jeudi 19 août 2010

Fuck America

New York, mars 1953. Un homme est attablé dans une cafétéria, au coin de Broadway et de la 86ième rue. Il s’appelle Jakob Bronsky. Il vient là tous les soirs. L’endroit est idéal. Pour se frotter aux autres déracinés et pour écrire le roman qui lui tient à cœur et qui lui permettra de restituer son parcours et son expérience du ghetto pendant la guerre. Il s’y est mis dès son arrivée aux États-Unis et le roman a déjà trouvé son titre : ce sera Le Branleur.

« Le héros est un homme. »
« Quel genre d’homme ? »
« Un homme solitaire. »
« Un branleur ? »
« Qu’est-ce que vous voulez dire ? »
« Un homme solitaire, c’est toujours un branleur », dit Grünspan.
« Mais mon livre n’a rien à voir avec la branlette. C’est un livre grave. »
« Ça ne change rien », dit Grünspan. « Si c’est un homme solitaire, c’est un branleur. »

Vivant de peu, travaillant comme serveur ou gardien de nuit et gagnant ce qu’il faut (autrement dit le minimum) pour pouvoir ensuite consacrer le plus de temps possible à l’élaboration du Branleur, Jakob Bronsky quitte peu le quartier et le lieu où il a trouvé refuge au milieu des clochards, des prostituées et des paumés dont il se sent solidaire et qui restent, d’ailleurs, ses seuls complices. Il a néanmoins un avantage sur beaucoup d’entre eux : il croit à sa bonne étoile et n’a peur de rien. Son apparente petite taille ne le gêne pas du tout. Son vieillissement prématuré non plus. En réalité, il s’en fout. Seul importe le livre à écrire. Le livre et ses racines profondes. Qui ont à voir avec les visas d’immigration refusés à son père qui les demandait, dès 1938, au consul des États-Unis en Allemagne.

« Très cher Monsieur le Consul Général,
Depuis hier, ils brûlent nos synagogues. Les nazis ont détruit mon magasin, pillé mon bureau, chassé mes enfants de l’école, mis le feu à mon appartement, violé ma femme, écrasé mes testicules, saisi ma fortune et clôturé mon compte bancaire. Nous devons émigrer. Il ne nous reste rien d’autre à faire. Les choses vont encore empirer. Le temps presse. »

Le visa arrivera … douze ans plus tard, jetant Jakob Bronsky dans les rues de New York.

« Que fait Jakob Bronsky un samedi soir ? Il pourrait se rendre à Times Square, dans l’un des cinémas à deux sous, se taper une branlette. Il pourrait lever une petite pute. Il pourrait aller danser, au Roseland par exemple. Il pourrait se balader sur Broadway, entre la 72ième et la 96 ième rue, aller-retour.
Une fois la nuit tombée, Jakob Bronsky décide que le plus raisonnable, c’est d’aller à la cafétéria des émigrants. Là-bas, il pourra manger un morceau, pas cher et pas mauvais. »

Se débrouiller, satisfaire ses impérieux désirs sexuels, enrouler les chapitres et aller au bout de ses projets restent ses seules exigences. Il met tout en œuvre pour y parvenir. En se montrant malicieux, malin, hâbleur, roublard quand il le faut et en menant sa barque à bon port par gros temps.

Derrière ce héros littéraire (qui peut parler de lui à la première ou à la troisième personne avant de se tutoyer en se rudoyant), il y a évidemment celui qui s’est constitué ainsi un double imparable : Edgar Hilsenrath lui-même, né à Leipzig en 1926 et qui, émigré comme son personnage, a beaucoup écrit la nuit dans les cafétérias juives. Si la reconnaissance a tardé, elle est aujourd’hui incontestable. Pas seulement aux U.S.A. mais également en Allemagne (il vit à Berlin depuis de nombreuses années) où l’édition complète de ses œuvres a débuté aux éditions Dittrich en 2003. En France, deux livres, Le Conte de la pensée dernière (prix Alfred Doblin) et Le Retour au pays de Jossel Wassermann, sont disponibles en biblio-poche après avoir été publiés chez Albin Michel en 1992 et 1995.

Entre Jakob Bronsky et Edgar Hilsenrath, il y a la parenté, le dédoublement et la connivence que l’on trouve chez d’autres duos littéraires célèbres tels Chinaski et Bukowski ou encore Bandini et Fante. Cela dit, Hilsenrath n’a pas seulement à voir avec ces deux écrivains. Sa verve, son humour, ses fantasmes assumés, son sens de l’oralité, sa façon de ne pas s’en laisser compter le placent également dans la joyeuse proximité de certains auteurs slaves, en particulier des tchèques Hasek et Hrabal.

Le livre, superbement réalisé, inaugura l'an passé le catalogue des Éditions Attila qui, depuis, multiplient les bonnes surprises. La couverture est du dessinateur et affichiste allemand Henning Wagenbreth et la traduction de Jörg Stickan.

Edgar Hilsenrath : Fuck America, éditions Attila.

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