vendredi 22 juillet 2011

Pierre Peuchmaurd

« La poésie, elle, naît de l’unité du monde et la prouve. La transformation de la matière est sa matière. Elle dit le corps de l’homme, le cœur des bêtes, le vide des ciels, " le lait noir des légendes ". Elle ne porte que la voix du désir, et les poètes par où elle parle sont des accidents du désir ».

Ce qu’écrivait Pierre Peuchmaurd, en préface au Château Périlleux de Jean-Yves Bériou (L’escampette, 2003), pourrait, mot pour mot, s’appliquer à sa propre poésie. Pas besoin d’autres clés que celles qui ouvrent au désir pour entrer dans celle-ci. La langue est y sûre et simple. Les mots et la syntaxe le sont aussi. La métaphore s’invite le long des routes. Elle les borde et puis déborde. Il faut flâner, avancer. Le poème respire, se pare d’air pur et de grande légèreté. La plupart du temps, il vient de loin. Murit dans une paresse féconde. Décide seul de sa venue en empruntant des chemins de traverse sur lesquels des animaux fabuleux se promènent également. Il y a, entre talus, taillis, cascades ou déversoirs, des loups « bleus, un peu phosphorescents », de grands fauves, des éphémères, des nocturnes et parfois même « des anges cannibales ». Pour les voir, les surprendre, les suivre, il convient de faire vibrer sa capacité d’étonnement. S’offre alors, sous le calque de la réalité, un monde connu, un peu secret et pourtant évident.

« On ne me voit pas souvent devant une page blanche – ce qui m’épargne, à ce que je crois comprendre, bien des angoisses. Et, bien sûr, ce n’est pas une heure d’embauche, c’est un coup de grâce qui vient quand il veut, souvent quand je suis le plus absent à moi-même et à toute idée d’écriture ».

Ces moments brefs, suscités « presque toujours en marchant et à l’aperçu, à l’entrevu de quelque chose », ces moments qui conduisent au poème, Laurent Albarracin en parle on ne peut mieux, évoquant à travers eux « une poétique du lâcher prise », dans le bel essai qui permet d’entrer dans le premier livre consacré à l’œuvre de Pierre Peuchmaurd. Il suit pas à pas le parcours de celui qui fut l’un de ses amis, « témoin élégant », décédé en avril 2009, en s’arrêtant posément sur tous les éléments qui aident à mieux éclairer son écriture. Cela va bien sûr de ses liens avec le surréalisme (« le surréalisme a été, reste une des passions de ma vie, et certainement son axe moral ») à la présence toujours vive (et parfois sur-réelle) des animaux au sein de beaucoup de ses poèmes en passant par sa fascination pour le cycle du roi Arthur. « Le fils de l’ours et de la pluie, le chevalier rouillé, c’était moi. » (Arthur ou le système de l’ours, (L’éther Vague / Patrice Thierry, 1994).

« À bien des égards, cette poésie est inactuelle, elle se fiche comme de l’an quarante (lui préférant l’an de grâce !) des enjeux de la poésie postmoderne (le langage n’est pas son objet, ni la représentation), elle ne cherche pas les effets de style, ça n’est pas la manière qui compte, mais bien ce qui est dit : le monde retourné à sa simplicité déroutante, réduit à quelques scènes primitives, monde en proie à l’éperdu. »

Laurent Albarracin, sans jamais forcé le trait, avance avec calme et méthode, entrouvrant les portes, détaillant l’intérieur des pièces et invitant ensuite le lecteur à aller y voir de plus près. Un choix de poèmes, un étonnant autoportrait en forme de récit (L’Année dernière à Cazillac), deux entretiens et divers documents touchant tout particulièrement à l’activité éditoriale (création des éditions Maintenant, Toril et Myrddin) de Pierre Peuchmaurd complètent un ensemble où figurent aussi un cahier photos et une conséquente notice bibliographique.

« On avance dans une allée grise et verte
et l’homme qui marche devant nous
c’est Pierre Reverdy
On le reconnaît au halo de réverbère
qu’il porte autour du cou
on le reconnaît à la courbe de son destin
semblable à celle du nôtre,
plus ancienne et plus jeune. »

(La Rousse, extraits, éditions Pierre Mainard, 2006).

Pierre Peuchmaurd par Laurent Albarracin, éditions des Vanneaux.

jeudi 14 juillet 2011

La patience de Mauricette

« Je passe du temps ici ou là, aujourd’hui et avant dans l'autrefois quand j’étais jeune à Saint-Venant Deûlémont Houplines Armentières. C’est pour ma santé variable. Éclaircies dans la bruine. Je sais encore le mot mantra pour répéter mon nom. Je m’appelle Mauricette Beaussart. Je suis née à Haverskerque. C’est ma biographie. Une maladie m’a attrapée. »

Mauricette Beaussart a eu une vie littéraire (fragmentée et à éclipses) avant de prendre place dans le deuxième roman de Lucien Suel, publié à La Table Ronde en 2009 et désormais disponible en Folio. Un temps, elle fut d’ailleurs présente sur internet, y tenant, épisodiquement, un blog. Certains lecteurs l’ont sans doute également croisée dans Cadavre grand m’a raconté, une Anthologie de la poésie des fous et des crétins dans le nord de la France, publiée par Ivar Ch’Vavar aux éditions du Corridor Bleu en 2006. D’autres auront remarqué la chronique intitulée « Vapeurs » qu’elle donnait tous les mois à Guy Ferdinande pour sa revue « Le Dépli amoureux ». D’autres encore, plus rares, ont peut-être eu entre les mains un petit livre gris, publié à Lyon à l’enseigne des éditions de Garenne. Ce livre, Lettres de l’asile, écrit en 1989, alors que Mauricette était hospitalisée à l’Hôpital psychiatrique de Saint-Venant, n’aurait pas vu le jour sans l’entremise et l’amitié de Christophe Moreel. Tous deux s’étaient rencontrés un an plus tôt lors d’un stage d’informatique et tous deux se retrouvent à nouveau, vingt ans plus tard, dans un contexte plus difficile, plus délicat. L’un de ces moments où le fil de l’existence, déjà tendu à l’extrême, peut définitivement se casser.

Mauricette, maintenant âgée de soixante-quinze ans ("je suis vieille maintenant"), a subitement disparu de l’hôpital d’Armentières où elle était soignée en psychiatrie. Son ami Christophe  tente de la retrouver. Pour ce faire, il lui faut interroger tout autant le passé que le présent. C’est cette équation, plus facile à poser qu’à résoudre, que Lucien Suel grave noir sur blanc dès le début du livre. Il le fait avec tact et minutie. En donnant, d’emblée, corps à celle dont la présence, mélancolique et fissurée, va clairement s’imposer. Cette femme, dont il esquisse le portrait en couvrant, de façon fragmentaire, trois quarts de siècle, est d’une grande richesse intérieure. À la fin de chaque chapitre, des extraits d’un long monologue, presque psalmodiés, transcrits dans un phrasé aléatoire et percutant, viennent (en italiques) en attester en posant la voix de celle qui sait ce qui résulte du mot souffrance .

« Mon sommeil est invisible. J’ai eu peur, je crois aux rêves ça va s’arranger et je sens que ça va s’aggraver. Je compte les pommes de terre dans le seau pour dormir. Mais j’ai aussi des cachets, trois fois par jour. Pas au goûter. Juste du jus de fruits et du pain d’épices. J’ai commencé la folie en revenant du cimetière. Ma jeunesse a été perturbée. Je n’étais pas sûre d’être là. »

Hantée par des images récurrentes, des fantômes qui ne la quittent jamais (la mère morte en couches, le petit frère noyé un dimanche de Pâques, le père pendu avec sa ceinture) et des peurs attisées par une culpabilité quasi originelle, Mauricette Beaussart met toute sa patience, son acceptation, sa curiosité et sa soif de savoir pour continuer, malgré tout, à aller de l’avant, à rêver, à s’évader.

« Je ne vais pas m’engluer dans la ressasse du passé. Avant de partir, je vais retirer ces pages. Je laisserai le reste derrière moi sur le dessus-de-lit. J’ai vu le chemin parcouru à reculons. Je sais la chose qui me rend la plus malade. C’est la douleur dans ma vie mais la souffrance devient l’amour du monde sous mes pieds et dans mes yeux. On m’a visitée. Je ne guérirais peut-être pas complètement mais je suis passée à un grand amour sur la planète. Le poème de la terre, d’une enfance innocente. Je ne suis pas malheureuse. Je suis libre. Je continue. »

Après Mort d’un jardinier, Lucien Suel nous fait entrer dans un roman de forte humanité, un roman où passé et présent (collés à la terre et aux paysages du Nord) s’épaulent  avec force pour donner vie, voix et chair à celle qui, finalement, ne disparaît (aux yeux des autres) que pour mieux se retrouver.

Lucien Suel : La patience de Mauricette, Folio, 2011.

mardi 5 juillet 2011

Derrière le fleuve

L’eau coule en permanence dans les livres de Joël Bastard. Elle sait souvent se faire discrète, souterraine, ne devenant visible qu’en lisière, dans un coude, à la sortie d’un sous-bois ou d’un bloc de pierres. En d’autres occasions, elle peut aisément se donner, offrir ses reflets, prendre un peu du ciel, des arbres, des silhouettes humaines en se montrant claire, imprévisible, vitale. C’est ainsi dans Casaluna (Gallimard, 2007) qui trouve son titre dans le nom d’une rivière corse qu’il n’a jamais cessé de sonder. Ce l’est aussi dans Bakofé (Al Manar, 2009) et ce l’est à nouveau dans ce journal écrit durant l’hivernage 2005 à Ségou Koura au Mali. La vie sur place est indissociable du grand fleuve Niger. Le village vit avec et sait combien, en plus d’être force d’eau, le fleuve est également griot que l’on doit écouter.

« Sans cesse le fleuve est pris dans les mains. Est pris en main ! »

 « Le vent tresse le fleuve à perte de vue. Barrière d’eau pâle pour des jardins lointains. »

 « Boubous retroussés. Les longues jambes en feu s’éteignent dans le fleuve aveugle. »

« Le voyage a commencé bien avant ma naissance » avoue Joël Bastard au tout début de son livre. Il s’en expliquera peu après. Dira ce qu’il doit à son père marin faisant escale en Afrique bien avant lui. De temps en temps, d’autres références viendront. Elles resteront brèves, fil tendu et discret, associées aux notes qu’il prend quotidiennement en vivant au milieu des villageois.

Pendant deux mois, il partage leur quotidien. Il se met à l’écoute de leur mémoire. Décrit le fragile équilibre qui se maintient entre modernité et coutumes ancestrales. Il écrit dans « des carnets de travers » des moments de vie, entrecoupés de réflexions et de citations, en gardant constamment à l’esprit que ce qu’il voit, entend, enregistre, imagine ou pressent n’est qu’une infime partie de la réalité. Les évidences locales renferment des secrets qu’il ne percevra jamais. Ils viennent de trop loin. Il en est conscient. Ne s’en émeut pas. Il est là pour vivre en tentant de réduire la distance qui existe entre ce qu’il connait et ce qu’il découvre. Il est aussi là pour donner de la lumière à ce qui reste trop souvent dans l’ombre.

« Le soir venu, les courbatures du langage prennent le frais sur la terrasse. Les pieds en éventail devant le dictionnaire fermé du fleuve. »

« Hier soir je n’ai pas pris mon carnet sur moi. Comme si pour une fois je ne voulais pas qu’il voie ce que je devais vivre. »

Joël Bastard fait passer, en peu de mots, avec un lexique approprié si nécessaire, son étonnement aux autres. « Je suis en fait débordé par tout ce que je vois et vis ». Il est disponible, attentif, prêt à recevoir ce qui n’est souvent que suggéré. Et ici c’est le fleuve, et lui seul, qui suggère. C’est lui qui souffle, parle, décide et collecte les murmures des riverains...

« J’entends les claquettes d’Ousmane en cuisine. Une chanson à la radio fait danser les mouches sur la table émiettée. Un rat pointe son museau près du fourneau amélioré. Du vent, des feuilles plus que sèches qui tombent, cognent la terre. Le vacarme des roniers dans le ciel. Ousmane claque des doigts. Le repas est bientôt sur la table. »

Joël Bastard : Derrière le fleuve, éditions Al Manar.