improviste et de façon éclatée, B.S. Johnson décide de construire un livre particulier.

Dans l’impossibilité d’accorder un suivi linéaire à une pensée en ébullition, et conscient des dangers de l’approximation (toujours dans l’optique de cette notion de vérité qui le hante), il va accepter l’idée d’écrire de façon discontinue en donnant enfin forme à ce fameux livre en boîte dont il rêvait depuis des années.
Ce livre, qui se veut « une métaphore du fonctionnement aléatoire de l’esprit », est conçu en 27 chapitres. Il ne sera – ne pourra – pas être relié puisque toutes ses sections participent à l’idée du chaos qui s’attache tout autant à la création qu’à la désintégration de la santé de Tony. Le mieux est donc de le mettre en boîte – comme on met au cercueil le corps de celui qui n’a pas résisté à la maladie – et de laisser ensuite le lecteur l’assembler à sa guise. C’est ce pari audacieux que l’auteur d’Albert Angelo réalise. Seuls le premier et le dernier chapitres sont présentés comme tels, donnant une assise romanesque à l’ensemble. Le reste est fait de cahiers qui, lus dans l’ordre que l’on veut, forment une grande et lucide méditation sur la disparition.

Connu pour sa forme expérimentale, ce livre est néanmoins simple et touchant par son approche lente et inexorable de la maladie. Johnson est un écrivain qui, dans la plupart de ses textes, va vers l’intime et l’autobiographie. Parfois, et c’est ici le cas, il prend des chemins détournés et se met en retrait. Cela ne l’empêche jamais d’être présent. Et de ressasser son mal être, ses ruptures, ses travaux aléatoires et ses projets littéraires. Même au chevet de l’ami qui se meurt, ces obsessions-là reviennent. Là où un autre prendrait soin de les taire, lui ne peut s’empêcher de les noter. Toujours au nom de cette vérité dont il se dépare pas.

Il faut encore ajouter, avec l’édition de ce livre unique, « un classique de son temps, et du nôtre », comme l’indique si justement Jonathan Coe dans sa préface, la très belle réalisation voulue par les éditions Quidam. L’ouvrage, présenté sous boîte, est donné tel que l’auteur l’avait souhaité lors de l’édition anglaise en 1969.

Bryan Stanley Johnson : Les Malchanceux, traduit de l’anglais par Françoise Marel, préface de Jonathan Coe, éditions Quidam.