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mercredi 3 juillet 2013

Allen Ginsberg

Quand débute son journal, le 12 mars 1952, Allen Ginsberg a 26 ans. Il n’a encore rien publié. Il passe beaucoup de temps dans les rues et les bars de New York où il vit dans un petit appartement mansardé, entre la huitième et la neuvième Avenue. Il fait de nombreuses rencontres, notamment celle de William Carlos Williams avec qui il entretient une correspondance depuis plusieurs années et dont il devient de plus en plus proche. Il croise également Dylan Thomas, assiste à une lecture de T.S. Elliot et voit régulièrement ceux qui vont devenir, à ses côtés, les principaux acteurs de la Beat Generation : Jack Kerouac, William Burroughs et Gregory Corso mais aussi Neal Cassady, Herbert Huncke, Lucien Carr, Peter Orlovsky, Michaël Mac Clure et Carl Solomon. Ginsberg est celui qui, les côtoyant tous, fait en sorte que des liens se tissent et perdurent entre tous ces inconnus qui vivent en marge des milieux littéraires établis.

« Seule m’intéresse l’écriture dans sa forme la plus intense où se déverse tout le courant de ma vie en une profusion d’images, détails de la surface et du pointillé et muscle sensuel de pensée fleuve de l’âme. »

Il note dans son journal tout ce qui le touche, l’émeut ou le révolte. Il le tient durant dix ans, s’attachant à couvrir les événements d’une décennie qui sera pour lui, et pour ses proches, décisive. Il voyage beaucoup (au Mexique, en Méditerranée, en Afrique de l’Est, en Europe – avec plusieurs séjours à Paris, au Beat Hôtel, rue Gît-le-cœur – et d’un bout à l’autre des États-Unis). Il expérimente de nombreuses drogues, vit intensément son homosexualité, travaille sans relâche sur les trois livres qu’il a en chantier (Howl, Kaddish et Reality Sandwiches). Il retranscrit ses rêves, recopie des fragments de poèmes et donne sa première lecture publique dans un café du Village (au Gaslight dans MacDougal Street).

« Lu mes poèmes au Gaslight, nuit pluvieuse, 3 h du mat. Je marche dans l’Avenue D et la 2ième rue Est dans la brume bleue de la pluie, réverbères aveuglants hurlant leur phosphorescence mécanique le long des rues, ciel humide d’un rouge violent, je marche dans le Rêve. »
Parallèlement, Ginsberg, très disponible, reste proche de sa famille, dialoguant avec son père Louis (qui est également poète) tout en assistant à la folie paranoïaque qui détruit sa mère Naomi (pour qui il écrira Kaddish). Partout où il se trouve, jusque dans les lieux les plus sordides, il cherche l’éclair, la lueur d’espoir qui va l’aider à sortir un instant de ce monde qu’il sent vaciller et se fissurer.

« Oui je veux des émeutes dans les rues ! De grandes orgies pleines de marijuana pour foutre la trouille aux flics !
Tout le monde en train de baiser nu à Union Square pour dénoncer la junte militaire au Salvador ! »

Howl, son long poème en prose, est publié par Lawrence Ferlinghetti chez City Lights Books en 1956. Qualifié d’obscène, il est d’abord interdit (et l’éditeur arrêté et inculpé) avant d’être autorisé à la vente un an plus tard. Il va devenir l’un des textes majeurs de la Beat Generation, bientôt rejoint par Sur la route de Kerouac (1957), puis par Gasoline de Gregory Corso (1958) et enfin par Le Festin nu de Burroughs (1959).

« Ma poésie a été attaquée par un tas de casse-pieds ignorants et épouvantés qui ne comprennent pas sa composition, et l’ennui avec ces salauds c’est qu’ils ne reconnaîtraient pas la poésie même si elle se dressait et leur flanquait un coup de pied au cul en plein jour. »

Ginsberg se bat pour faire connaître ses propres textes mais aussi pour promouvoir ceux des autres. Il se déplace, résiste en étant présent au monde, intervient publiquement, ne lâche jamais rien quant à ses convictions. Son Journal, où se mêlent ébauches, croquis, intuitions, rencontres, désirs, nuits chaudes, bribes de conversations, liste des livres lus, en est l’exemple même. On le voit constamment entouré, dans la réalité ou en rêve, cherchant le contact, la complicité, l’échange ou la contradiction. Il est très actif, en permanence sur la brèche, charismatique, généreux, poète passeur à toute heure.

« Ô Artiste Merdeux du Réel,
Ginsberg,
abandonne-toi
pour toujours
À ta vérité. »

Habitué très tôt à aller au charbon pour s’affirmer et se défendre, anxieux dès l’enfance en se sachant homosexuel mais n’osant pas l’avouer, ayant erré, volé, connu la dèche après son renvoi de l’université Colombia, ayant de plus passé huit mois en hôpital psychiatrique en 1949, il n’a cessé d’appliquer ces principes de lutte (non violente), devenus nécessaires à sa survie. William Carlos Williams, préfaçant Howl, le présente ainsi :

« De toute évidence, il a littéralement traversé l’enfer. Sur son chemin, il a rencontré un homme appelé Carl Solomon, avec lequel il a partagé, à travers les épreuves et les excréments de cette vie, quelque chose qui ne peut être décrit qu’avec les mots utilisés par lui pour le décrire. C’est un hurlement de défaite. Mais ce n’est pas du tout une défaite, car il l’a vécue comme une expérience ordinaire. »

Le rôle de catalyseur qui fut le sien, et qui s’est enclenché dès la publication de Howl, ne s’est jamais démenti. Il a beaucoup œuvré pour l’internationalisation d’un mouvement littéraire et artistique qui entendait rompre avec toute idée de société conservatrice, en osant bousculer la langue, en inventant sans contrainte et en se donnant plus d’air, de liberté et de spontanéité. Toute sa vie, Ginsberg (qui est mort en 1997) sera resté fidèle à l’esprit de la Beat Generation, plaçant la poésie au centre de sa création, y compris à travers ses happenings, ses concerts, ses carnets, ses lettres et ses journaux.


Allen Ginsberg : Journal 1952-1962, traduit par Yves Le Pellec, éditions Christian Bourgois, collection « Titre ».

L’exposition Beat Generation / Allen Ginsberg, créée par Jean-Jacques Lebel (le traducteur – avec Robert Cordier – de Howl chez Bourgois), est présentée durant l’été dans quatre lieux : Les Champs Libres à Rennes, le Centre Pompidou à Metz, Le Fresnoy à Tourcoing et le ZKM à Karlsruhe.





jeudi 1 mars 2012

Beat Hôtel

Si l’étroite rue Gît-le-Coeur, qui descend vers la Seine, reliant la rue Saint André des Arts au quai des Augustins, n’a pas beaucoup changé au cours des dernières décennies, par contre le bâtiment situé au n° 9, où se trouve aujourd’hui Le Relais Hôtel du Vieux Paris, a lui refait plusieurs fois sa façade et ouvert ses portes à des clients qui ne sauront probablement jamais que cet endroit fut, entre 1957 et 1963, un lieu de grande effervescence littéraire. Nombre d’auteurs de la Beat Generation y ont longuement séjourné. Le Beat Hôtel était alors tenu par Madame Rachou et son chat Mirtaud. Celui-ci n’avait hélas pas assez de ses quatre pattes pour chasser tous les rats qui couraient dans les étages. Chaque résident pouvait cuisiner dans sa chambre et descendre se désaltérer au bar situé au rez-de-chaussée. Allen Ginsberg, Gregory Corso et Peter Orlovsky s’y installèrent fin 1957. William Burroughs arriva en janvier 1958. Peu après, Brion Gysin posa lui aussi ses valises. Lawrence Ferlinghetti, qui publiait la plupart d’entre eux aux États-Unis (éditions City Lights) passait de temps à autre, de même que Maurice Girodias qui dirigeait Olympia Press à Paris.


« De 1958 à 1963, c’est au Beat Hôtel – son foyer parisien – que la Beat Generation a connu sa période d’activité la plus intense. La plupart des membres fondateurs du groupe y ont vécu, à un moment ou à un autre. La seule figure importante de la Beat à n’avoir jamais mis les pieds rue Gît-le-Coeur est Jack Kerouac ».

Le grand absent reçoit néanmoins régulièrement des lettres le tenant au courant de ce qui se trame. Rencontres et expérimentions diverses se succèdent. Tous vont et viennent, travaillent, se lisent l’un l’autre ce qu’ils sont en train d’écrire. Kaddish de Ginsberg, une grande partie du Festin nu et de La Machine molle de Burroughs ainsi que Bomb de Corso naissent là. Gysin et Burroughs inventent le cut-up. L’arrivée de Ian Sommerville va leur permettre d’avancer un peu plus dans leurs expériences.

« Ian prit une chambre exigüe à l’étage du dessous qu’il décora avec une roue de bicyclette chromée sans le pneu. Des années plus tard, il expliqua que c’était un hommage à la Roue de bicyclette de Marcel Duchamp. »

Si Gysin s’intéressait aux bandes magnétiques depuis leur invention à la fin de la seconde guerre mondiale, il avait par contre du mal à réparer son vieux magnétophone. Sommerville était un expert en la matière. Il le répara, l’utilisa pour enregistrer les premiers cut-up oraux. Tous deux coupaient des extraits de voix avant de les réenregistrer de manière aléatoire. Henri Chopin et Bernard Heidsieck qui travaillaient de leur côté sur la poésie sonore furent très intéressés et se joignirent à eux. C’est aussi Sommerville qui inventa la première « Dreamachine ».

« J’ai fait une machine à éclairs intermittents toute simple ; un cylindre en carton avec des fentes qui tourne sur un phonographe à 78 tours/minute avec une ampoule à l’intérieur. Il faut le regarder avec les yeux fermés et les éclairs jouent sur tes paupières. »

Les poètes de la Beat Generation ne cessèrent, durant leur passage à Paris, de créer des passerelles avec d’autres auteurs ou mouvements littéraires. Ils rencontrèrent Tzara, Péret, Lebel. Firent la connaissance d’Henri Michaux qui ne se rendait rue Gît-le-Coeur que pour parler mescaline avec Burroughs dans sa chambre... Le jazz n’était jamais loin. Le batteur Kenny Clarke, qui les connaissait bien, les invitait, dès qu’il le pouvait, à assister à ses concerts. Il leur ouvrit les sous-sols de “Chez Popov” et du “Caveau de la Huchette”.

Ce sont ces années d’intense création que Barry Miles retrace dans Beat Hôtel. Cofondateur d’International Times, libraire, biographe de Ginsberg, éditeur à Londres de Howl, on lui doit également le classement des archives de Burroughs. Il a longuement côtoyé tous les auteurs présents. Au cours de plusieurs entretiens, menés sur une trentaine d’années, il a réussi à accumuler assez de matière pour construire un ouvrage important. Il montre, presque au jour le jour, anecdotes et citations à l’appui, ces poètes alors inconnus, à l’œuvre dans une ville où ils avaient choisi de s’exiler volontairement, fuyant un pays où leurs idées et leurs façons de vivre (la plupart étaient gays) étaient battues en brèche par une presse très puritaine.

 Barry Miles : Beat Hôtel, traduit par Alice Volatron, éditions Le Mot et Le reste.