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mercredi 2 janvier 2019

Un autre monde

Après avoir évoqué la lente agonie et la mort de sa mère dans Ces vies-là (La Contre Allée, 2011), Alfons Cervera se penche ici sur la vie de son père. Quand celui-ci disparaît, à l’improviste, son cœur le lâchant en pleine rue, là-bas, à Los Yesares, où se situent ses romans, l’écrivain a conscience qu’il ne connaît pas vraiment le parcours de cet homme. Il était très silencieux et est parti avec ses secrets.

« Il y a un tourbillon d’eau croupie plein de larves mortes dans l’inventaire de ce que tu n’as jamais dit à qui que ce soit, nulle part, comme s’il y avait une vie pour être vécue et une autre destinée à rester jusqu’à la mort dans une géométrie obstinée et invisible de l’obscurité. »

Il plonge dans ses souvenirs, fouille au grenier, en ressort de vieilles photographies. En parallèle à cette recherche, il lit, note, décèle de précieux points d’appui chez des écrivains qui lui sont lui chers et qui n’ont pas leur pareil pour comprendre la complexité de l’âme humaine. Peu à peu, des fragments reviennent. Il revoit son père, qui exerçait le métier de boulanger, les réveillant, lui et son frère, alors qu’il faisait encore nuit, pour qu’ils viennent l’aider au fournil.

« Tu te plantais là, devant la bouche du four, la pelle à la main, avec l’habituel et insignifiant petit verre de gnôle pour atténuer la chaleur insupportable des braises. Les dalles mauresques couvertes de poussière de cendre noire. Cette couleur semblable à celle du crépuscule que l’on devine au fond de la voûte de briques. »

Les images qui refont surface ne touchent d’abord que les moments que l’auteur a pu partager avec son père. Il se souvient que cet être mutique, qui ne se confiait pas, s’exprimait par contre aisément, et avec talent, au théâtre. Il faisait résonner les mots des autres mais cadenassait les siens. Il garde également à l’esprit ces incessants déménagements qui intervenaient sans raisons apparentes, lançant la famille sur les routes, de village en village.

« Les maisons où nous avons vécu. Où se trouvaient-elles. Que sont-elles devenues. Parfois je m’imagine que je reviens et je me vois parcourir les rues, les mêmes rues qu’alors, je m’arrête devant les vieilles façades mangées par des fenêtres insignifiantes, je regarde les trous que le temps a creusés au coin des bâtisses. »

Il est un mystère qui intrigue celui qui est tout à la fois fils, écrivain, narrateur et personnage du livre. Il en parlait déjà dans Ces vies-là. C’est un élément essentiel de sa quête autobiographique. Il le décrypte patiemment. Il s’agit d’un papier qu’il a découvert par hasard dans une serviette où sa mère rangeait des documents. Elle disait ne pas connaître l’existence de cette pièce où il était écrit que le père avait été condamné à douze ans d’emprisonnement en 1940, après l’arrivée au pouvoir des fascistes.

« Le temps de la mort, c’est celui de la lenteur. Bien que la tienne soit survenue sans préavis, cela faisait des années que tu voulais au premier détour abandonner ta mémoire. Personne ne connaissait ces papiers. Je me demande qui les aura placés là... »

Chez Alfons Cervera, la mémoire familiale et la mémoire collective se rencontrent et se complètent fréquemment. Ici, le silence du père ne diffère pas de celui des vaincus. Tous ont farouchement résisté avant de devoir vivre en retrait (voire en prison ou en exil). Ils portaient en eux une peur que ne pouvait qu’attiser le long règne du dictateur. Ce roman suit le rude cheminement de l’un d’entre eux. Il met à jour une mémoire longtemps interdite pour redonner vie, vingt ans après sa mort, à un homme qui aura légué bien plus que ses silences.

Alfons Cervera : Un monde monde, traduit de l’espagnol par Georges Tyras, éditions La Contre Allée

jeudi 10 septembre 2015

Les chemins de retour

Lire les romans de mémoire d’Alfons Cervera, c’est se familiariser assez vite avec des lieux qui résonnent ensuite longuement en nous. On se retrouve peu à peu en train de sillonner les rues de Los Yesares (le village) ou accoudé au comptoir de La Agricola (Le bar) en compagnie de quelques habitués qui retracent l’histoire du coin et tout particulièrement la chronique des années noires, la lutte contre le franquisme et le départ de plusieurs d’entre eux vers des contrées moins barbares. Les descriptions de l’auteur et sa façon de brosser les portraits de personnalités profondément humaines ne sont pas pour rien dans l’embarquement immédiat du lecteur pour cette petite ville espagnole où bat le pouls d’une œuvre étonnante.

« Mes romans naissent à partir d’un territoire moral qui est le lieu où je suis né, la maison où je continue de vivre tant d’années après, les personnages qui, avant de devenir des êtres de fiction, ont été et sont mes amis de toute la vie. »

C’est de ce lien étroit entre réalité et fiction qu’il est ici question. Pour Alfons Cervera, « elles sont presque toujours une seule et même chose ». Il lui suffit de retourner à Los Yesares (ou à Gestalgar, province de Valencia), là où ses romans prennent racines pour s’en convaincre. De nombreuses années se sont écoulées, bien des personnages ont disparu, certaines maisons sont devenues des ruines mais la mémoire collective, celle que tisse tout un chacun en la transmettant aux autres, et ce de génération en génération, reste vivante. Elle l’est même, et peut-être encore un peu plus qu’ailleurs, au sein du cimetière civil, dans l’enclos où reposent les morts clandestins, à savoir les suicidés, les « rouges » et les enfants nouveau-nés.

« C’étaient les années du franquisme. L’église catholique imposait ses règles. Seuls étaient inhumés en terre sacrée les corps incorruptibles de ceux qui étaient morts en état de grâce, tous leurs péchés absous par Dieu, la conscience tranquille d’une conduite irréprochable. Tout n’était que mensonge. Tout continue de n’être que mensonge »

Chacun des lieux évoqués et revisités dans ce livre est précédé d’une photo et d’un court extrait y ayant trait. Si Alfons Cervera y revient, c’est pour dire ce que constituent ces différents endroits dans son itinéraire. Se trouvent ici et là une part de lui-même et un fragment important de sa mémoire. Les relier à nouveau l’aide à cheminer assez sereinement dans son passé. Il explique comment sont nés certains de ses textes. Ce qu’il doit à ses proches. À tous ceux qui lui ont fait partager ce qu’il peut à son tour donner aux autres. En créant, adossé au réel. Conscient que le roman, tel qu’il le construit, ne ment pas.

« La fiction est le réel. Antonio Machado le disait : la vérité, on l’invente aussi. Les romans construisent une autre réalité. Comme s’ils mentaient. Mais ils ne mentent. »

 Alfons Cervera : Les chemins de retour, traduit de l’espagnol par Georges Tyras, Éditions La Contre-Allée.

mardi 2 septembre 2014

Tant de larmes ont coulé depuis

Chez Alfons Cervera, la mémoire se conjugue au présent. Celui qui s’y réfère doit la réactiver en permanence en la frottant à la réalité en cours. Elle se rattache à des lieux précis, en l’occurrence, ici, à Los Yesares, en Espagne, où le narrateur, installé à Orange depuis longtemps, se rend pour assister aux obsèques de Teresa. Il est lui-même originaire de cette localité et y revient en tant qu’ami de la famille. La vieille femme qui est décédée était, par ailleurs, la figure centrale de Ces Vies-là, le précédent livre du romancier.

« Je suis de ceux qui sont restés en France, bien que de temps en temps, comme c’est le cas aujourd’hui même, je revienne à Los Yesares, et c’est comme si je n’avais jamais quitté cet endroit, comme si une étrange sensation de permanence s’inscrivait dans tous les retours. »

En arrière-plan se dessine l’histoire d’une ville marqué par l’exil des nombreux habitants qui ont dû fuir d’abord la guerre civile et l’instauration du Franquisme et ensuite la crise économique des années soixante. Tous ceux qui se réunissent pour la cérémonie ont vécu ce déracinement. Certains ont réussi à rentrer au pays. D’autres n’y reviennent que ponctuellement. Tous ont néanmoins en commun une mémoire collective qui se revivifie dès qu’ils se retrouvent ensemble. Celle-ci bouge en eux. Elle travaille. Elle s’ouvre à la fiction. Elle se nourrit d’événements précis, d’itinéraires cabossés, de disparitions tragiques, d’absences inexpliquées, de personnages attachants, d’anecdotes revenant à la surface ou de scènes de la vie quotidienne survenues tant à Orange qu’à Los Yesares.

« Le souvenir n’est pas ce qui s’est passé vraiment mais ce que nous inventons pour ne pas rester vides au-dedans de nous-mêmes. »

Alfons Cervera, en de brefs chapitres, très ciselés, très vifs, fait en sorte que d’autres voix viennent se mêler à celle du narrateur. Cela lui permet de multiplier les points de vue et de mieux cerner différentes personnalités. On saisit d’emblée de belles complicités. La figure de l’écrivain y est convoquée. Il sort subrepticement de l’ombre. Puis y retourne. Un autre prend sa place. Chacun apporte sa voix (et son regard) à un roman polyphonique dans lequel le temps ne s’arrête pas. Il pose simplement des jalons. Qu’il est bon de revisiter de temps à autre. Si la défunte est à peine évoquée, c’est parce que son parcours est déjà en train de s’inscrire dans leur propre mémoire.

« A pas lents, nous portons sur les épaules le cercueil avec le corps de Teresa. Un enterrement a quelque chose d’une inquiète temporisation, d’un deuil élémentaire, d’un équilibre calculé dans cette effervescence d’oiseaux muets qu’est la mort. »

Procédant de façon presque cinématographique, à coups de plans-séquences bien ciblés, restituant un à un plusieurs fragments de l’existence des hommes et des femmes réunis pour les funérailles, Alfons Cervera offre une chronique sensible et vivante d’une petite communauté consciente que la route qui s’ouvre devant tous, avec ses virages, ses guet-apens, ses coups du sort, ne peut s’envisager sans qu’ils soient, infiniment, humainement, et toujours, reliés  les uns aux autres.

 Alfons Cervera : Tant de larmes ont coulé depuis, traduit de l’espagnol par Georges Tyras, éditions La Contre Allée.

dimanche 18 mars 2012

Ces vies-là

Début mars 2008. L’écrivain espagnol Alfons Cervera séjourne à Grenoble. Il y est invité à participer au colloque « Témoins et témoignages, mémoire individuelle et collective », organisé à l’université Stendhal. Il emporte avec lui la mort de sa mère, survenue deux semaines plus tôt à Los Yesares, après une lente déperdition qui dura dix-huit mois et qui eut pour point de départ une simple chute dans les escaliers. Dès ce jour, elle prit peur, devint peu à peu immobile, attendant la mort tout en la craignant et laissant le passé en suspens. C’est celui-ci que l’écrivain va devoir sonder. Une découverte inattendue le pousse en effet à remonter le cours de sa propre histoire en sachant que celle qui pourrait l’aider dans sa quête a décidé de commencer à mourir.

« Dans la serviette noire, tu trouveras les papiers de la maison, avait-elle dit avec une absolue tranquillité, sans que rien ne laisse pressentir qu’elle dévoilait ce faisant quelque secret. Je pense maintenant qu’elle avait oublié ce qu’elle conservait avec soin dans cette serviette de cuir, tant d’années cachée au fond de l’armoire qui occupait presque tout l’espace de sa chambre. »

C’est en consultant ces documents tenus secrets qu’il va apprendre que son père (décédé, lui, de façon brutale : arrêt cardiaque) a été condamné à douze ans de prison par un tribunal militaire en 1940. Dès lors, des scènes d’enfance vont revenir, faisant surgir des questions jamais posées. Pourquoi la famille a-t-elle dû quitter Los Yesares pour Valencia et ne revenir que bien plus tard ? Pourquoi le père a-t-il dû abandonner son métier de boulanger pour devenir laitier ? Ces interrogations s’inscrivent dans le récit, entre l’image encore récente de la mère immobile et les promenades dans les rues de Grenoble, sur les pas et dans l’ombre de Stendhal...

« La tristesse est plus grande le dimanche, écrivait Stendhal dans La Chartreuse de Parme. Cela fait deux dimanches que ma mère est morte, dans la nuit. Quelques semaines auparavant, je lui avais demandé pourquoi personne ne m’avait parlé de l’existence de ces papiers sur la condamnation de mon père. »

Fouillant l’histoire familiale, c’est bien la mémoire collective, celle évoquée en préambule au colloque auquel il participe, celle aussi (et surtout) de l’Espagne franquiste, que Alfons Cervera fait peu à peu remonter à la surface. Il la découvre par bribes. Consulte les archives. Rencontre les derniers survivants, réussit à retrouver les traces d’un événement crucial qui, survenu en juillet 1936, met en lumière ce que son entourage taisait.

« Les feuillets s’accumulent sur la table. Le temps qu’il faut. Le procès militaire contre mon père et six de ses compagnons anarchistes et communistes. Progreso Vicente fut fusillé et les autres condamnés à des peines de prison. Le langage de la rage dans les feuillets qui relatent les évènements. La grammaire cruelle d’une victoire qui condamne à mort la défaite. Nombreuses sont les formes de la mort après avoir perdu une guerre. Mon père l’a perdue bien des fois. Et ses six compagnons aussi. »

L’écriture de Cervera (dont voici, après Maquis paru en 2010 à La Fosse aux ours, le deuxième livre traduit en France) est dense et percutante. Il a beau écrire à partir d’un lieu donné (Grenoble) sans que ne semble bouger, du début à la fin du livre, le temps (deux semaines) qui s’est écoulé depuis la mort de sa mère, il fait en sorte que trois périodes différentes mais complémentaires de son histoire (l’une dédiée au père, une autre à la lente agonie de la mère et la dernière à son présent de fils et d’écrivain) puissent s’imbriquer, se superposer et avancer dans un même mouvement. Sans cesse, il interroge les mémoires et leurs liens étroits avec l’imaginaire collectif. Il sait que la vie, l’après vie et l’écriture ne peuvent jamais prendre racines dans l’oubli.

« Être oublié est une façon de mourir. L’histoire qui se construit sur les fondations de la peur reste silencieuse. C’est pourquoi ma mère restait silencieuse quand je lui demandais pourquoi jamais personne ne m’avait raconté l’histoire de cette nuit tout juste découverte soixante-dix ans plus tard au moins. Ce que l’on ne nomme pas n’a pas d’existence. »


Alfons Cervera : Ces vies-là, traduit de l’espagnol par Georges Tyras, (éditions) La Contre Allée
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