mardi 21 août 2012

Anaïs ou Les Gravières

Habitué à remplir des pages dédiées aux faits-divers anodins et aux manifestations locales pour un quotidien du Poitou, un journaliste récemment frappé par un deuil brutal (« chacun – lui, elle – était enfoncé, bien calé dans son siège, après avoir du crâne percuté le pare-brise ») exhume, pour essayer de rompre la monotonie d’une vie de plus en plus désolante, le seul événement exceptionnel qui ait réussi à secouer la région ces dernières années. Il s’agit d’un assassinat presque oublié de tous : celui d’une lycéenne de 17 ans,
« Anaïs par sa mère retrouvée dans l’entrée de leur appartement, tuée d’un coup d’arme blanche portée dans le cœur ».
C’est de ce meurtre, que la police n’est pas parvenue à élucider, ne dénichant pas plus l’assassin que l’arme du crime et son mobile, que s’empare le journaliste insomniaque et désenchanté. Cela suffira-t-il pour pimenter son existence et atténuer sa propre douleur ? L’optimisme n’étant pas son fort, il en doute mais tente néanmoins sa chance, notant, annotant, se glissant même, de temps à autre, dans la peau d’un écrivain capable de redonner vie à une histoire en se portant au plus près des morts.

« Vers minuit, c’est dans les villes un grand silence.
Puis l’éclairage municipal rend l’âme.
Alors il n’y a plus grand chose à faire. C’est l’envahissement des morts.
Il y en a, des morts, qui tiennent au corps plus que d’autres ; des morts de réelle influence. Il suffit d’un verre de Jack Daniel’s pour les mettre en émoi. »

Il y a sa morte à lui. Et Anaïs, qui est la morte d’une autre. Qui, comme lui, ne s’en remet pas et qu’il va, peu à peu, approcher puis visiter de plus en plus souvent. Il écoute parler la mère de l’absente.

« Elle n’attendait que ça, la Mère : rendre la flamme.
Elle m’accueillit comme qui, devant le feu mourant, n’a de cesse qu’on lui tende l’éventoir ».

Il ne joue pas au détective. Il souhaite simplement remettre l’histoire d’une vie brève (et, ce faisant, la sienne) en marche, allant, pour cela, à la rencontre de quelques personnages singuliers, ici un peintre bavard, là un conducteur de bull, ailleurs un ancien légionnaire, tous coincés dans un même territoire, entre ZUP, sablières et ruralité morose, tous aussi solitaires que lui, tous en froid avec un passé qui les entrave et dont il ne pourra glaner que quelques brindilles, donnant (bien obligé) en fin de compte carte blanche à son imagination pour résoudre ce qui restera sans doute à jamais, pour les autres, une énigme.

« Au fil de mon errance, je me suis mis à écrire.
À écrire dans ma tête ce que je pourrais écrire si, plutôt que de déambuler, bousculé par des voix au point de manquer de tomber, je me confiais à mon ordinateur ».

On arrive ici au point de jonction entre Lionel-Édouard Martin et son narrateur. L’écrivain tient bien les rênes. De temps à autre, il lâche la bride et prend des chemins de traverse. Il imbrique des séquences précises, que l’on pourrait croire, à tort, annexes, à l’intrigue initiale. Il apprécie les zigzags aux alentours de la ville et les retours au passé.

On retrouve avec une réelle délectation cette langue qui est celle d’un styliste ne cherchant pas (ce n’est pas si fréquent) à séduire. Sa langue est juste, imagée, incarnée parfois, rugueuse quand il le faut, sachant, successivement, se détendre ou se compacter en restant toujours énergique et efficace.

Lionel-Édouard Martin : Anaïs ou les Gravières, les éditions du Sonneur.

À découvrir également, du même auteur, Bruegel en mes domaines, « petites proses sur fond de lieux », de la Bavière au Maroc en passant par Haïti, le Poitou ou la Martinique, aux éditions Le Vampire Actif et Avènement des ponts (Tarabuste éditeur), proses et poèmes qui jettent bien des passerelles entre les vivants et les morts mais aussi entre l'être et son environnement immédiat, mobile, habité, visible ou invisible. On y découvre notamment Entre mondes, en très bel hommage à Édouard Glissant.



jeudi 9 août 2012

En route pour Haida Gwaii

Suivre pas à pas Jean-Claude Caër dans ses périples de l’autre côté de l’Atlantique, en prolongeant parfois, comme dans ce livre, la route jusqu’aux bords du Pacifique, c’est se préparer à percevoir ce qui trop souvent nous échappe. Ce peut être « un petit caillou en forme de baleine », ou le souffle du vent qui s’engouffre « avec le ciel au loin entre les gratte-ciels », ou encore « le sable, l’écume, la lande, les oyats ». On le sent constamment aux aguets, prêt à saisir ce qui s’attache au lieu vers lequel il se dirige, disponible, ouvert à toutes les surprises, sensations ou visions brèves qui vont jalonner son chemin.

« Me voici fourbu
Dans le greyound parmi les coréens
Qui tombent de fatigue alors que la nuit transperce l’Empire State Building,
Franchissant le tunnel Lincoln,
Dans la vase d’un ciel incertain, entouré d’usines et d’autoroutes. »

Sa curiosité reste en alerte. Ses voyages – réels ou imaginés – sont portés par un cheminement intérieur où tout ressenti doit être filtré et donné de façon juste, avec simplicité, sans le moindre épanchement. Ses lentes flâneries permettent de desserrer bien des étaux en insufflant plus de légèreté à une réalité qu’il ne néglige pas mais sur laquelle il ne veut pas venir buter. Ses envies de rencontre le portent ailleurs, vers des êtres dont les livres l’accompagnent depuis longtemps et auxquels il souhaite rendre visite, la plupart du temps devant le carré d’herbe ou le marbre de leur dernière demeure.

« Nous cherchons le Sleepy Hollow Cimeterry
où reposent Emerson, Thoreau, Hawthorne
et Louisa May Alcott, l’un près de l’autre mêlés. »

Son cheminement se fait par étapes, au fil de la construction du livre. Avant d’arriver là où il souhaite s’attarder, il lui faut sillonner d’autres espaces, garder à l’esprit ses points d’ancrages en Finistère, traverser le Maine, se remémorer des balades éparses dans divers pays ou de simples soirées parisiennes...

La dernière partie du recueil, qui donne son titre à l’ensemble, est une immersion dans le quotidien (le climat, les travaux, les coutumes, les paysages) des indiens Haida qui vivent dans un archipel situé sur la côte Nord-Ouest du Canada, sur ces bouts de terre rugueux qui s’appelaient encore, jusqu’en juin 2010, les îles de la reine Charlotte et qui se nomment désormais Haida Gwaii. C’est ici que Jean-Claude Caër nous invite. Sa parole fluide et maîtrisée est propice au partage immédiat. Il s’agit de mettre, comme lui, nos pas dans ceux des « ombres présentes » qui habitent près des « rouleaux de l’océan » et de glaner des instantanés de vie simple, lointaine, immémoriale...

« Désormais je pose blessé près du totem de Bill Reid à Skidegate.
Je ramasse une plume d’aigle parmi les tombes anciennes
Le marin Watson mort en 1899
Stèle ornée d’un goéland.
Jane Shakespeare morte en 1904, 70 ans,
Un petit ours.
Tom Stephens, mort en 1902, 65 ans,
Un ours noir.
Chief Skidegate, mort en 1902,
Sans nom, du clan du Corbeau. »

La pluie et le vent accompagnent le discret J.C. Caër en permanence dans ses escales, le long d’une côte haida où les morts (connus – tel Nicolas Hughes, le fils de Sylvia Plath et de Ted Hughes qui se pendit dans sa maison en Alaska en avril 2009 – ou inconnus) ne le sont pas vraiment puisque vénérés, visités, honorés par celui qui sait ce qu’il leur doit, ce qu’il accepte de leur prendre afin de mieux se connaître et de poursuivre la route en portant un peu de leur savoir vivre et mourir avec lui.

 Jean-Claude Caër : En route pour Haida Gwaii, éditions Obsidiane.

mercredi 1 août 2012

C'est à dire

Il sait que le chemin aux pavés disjoints sur lequel il se trouve, parfois à son corps défendant, marcheur qui tombe et se relève, s’obstine, replaçant d’un coup d’épaule et de nuque le sac rempli des cris vifs de l’enfance sur son dos, il sait que ce chemin caillouteux, s’il s’étrécit de plus en plus, reste le seul vraiment praticable pour espérer poursuivre le quadrillage minutieux des territoires de l’angoisse et de la mémoire qu’il mène depuis si longtemps.

« les ramassant en vrac,
je tentais
d’enfouir mes souvenirs, ces témoins
de souffrance(s)
dans ces sacs noirs
de deuil & pleurs
pour
à la mer haute, les jeter, qu’ils s’y noient »

C’est sur ces travées instables que l’on retrouve Franck Venaille. Il avance à son rythme. Il arpente des paysages que sa propre histoire a peu à peu gravé en lui. Ceux des monts, des dunes et des ornières côtoient ceux qui ont à voir avec le sable du désert, « les chiens de guerre », « la corvée de bois » et d’autres encore, qui vont aux lagunes, aux canaux et aux îles. Tous touchent, à leur façon, des Flandres en Algérie en passant par Venise, les fils dénudés d’une enfance mal vécue dont il réactive ou invente, à rebours, de brefs fragments où perce une fugace acceptation de vivre. Il va la puiser dans les gestes souples d’anciens corps heureux que sa mémoire convoque, ravivant ici un rien d’insouciance, là une « part d’animalité », ailleurs les jeux adroits et naïfs de ceux qui n’ont toujours pas été touchés par la tristesse.

« J’étais un homme aimant et fragile
j’étais celui-là
fuyant l’ancien enfant demeuré en lui ».

Ne jamais opposer ce qui relie ce qu’il fut et ce qu’il est (« j’étais quelques uns à courir », note-t-il), par delà le corps qui s’use ou le réseau des nerfs qui se vrille est une constante qu’il porte avec élégance. Le nord, celui des zones portuaires, des casinos en bout de quai, des digues ouvertes et des plages attenantes où il lui arrive de faire halte, reste, à cet effet, son meilleur allié.

« Je vous regarde rouler à même le sable
enfants de mon enfance triste
quand sur vos bicyclettes d’un beau noir de
Flandres
vous montez à l’assaut des dunes »

Alliant poèmes brefs, proses narratives, lieds et psaumes (subtilement détournés), Venaille se dirige résolument vers celle qu’il nomme « la mer de notre Nord ». Il ne s’embarque pas mais il fait en sorte que les humeurs océanes (ressac, marées aux coefficients divers, houle forte ou avis de grand frais) s’adaptent aux siennes et le préparent à y frotter son corps, son histoire, ses textes. Il la regarde. La toise, la palpe. Teste son sable et son varech intérieurs. L’installe en lui. S’installe en elle. Et la force à remuer, à bouger, à le suivre là où il se trouve, y compris à l’hôpital où « les nuits de trop d’humidité », il la hèle, du fond de sa mélancolie, lui demandant s’il est trop tôt, ou trop tard, pour monter à bord.

« Je suis celui-là.
O Nord !
Je viens humblement vous demander pardon. Je suis l’une de vos mauvaises créatures. Mon âme est sombre et je sombre dans les vagues. Je vous demande de m’accorder au moins votre compassion.
J’exigerai l’impossible plus tard. »

 Franck Venaille : C’est à dire, Mercure de France.