mercredi 3 août 2016

Je rêve que je vis ?

Issue d’une famille de marchands de chevaux rom, les Lovara-Roma, Ceija Stojka avait onze ans quand elle fut déportée avec toute sa famille, d’abord à Auschwitz, puis à Ravensbrück et enfin à Bergen-Belsen. Ce sont les quatre mois passés dans ce camp, de janvier à avril 1945, qu’elle relate dans ce court récit. Elle témoigne en retrouvant le regard qui était alors le sien (celui d’une petite fille qui côtoyait l’horreur au quotidien) et en se remémorant les différentes émotions qui s’emparaient d’elle.

« J’étais toujours assise entre les morts, c’était le seul endroit toujours calme. On était à l’abri du vent. La Maman savait très bien où j’étais. Quand elle était fatiguée, elle venait et me prenait par la main. »

Son texte est proche d’une certaine littérature orale, celle qui porte et restitue des événements précis sans s’aventurer du côté de l’histoire épique ou de l’épopée. Ce qu’elle raconte est terrible mais sa façon de l’exprimer reste calme et lucide. Elle affronte l’innommable et tient grâce à sa vivacité enfantine et à la présence réconfortante de sa mère, « la Maman », dont elle ne sera jamais séparée.

« Quand on est arrivé là-bas, derrière ces barbelés tout neufs, qui scintillaient au soleil, les morts, c’est la première chose qu’on a vue. Ils étaient ouverts de haut en bas, vidés, il n’y avait que les côtes et la peau, toutes les entrailles manquaient, ça veut dire qu’ils avaient été déchirés par les gens et les gens avaient mangé l’intérieur. Il y avait tellement de cadavres, tellement. »

Disant cela, et leur survie dans le camp, en mangeant de l’herbe ou des feuilles, en mâchant des lacets de chaussures et des bouts de bois, en se protégeant du froid en tirant de la montagne des morts gelés par l’hiver des bouts de tissus, des vestes déchirées, des haillons, elle sait, et le souligne, que cette réalité ne sera peut-être pas totalement crue tant elle paraît inimaginable.

« Maintenant c’est un tohu-bohu là, en bas, beaucoup regardent avec le visage dans la terre et pas vers le haut. Moi et ma mère, la Tschiwe et le Burli, la Ruppa, nous on a vu ça. Parfois, quand je me lève le matin, je me dis : Ceija, tu es au ciel et tu rêves ? Tu rêves que tu es sur terre ? Tu n’as pas pu t’échapper de Bergen-Belsen ! Ça n’existe pas ! »

Le camp est libéré par les Anglais le 15 avril 1945 mais cela ne signifie pas la fin de leur calvaire. Beaucoup, malades et affamés, ne survivront pas. Les autres entreprendront un long périple pour rejoindre les villes d’où ils avaient été chassés. Pour Ceija Stojka et sa famille (hormis son père et son frère, morts en déportation), ce sera Vienne, où ils ne retrouveront plus aucune trace de la petite maison en bois qui était la leur.

« On est alors retournées dans la Odoakergasse, dans le 16ième arrondissement, chez ma marraine Ceija, là on a pu rester un temps. Ils nous ont aidées, mais bientôt ils ne pouvaient plus beaucoup nous aider, parce que de plus en plus de Roms qui avaient survécu arrivaient de partout. »

Ce récit est né d’entretiens menés au cours de l’été 2004 par Karin Berger, auteur du film documentaire Ceija Stojka – Portrait d’une rrom. Décédée en 2013, celle qui a reçu plusieurs distinctions pour ses deux précédents livres (et qui n’était jusqu’à présent pas traduite en Français), n’aura cessé, durant toute sa vie, de témoigner et de créer (elle était aussi peintre et musicienne), attirant l’attention sur le sort des Roms sous le nazisme mais martelant aussi, avec force, son bonheur d’être toujours en vie et son besoin, en tant que « voyageuse de ce monde », d’aller transmettre cela aux autres en leur rappelant combien il est important de regarder l’histoire et ses abominations en face pour enfin se connaître, se comprendre et vivre ensemble.

« Vivre avec ça et recommencer sa vie, c’est pas facile. C’est vraiment toujours liée à la douleur. Mais la riposte, on l’a trouvée dans le fait d’avoir le droit de vivre, puisqu’on est là, parce que Dieu a voulu qu’on ne périsse pas tous. Il en a sorti quelques uns de cette folie, des griffes de cette société de criminels – ils n’étaient rien d’autre. »

Ceija Stojka : Je rêve que je vis ? Libérée de Bergen-Belsen, traduit de l’allemand par Sabine Macher, avant-propos de Karin Berger, éditions Isabelle Sauvage.

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