samedi 29 octobre 2011

Le Début des pieds

Le titre peut surprendre. Et le livre tout autant. Il y est question de présence au monde, de trop plein ou d’excès de vide, d’un corps difficile à porter, de pensées qui s’empilent en lui, du ventre qui prend parfois un peu de la rondeur du monde à son compte, des pieds qui doivent supporter tout ce que la tête fomente et décide.

« je travaille à l’intérieur de mes barrières comme les enfants et comme les vaches je me colle à la clôture je regarde passer le monde il va si vite je me cale contre le bord j’aime bien ça je ne peux pas faire autrement je suis très mal »

Un homme doit vivre avec ça. Avec ce qui en lui s’effondre, bascule, touche terre et pourtant, in extremis, se relève (puisque aussi bien « c’est au moment de mourir qu’il faut tenir la route ») pour poursuivre le périple en ramassant sur les bas-côtés de quoi confondre la noirceur du temps. Pour ce faire il y a bien la télé au quotidien, avec ses lenteurs, ses séries, ses dépêches, ses riens mais il y a surtout le besoin impérieux de se trouver en un réel pauvre, et de l’exprimer le plus simplement possible. C’est ce que fait Ludovic Degroote. Il procède (« c’est difficile d’être continu ») par touches, fragments, pensées, réflexions, notes graves ou ironiques pour tenter de tirer au clair ce mal être qui l’empoisonne.

« je mange ce qui se mange
je cherche le monde
je ne le trouve pas
je ne trouve que moi
sur le bord de l’assiette
chacun se vide
nous allons bien ensemble »

Vacillant mais debout, avançant pas à pas, corps fixé, précisément, sur ces pieds qui le précèdent, il marche et invente ses propres repères. Il filtre, rabote, isole l’infime. Parfois reviennent des peurs qui restent encore vives au fond des caves. Ce sont celles précédemment évoquées dans Un petit viol. Leurs pinces se resserrent. Il les touche, les écarte. Il a des mots justes, des vers brefs, évidents et implacables pour cela. Il les assemble dans Le Début des pieds. Et, simultanément, pose une à une, en poésie, des pièces rares et retrouvées, issues d’un « travail de fourmi qui passe par la voûte du sol ».

« déchus de notre mobilité nous ne vivons plus
les morts le savent bien ».

Ludovic Degroote : Le Début des pieds, Atelier La Feugraie (14770 Saint-Pierre-la-Vieille).

samedi 22 octobre 2011

Cours de danse pour élèves et adultes avancés

Le livre démarre au quart de tour, par une phrase, une seule, bien articulée, modulée, destinée à durer, à être entendue, à tenir en haleine, une phrase simple qu’adresse un homme âgé à une demoiselle à qui il a décidé de dire combien sa mémoire reste indéfectiblement solide et fidèle. Tout doit être sauvé de l’oubli. Le plus infime détail, pour peu qu’on le rattache à un autre et qu’on le propulse vers un troisième capable de ricocher lui même en éveillant dans ses parages le vif ou la brutalité de la vie, vaut qu’on s’y attarde. C’est ce que fait Hrabal. Il donne la parole à un narrateur qui ne la lâchera plus (et la phrase va ainsi se déployer jusqu’à la fin du livre) pour conter, raconter, en vrac, par bribes ou zigzags, en sautant du coq à l’âne, des brassées d’anecdotes, de rencontres, d’illusions, de réflexions, de fêtes, de noces, de morts et de faits-divers qu’il faut transmettre.

« Mozart et Goethe, eux non plus ne jouaient pas au football, même l’empereur n’y jouait pas, il préférait aller chasser le chamois à Ischl, il portait des pantalons comme ceux des gosses, des culottes à pont, il aimait bien les gens et mangeait de la viande de porc, pendant tout son règne il n’y a eu qu’une seule dévaluation et il a fait pendre Solsarek et Hugo Chenk »

Hrabal passe aisément du futile au tragique. Tout comme de la parole à l’écrit. Ceux-ci restent chez lui étroitement liés. Il les offre en un désordre apparent, en brassant petite et grande histoire. Le rythme est soutenu. Il n’y a aucun arrêt possible. Souvenirs d’enfance, rebuts de lecture, morts brutales (souvent par pendaison) et cours effréné de la vie courante s’entremêlent et nourrissent un récit aux ramifications imprévues et exponentielles. C’est la méthode Hrabal. Celle du palabreur en grande forme. Traversé par un fleuve où les mots tourbillonnent en formant roulis, remous, écume et alluvions...

« Un bon livre n’est pas fait pour endormir le lecteur mais pour qu’il saute de son lit et qu’il coure en caleçon taper sur la gueule de l’auteur »

Comme toujours, Hrabal mène son texte avec fantaisie et légèreté, en maintenant une cadence folle. De nombreux anonymes s’y promènent, faisant un bref passage avant de laisser la place aux autres. Ainsi Konupek, le joueur d’hélicon qui, à cause d’un vent retournant, s’est étranglé avec la courroie de son instrument, ainsi le caporal Mejtnej qui "avait une barbe comme le prophète Élie, en été il la rentrait dans sa braguette et l’hiver il se la mettait autour du cou comme un cache-col", ainsi le vieux Grepl, qui "se mettait les pieds dans l’eau froide pour ne pas dormir trop tard parce qu’il n’avait pas de réveil". Tous naviguent entre Edison, Pouchkine, Socrate, Einstein, le Pape, l’empereur François-Joseph, Mozart, Strauss...

« Vous me rappelez le feu Strauss dans sa jeunesse, sa mère venait d’un château du côté de Premyslovice, un bled qui s’appelait Hlochov et appartenait à Boclmer, et son père, qui était notaire lui aussi, circulait dans un carrosse tiré par quatre étalons blancs, avec six dogues mouchetés à la langue pendante qui couraient derrière »

Parmi ceux qui déambulent dans le livre, il en est un, Egon Bondy, ami de l’écrivain, qui revient fréquemment. Lors de courtes apparitions, le temps de boire quelques bières au bar, tout en tenant d’une main un landau avec deux enfants dedans. Il philosophe un peu, à sa manière, énigmatique et tonitruante, avant de s’en aller pour cause de paternité à assumer.

« Le poète Bondy est venu voir mon neveu avec ses deux mioches dans leur poussette et ils ont vidé trois brocs de bière et comme le café allait fermer ils en ont emporté une provision dans une bassine pour la nuit »

À la fin de son monologue non-stop, le narrateur, qui n’est autre (même si jamais nommé) que l’oncle Pépine, lui dont la verve, la mémoire en ébullition constante et la jonglerie verbale ont tant inspiré Hrabal, lui "qui a passé tout l’après-midi à raconter", glisse dans l’hébétude, fatigué, mains jointes, regard dans le flou, ne perdant pourtant pas de vue celle à qui il vient de s’adresser et qui, pour le remercier, "se lave au crépuscule pour ses yeux émerveillés".

Bohumil Hrabal : Cours de danse pour adultes et élèves avancés, préface de Milan Kundera, traduction de François Kérel, éditions Gallimard.

jeudi 13 octobre 2011

Les Barbares

À l’image du voyageur qui fit jadis de son séjour dans Les Jardins statuaires une œuvre unique et inclassable, le témoin qui relate ici les années de sa vie passées dans la proche compagnie des Barbares a pris beaucoup de temps et de distance avant de regrouper ses notes et de murir ses réflexions au point d’en constituer un livre lui aussi ample et étonnant. La mort approchant, il décide de revenir en détails, en suivant la chronologie des faits, sur son singulier parcours avec les guerriers des steppes.

L’histoire qu’il décline est de celles qui fondent le monde des "Contrées", ce vaste territoire imaginaire que Jacques Abeille a commencé à explorer au milieu des années 1970. La riche ville de Terrèbre où chacun jusqu’alors vaquait à ses occupations (« le peuple témoignait d’une inquiétude sourde » tandis que les hommes politiques spéculaient et que « les lettrés rêvaient ») est un jour envahi par les Barbares, une armée de cavaliers dirigée par un mystérieux, taciturne, colérique et mélancolique Prince.

Le narrateur est un professeur d’université qui va se retrouver mis en avant bien malgré lui. Son seul tort est de pratiquer la langue des envahisseurs et d’être, de surcroit, le traducteur du dernier livre des Jardins Statuaires. Venu parlementer avec l’ennemi pour trouver un accord concernant la restitution des morts afin de leur rendre de dignes sépultures, il va rapidement être convoité par le Prince en personne. Ce qu’il sait du peuple des jardiniers cultivateurs de statues intéresse celui-ci au plus haut point. Il va donc faire de lui un captif particulier, tour à tour otage et invité, contraint de chevaucher botte à botte à ses côtés, à la recherche de l’introuvable voyageur qui a permis de perpétuer l’histoire des Jardins.

C’est cette quête énigmatique, qui tient de l’aventure humaine en milieu souvent hostile et du voyage initiatique dans des lieux aux contours flous que Jacques Abeille met lentement en place. Le monde qu’il nous fait découvrir, à la suite d’un équipage de cavaliers de moins en moins nombreux (au final une poignée d’hommes perdus accompagnés de « la femme bleue » qui calme nuitamment les uns et les autres à tour de rôle) est un univers secret, un territoire de rêves surgissant de l’enfance, un continent situé à la frontière de la légende et du fantastique.

« Cette longue chevauchée sous les arbres m’a laissée le souvenir d’un moment d’harmonie quasi parfaite. Chaque jour je m’émerveillais davantage de voir l’ampleur d’un fleuve majestueux à ce que j’avais pris d’abord pour un lacis de cours d’eau médiocres et passablement boueux. Venus de l’ouest et portés par les vents océaniques qui leur faisaient traverser la grande plaine des vignes, les nuages venaient se heurter à la levée abrupte des Hautes Brandes où ils déversaient une partie de l’eau dont ils étaient chargés. »

Avec Les Barbares, Jacques Abeille offre un prolongement aux Jardins statuaires. L’époque a changé et ce que prédisait, en fin du précédent ouvrage, celui qui portait aussi titre de Prince, à savoir la fin d’un monde, est désormais effectif. À la place des statues, ce sont des citrouilles, des tomates et des courges qui poussent dans les jardins. Le peuple qui y vivait est entré en décadence. Ceux qui tentent de perpétuer la tradition le font en se cachant, dans des domaines à peine accessibles où le linguiste qui témoigne réussira pourtant à s’introduire, retrouvant ainsi, après bien des méandres et autres cheminements sinueux, les traces précises de ce que fut l’enfance du chef des Barbares.

Tout cela – la lente avancée dans les steppes ou les forêts, les bonnes et mauvaises rencontres, les coutumes en Barbarie, les heurts, les conflits, la folie d’un Prince déchu qui court à sa mort, la cohabitation entre des personnalités complexes – est tenu, tendu par l’écriture de Jacques Abeille. La langue qu’il maîtrise et manie avec goût et délectation est ample, intuitive, savamment étirée, prompte à rendre perceptible toute la gamme des nuances qu’elle génère. S’engager avec l’écrivain à bord de l’un des livres du "cycle des Contrées" est envoûtant. Impossible de lâcher prise. Le socle est solide. La narration et les dialogues argumentés, remarquablement posés, le sont aussi. À l’histoire captivante – dévoilée par bribes, sur 550 pages – d’un si vaste pays imaginaire et des différentes populations qui y vivent, s’y déplacent (et parfois se battent, se déchirent), viennent se greffer de multiples incursions dans des lectures antérieures. Celles-ci incitent à plonger toujours plus avant dans une œuvre assez monumentale. Mystère, magie, mémoire, sensualité et réflexions soutenues s’y côtoient et s’y emboîtent en permanence.

« La douleur trompe les hommes, Professeur ; comme elle les affecte beaucoup, ils lui accordent une importance démesurée et ils en souffrent que plus intensément. »

Jacques Abeille : Les Barbares, dessins de François Schuiten, carte des Contrées de Pauline Berneron, éditions Attila.

jeudi 6 octobre 2011

Les chants de Yutz

Peu avant de mourir, Jean Vodaine avait émis le vœu de voir à nouveau édité Les chants de Yutz, livre qu’il avait lui-même réalisé sur sa presse en 1961 mais dont il ne possédait plus un seul exemplaire. Philippe Marchal, l’animateur et maître d’œuvre de la revue Travers et Claude Billon, poète discret et ami fidèle lui avaient alors promis de tout faire pour que ce vœu devienne réalité.

Quelques années plus tard, pari tenu, l’ensemble, « achevé d’imprimer hors toute saison », est à l’image de ce que concoctait et concevait Vodaine du temps où il publiait les autres dans sa revue Dire (1962 – 1984).
Les chants de Yutz sont des poèmes en prose où l’auteur capte de brèves séquences qui trouvent en lui une caisse de résonance à la hauteur de ses émotions. Il y est question de sa ville bien sûr (située près de Thionville) mais également des hommes, du travail, des hauts-fourneaux, du paysage minier, de la mort omniprésente, de la mélancolie, de l’exil, de l’exploitation, du dur à vivre... Autant d’éléments que Vodaine connaît et vit au jour le jour, autant d’accroches qui trouvent également racines dans son passé et qui peuvent parfois coexister dans un même texte. Il aime laisser sa pensée filer. Cela ouvre de singuliers automatismes. Qu’il interrompt, cependant, dès que l’égarement guette.

« Yutz, quelle drôle de cavalcade, ces rires, ces patois, cette enfance déchirée à chacune de tes ronces où seul l’instinct de vivre servait de loi. Si je marche aujourd’hui sans rien voir dans tes rues, à l’ombre ou au soleil, ce n’est qu’à titre posthume. »

Ces proses vives et écorchées ne démentent jamais leur titre. Chants en quête d’oralité, nés là « où le ciel tire la Moselle sous le bleu des ponts », ils se frottent à l’acier et se situent au cœur du monde ouvrier, celui de Jean Vodaine et de ses amis. Certains d’entre eux (parmi lesquels Jules Mougin) figurent dans la « géographie de portraits » tracée par le photographe Pierre Verny. Celle-ci accompagne l’ensemble, livraison n° 57 de la revue Travers augmentée de gravures rouges et noires de Philippe Marchal et d’une épatante lettre de Claude Billon. Tous deux ont travaillé de concert pour que ce livre existe. Mission accomplie et pensée jusqu’en ses moindres détails. Rien n’est laissé au hasard. Papier, caractères, couleurs, mise en page et couverture formant boîtier en attestent.

Outre l’écriture, (Travers avait déjà publié les Contes de mon Haut-Fourneau dans son n° 50), Vodaine c’est évidemment aussi le dessin et la gravure, une œuvre étonnante et dispersée, à découvrir.

Jean Vodaine : Les Chants de Yutz, Travers n° 57 (10, rue des jardins - 70220 Fougerolles).
Logo : Le Buveur de bière, gravure de Jean Vodaine.