vendredi 29 avril 2011

Ichi leu

Ichi leu (“ici là”) est un long poème écrit en picard par Ivar Ch’Vavar il y a une vingtaine d’années. Contrairement à ses autres textes, conçus dans la même langue et ensuite traduits par ses soins, celui-ci n’avait jamais connu de version française. Pour diverses raisons (il s’en explique en postface) il préférait, afin de garder une distance mentale vis-à-vis de tout ce que véhicule ce poème, en confier la traduction à un autre. À quelqu’un de « costaud », poète qui ait déjà une expérience de traducteur et pour qui le picard n’aurait pas de vrai secret. Et c’est tout naturellement Lucien Suel qui, s’y collant, réussit à maintenir ce texte très vif dans l’ici (le lieu : Wailly-Beauchamp, le village d’enfance de Ch’Vavar) et le là (le temps, le tempo, la tension).

Ch’Vavar aime prendre le pouls des grands espaces en empruntant de préférence les chemins creusés dans les sous-bois. Ceux-ci recèlent des présences insoupçonnées. Pour les débusquer, il faut marcher, se perdre, franchir les haies et les clôtures et surtout se fondre dans le paysage, à l’image de tous ceux qui peuplent les lieux et qu’il va devoir approcher, serrer, peindre. Il les repère de loin. Ils sont là.

« ils pataugent dans les ornières boueuses des chemins forestiers
ils titubent dans le fouillis des branches coupées,
ils ne cessent de rouler au sol malgré toutes leurs prières à la Sainte Noire Sœur. »

Il bat la campagne avec eux. Il foule l’herbe, marche dans la rosée ou dans les fougères du soir. Il avance à l’instinct. Les terres qu’il traverse n’ont rien des mornes plaines. Ici, tout vit, vibre et vibrionne.

« là, une truie en chaleur, ou ici une ribambelle de nains
oui, plus une pile de rondins qui me dégringole dessus tout ça c’est pareil. »

De temps à autre, l’aube éternue. Les hommes se frottent les yeux. Écarquillent leurs rondes prunelles. Et découvrent des scènes aussi brutales que brèves.

« il enfile son pantalon
il ouvre la vulve de sa vache
lumière rose et jaune ;
il enfonce le bras dedans et la tête
puis tout son corps pénètre à l’intérieur, sans blague !
Je suis sidéré
“il fait froid” me dis-je
j’entends frapper à la vitre
je me retourne : meeeeerde ! c’est encore lui ! »

Il note non seulement ce qu’il voit mais se remémore aussi ce qu’il a déjà vu, il y a cent ans ou plus, et continue, œil aux aguets, à arpenter le territoire en se calant, à fond de rétine, de crâne et d’imaginaire, tous les éléments susceptibles de rendre vivante la Grande Picardie Mentale qu’il saisit à bras le corps.

« De derrière les haies
des femmes vaporeuses
sortent la tête ;
sortent leurs seins
de leur corsage
et rient et me crient
(moi)
elles me crient FRELUQUET
(c’était facile à prévoir)
je leurs réponds du tac au tac ROULURES
(auriez-vous trouvé autre chose ?)

Il y a de l’immémorial dans l’air. Une fresque rupestre grandeur nature. Des personnages semblant sortis d’une toile de Jérôme Bosch sont éparpillés sur la prairie. Ch’Vavar est debout au milieu. Il bouge et frotte son corps et sa langue à l’écorce, à la terre. Il suce du sureau, repart, s’arrête un instant pour faire ses besoins ou pour se restaurer au creux de refuges teintés d’alcool.

« Nous sommes dans la baraque
Nous sommes dans le taudis
Et peut-être dans le réduit
Dans la crasse et les balayures
Dans le terrible capharnaüm
Des maisons, dans la buée
Dans la chaleur froide. »

Ichi leu, le poème de Ch’Vavar et ses galeries de portraits brefs, vivants et étincelants, est suivi de plusieurs autres textes (en français), toujours conçus autour de Wailly-Beauchamps et intitulés Vomi de vache.
L’ensemble – joyeusement illustré par Lucien Suel – se termine par une postface puis des commentaires de l’auteur qui témoigne, vingt ans plus tard, de ce que fut et demeure (fortifié par le recul) pour lui l’écriture et l’aventure menant à Ichi leu.

Ivar Ch'Vavar : Ichi leu, éditions des Vanneaux.

jeudi 21 avril 2011

C'est nous les Modernes

Franck Venaille est non seulement le poète que l’on sait, l’une des figures majeures de la poésie contemporaine, auteur d’une quarantaine de livres (dont l’un des plus importants, La Descente de l’Escaut vient d’être publié en "Poésie/Gallimard"), c’est également, depuis plus de cinquante ans, un homme tout entier voué à la création littéraire. Pour mener à bien sa tache, pour répondre à ce besoin impérieux qui est d’écrire, de tracer, de poursuivre la route, il n’a jamais cessé de se nourrir des textes des autres. Il les a lus, relus, y a trouvé des points d’accroche ou d’ancrage, les a parfois publiés dans les revues où il a joué un rôle essentiel (Action poétique, Chorus, Monsieur Bloom) et les a mis en lumière (souvent tard, la nuit) dans les émissions qui leur furent, un temps, confiées sur France Culture.

« Je suis de l’écriture. Dans l’écriture. C’est mon seul bien. Écrire m’a fait. Écrire m’accompagnera jusqu’à la fin. Écrire coordonne ma vie. »

C’est nous les Modernes est pour lui l’occasion de revenir en arrière tout en se situant clairement dans le présent. Il y dit ce qui compte à ses yeux, les écrivains qui l’accompagnent depuis longtemps, les livres dont il ne peut se séparer, les villes qu’il porte et qu’il sillonne sans être obligé de s’y rendre fréquemment, les atmosphères (vent, dunes, fleuves gris ou abords d’un terrain de foot de banlieue en période de trêve hivernale) qui le saisissent au corps et filtrent les mots qui sortent alors à l’air libre.

L’angoisse, cette guerre intérieure qui n’a jamais lâché prise, est forcément présente dès le début du livre. Celle qui bloque la respiration, dérègle les nerfs, chamboule physique et mental est aussi celle qui incite à se défendre et à trouver, en soi, des armes appropriées pour la combattre. Il faut tenir en respect ce qu’il nomme Ça.

« Malade de Ça. J’ai commencé ma vie accompagné par ce qui allait devenir une sorte de podestat transformé parfois en tyran. Et cette guerre de l’angoisse (comme on parle de la guerre de cent ans) dure depuis toujours. Pour ne pas la perdre je lui ai opposé ce que je savais être ma meilleure arme : l’écriture, sur toute la gamme, avec un brin d’esthétisme, un peu de baroque, une dose d’objectivisme, du lyrisme enfin. »

Ce lyrisme, parfois tant décrié et relégué au rayon vieillerie par quelques expéditifs, Franck Venaille l’a trouvé presque naturellement dans le pays où il a décidé de naître. « J’ai décidé d’être né à Ostende, de l’union du sable et de la mer ». C’est là-bas aussi qu’il décida un jour, et cela seule l’écriture pouvait le lui permettre, de devenir « cheval flamand ». Là-bas, dans les monts ou les dunes mais aussi sur les pavés, dans les villes vivent quelques uns des poètes qu’il affectionne et dont il livre ici des portraits clairs, toujours réalisés en créant un bel équilibre entre la personnalité de l’être en question et la teneur de son œuvre. Ces lyriques résolument modernes se nomment Francis Dannemark, William Cliff, Jean-Pierre Verheggen et Pierre Della Faille. Ils viennent de plus loin qu’il n’y paraît et l’ombre de Maeterlink rôde souvent dans les parages. Venaille la repère, la note, glisse à côté, s’en va voir plus loin dans « ce nord mental » où sont encore Hugo Claus, Jan Fabre ou Ludovic Degroote. « C’est d’un poète de cette envergure que l’on est en droit d’attendre la mise en mots de ce que je vais nommer la poésie du Nord ».

Parmi les nombreuses entrées, qui sont autant de portraits, de ce livre, apparaissent, à côté de ceux (Verlaine, Laforgue, Jouve, Aragon, Morhange, Guillevic, Fondane, Dupin, Bonnefoy) qui ont toujours compté pour lui, d’autres poètes, plus jeunes, découverts au fil de ses lectures et qui peu à peu lui sont devenus familiers. Il les cite, leur consacre un chapitre et explique avec simplicité ce qu’il détecte dans cette exploration du texte qu’ils font bouger avec lenteur et patience, de façon durable. Ceux-là se nomment Emmanuel Laugier, Pascal Commère, Antoine Emaz, Jean-Louis Giovannoni, Fabienne Courtade, Patrick Beurard-Valdoye, Laurence Vielle, Gwénaëlle Stubbe, Valérie Rouzeau... Des noms parmi tant d’autres où figurent également, en bonne place, les poètes qui, comme lui, connurent à vingt ans la guerre d’Algérie.

Les fenêtres du lecteur Venaille sont grandes ouvertes. Les auteurs qui y sont accueillis viennent de différents horizons. Pas de clan, pas de chapelle mais de fortes affinités et une générosité sans faille, un don de soi, à l’image de l’œuvre toute entière, avec en arrière plan la volonté (le « nous » du titre le précise bien) de « jouer collectif », non pas pour s’inventer une cour mais bien pour donner, pour transmettre, pour témoigner, pour poursuivre, pour explorer en allant, jusqu’au bout, ensemble.

Jamais Venaille ne se ménage. Lui qui reste persuadé que l’écriture l’a rendu malade mais que sans elle il ne serait déjà plus là, reste d’une redoutable exigence vis à vis des autres et de lui-même. Il l’exprime sans hausser la voix, sans polémique (le titre qui pourrait l’attiser s’affirme au final très explicite) et sans attaques gratuites. Sa façon de poser un à un les jalons qui lui semblent essentiels dans un parcours où l’homme, l’écrivain et le lecteur ne forment qu’un est tendue et efficace.

« Je n’écris ni pour le plaisir ni pour passer le temps. J’attends de l’écriture qu’elle m’aide à être en paix. Mais je suis mon plus farouche, mon plus intransigeant lecteur. Je ne m’accorde jamais une circonstance atténuante. Je sais que l’on est jugé à la fois sur ses livres mais également sur la manière dont on dirige sa vie. »

Franck Venaille : C'est nous les Modernes, éditions Flammarion.

mercredi 13 avril 2011

Portrait du père en travers du temps

Son père mort n’en continue pas moins de cheminer à ses côtés. Pas en permanence bien sûr, mais de temps à autre, venant à l’improviste habiter sa mémoire. Cela se passe dans « des moments de vie » particuliers. D’infimes réseaux se mettent à vibrer et inventent d’invisibles passerelles entre celui qui s’en est allé et celui qui reste. Ces moments-là, que nous avons tous, un jour ou l’autre, ressentis, James Sacré aime les noter ou s’en rappeler. Il les situe au fil des lieux où ils surviennent. Cela peut être en Vendée, au Maroc ou aux États-Unis. Peu importe, à chaque fois, il est le récepteur unique et attentif de ce qui advient.

"Souvent je n’écris pas
Les quelques mots qu’un moment de la vie
(La couleur bleue par exemple de la bouillie bordelaise)
A semblé me donner pour que je pense à mon père.
Je laisse le temps et les choses s’en aller."

Ces fragments, ces séquences bougent et s’immiscent peu à peu dans des poèmes qui n’étaient peut-être pas, à l’origine, destinés à prendre place dans un même livre mais qui, néanmoins, par la force des choses, et l’élément moteur qui les guide, se trouvent, « en travers du temps », devoir bel et bien former bloc.
Ces poèmes qui esquissent le portrait du père ont été écrits entre 2001 et 2007. Si la première année, celle du décès, s’avère la plus fournie, les autres viennent préciser, par un détail vestimentaire, un silence prolongé, un timbre de voix, l’utilisation du patois, la présence discrète de l’homme au quotidien.

"Il me reste de son corps
La couperose des joues, l’œil
Comme une question dure,
Son allure à la fin mal balancée."

Paysages et territoires d’enfance se glissent dans des poèmes nés ici et là, dans un restaurant d’Azila ou dans le cimetière de Saint-Benoît-du-Sault, au bord d’une route en Bretagne ou dans un endroit isolé d’Arizona, au gré de nombreuses escales et escapades. On  y retrouve à chaque fois la simplicité, la nonchalance, ce style mi-parlé, mi-écrit qu’utilise James Sacré et qui est peu à peu devenu sa langue, celle qu’il ne cesse de façonner.
Le père, souvent présent dans l’œuvre de Sacré, l’est ici plus que de coutume. Plusieurs indices, distillés avec parcimonie, aident à suivre la sinuosité de son parcours.

"J’ai pensé à mon père
Sans trop savoir pourquoi, peut-être simplement
Parce qu’il m’est venu cette idée qu’il a somme toute pas mal voyagé
À cause d’un emploi qu’il a eu, chez le vicomte de Chabot, à La Roussière,
À cause aussi de la guerre, oui je pense
À tout ce qu’il a vu et que je ne connais pas, ce qu’il a vu
Avant de revenir dans sa ferme du bord de la Vendée pour y rester."

L’ouvrage est  un livre à quatre mains. A celles du poète répondent celles du peintre Djamel Meskache (par ailleurs éditeur chez Tarabuste). Cinq de ses lithographies couleur y sont reproduites.

James Sacré : Portrait du père en travers du temps, éditions La Dragonne.

dimanche 3 avril 2011

D'azur et d'acier

Le 12 octobre 2009, Lucien Suel quitte son village pour prendre le T.E.R. à la gare d’Isbergues de façon à rallier Fives, l’ancien quartier industriel de Lille, l’ex-cité des filatures et de la métallurgie, connue un peu partout dans le monde grâce à Fives-Cail-Babcock, l’usine qui employa jadis plus de 8000 ouvriers et qui devint célèbre pour ses locomotives, ses ponts routiers et ferroviaires, ses constructions de gares (dont celle d’Orsay) et ses ascenseurs (notamment ceux de la Tour Eiffel). L’usine aura vécu un siècle et demi. Avant de s’arrêter en 1990.

« Elle occupe le cœur de Fives, un cœur qui ne bat plus, un cœur en capilotade et un cerveau dispersé avec tous ceux qui ont travaillé ici, dont le vaste savoir-faire n’a été enseigné ou transmis à quiconque. Marteau-pilon silencieux de l’oubli. »

C’est là que Lucien Suel pose ses valises. Et son regard, ses pas. Pour fixer ce qui ne se voit pas au premier coup d’œil. Pour arpenter un territoire chargé d’histoire. Pour collecter des bribes de mémoire. Pour les réactiver en les intégrant au présent. Il est là pour trois mois. En sentinelle. En résidence. En train d’esquisser, brique à brique – c’est ainsi, en quelques centaines de blocs de prose, que son texte va se construire – l’architecture à la fois réelle, passée, mentale et rêvée d’un quartier qui essaie de garder ses particularités au sein d’une métropole qui ne cesse de s’étendre.

« L’isolement de Fives oblige à passer au-dessus des voies rapides ou ferrées. On peut imaginer que les immenses immeubles de verre et d’acier qui s’annoncent, qui avancent, recouvriront la tranchée des voies rapides, des voies ferrées, se transformant en énormes sas climatisés dans lesquels marcheront les Fivois et les Lillois. »

Son besoin d’aller vers les autres est naturel. Il écoute. Sait d’instinct que ceux qui vivent ici ont plus à dire qu’à entendre. Ce qu’il saisit, et transmet en notes brèves, c’est une précarité latente, (due aux fermetures, aux délocalisations) que ne peut cacher les nombreux pas de porte dédiés à la consommation rapide. Cela ravive parfois la nostalgie des temps durs. D’invisibles révoltes s’y greffent. Enfouies dans un terreau où les racines d’une vraie conscience de classe restent tenaces.

Le piéton Suel sillonne impasses, rues et ruelles. Prend l’air du large place Pierre Degeyter en se souvenant que celui qui donne son nom à cette place fut câbleur ici même avant de devenir le compositeur de L’internationale. Un peu plus loin, c’est une autre figure, Madeleine Caulier, qui surgit.

« Pendant le siège de 1708, elle était servante au Tournebride, à Avelin. C’est elle qui traversa les lignes ennemies et porta au Maréchal de Boufflers, assiégé dans la ville de Lille, les dépêches de l’armée française. À la suite de son action d’éclat, elle obtint de servir dans les Dragons. Elle fut tuée en 1712 sur le champ de bataille. »

Lucien Suel mêle séquences passées et scènes très actuelles en y glissant des notes ayant trait à son quotidien, à ses interrogations ou à son envie, de temps à autre, de s’isoler pour se requinquer avant de repartir découvrir Fives à sa manière.

« Tu t’approches du pont de Fives et jette un coup d’œil au no man’s land dessous le viaduc. Encerclé de tous côtés, un fouillis de roulottes déglinguées, cimetière de bateaux dans la Mer des Sargasses de l’automobile. Des gens du voyage ont échoué là. Leurs enfants se réchauffent dans la fumée d’un feu de déchets. »

Lucien Suel : D'azur et d'acier, La Contre Allée.