mercredi 25 août 2010

La Légende des repas

À un moment donné, alors que le repas (non pas le gargantuesque mais l’un des plus simples et non moins salutaires rendez-vous quotidiens) bat son plein, Georges Haldas nous rappelle, opportunément, qu’en latin les mots saveur et savoir ont la même origine : sapere. L’un et l’autre demandent la même attention, la même curiosité, la même disponibilité. On peut finalement apprendre autant d’un repas que d’un livre. Et plus encore quand les deux se réunissent pour donner vie à ce que l’écriture d’Haldas transforme ici en légende.

« Quand je suis avec quelqu’un, je le sens dans son corps, dans sa gestuelle, dans le timbre de sa voix, et pas seulement par ce qu’il me dit, mais aussi aux contradictions qu’il y a entre le timbre de sa voix et la nature de ce qu’il me rapporte. Quand il s’en va, je vois en outre son dos qui est son inconscient, cela qu’il n’a pas pu cacher. »

Ces propos de l’écrivain suisse (né à Genève en 1917), extraits de L’échec fertile (Paroles d’aube, 1996), s’appliquent également à ces moments passés autour d’une table. Ce qui compte, ce n’est pas uniquement ce qu’il y a dans l’assiette mais aussi les êtres qui vivent un même moment au même endroit : patron, serveurs, serveuses, dîneurs solitaires ou en compagnie installés aux autres tables. Haldas jette un œil. Il prend le pouls du lieu. N’invente pas mais suggère assez pour que ceux et celles qui l’entourent s’échappent peu à peu du resto (ou du buffet de la gare, du wagon-bar, du zinc cuivré du coin) pour lui dévoiler quelques indices susceptibles de l’aider à les imaginer tout à fait ailleurs !

« Grand soleil. Près de la voie ferrée. Un cheminot. À l’écart des autres. La pause. Assis sur une poutre. À l’ombre de la cabane aux outils. Pas un festin pour lui. Mieux. Je veux dire : pain, fromage, saucisson. La bouteille. Mais la question, bien entendu, n’est pas là. Elle est dans l’espèce de recueillement où on voit notre homme s’apprêtant à manger. L’attention, la minutie même avec lesquelles il prépare le repas que, dans un instant, il va faire. »

Haldas est tout entier dans ce fragment. Regardant, il s’implique. Se rapproche. Et partage à sa façon le repas de l’inconnu qu’il accompagne ainsi, à distance. On se souvient, soudain, qu’il avait placé, naguère, en exergue au Boulevard des philosophes (le livre où il trace le portrait de son père) cette citation de Pascal : « Toute la suite des hommes n’est qu’un seul homme, qui subsiste toujours ». Et qu’il s’y tient. Epatant dans ses éloges. Très proche, dans celui-ci comme dans les précédents (dédiés aux cafés puis au football), des gens qu’il aime fréquenter, tôt le matin, à La Brasserie hollandaise à Genève ou un peu plus loin, attablé derrière ses feuilles ou son journal au café Chez Saïd, juste avant l’embauche des ouvriers et des employés qu’il salue et qui passent en coup de vent.

De la cuisine familiale des Philosophes à Genève à celle de Céphalonie où il passa ses premières années, il nous invite à partager des moments simples et toutefois presque cérémonieux. Cela va de la préparation (nappe, disposition des couverts, lumière ambiante) à l’après en passant par le déroulement (si possible lent, teinté de sagesse et de gourmandise) du repas. À chaque détail, son regard s’allume. Un rien le met en appétit. Sa curiosité et sa malice s’allient souvent. Il déguste. Il se recueille presque. Et procédant ainsi, c’est sa mémoire qu’il nourrit. Ce labyrinthe qu’il ne cesse d’arpenter, poursuivant une œuvre (plus de 70 livres à ce jour) qu’il serait, notamment en France (où La Légende des repas est sa première publication en poche), temps de saluer comme il se doit.

Georges Haldas : La Légende des repas, Motifs, éd. Le Rocher.

(La plupart des livres d'Haldas sont disponibles aux éd. L’âge d’homme. Certains sont également présents dans la collection « poche suisse », chez le même éditeur).

jeudi 19 août 2010

Fuck America

New York, mars 1953. Un homme est attablé dans une cafétéria, au coin de Broadway et de la 86ième rue. Il s’appelle Jakob Bronsky. Il vient là tous les soirs. L’endroit est idéal. Pour se frotter aux autres déracinés et pour écrire le roman qui lui tient à cœur et qui lui permettra de restituer son parcours et son expérience du ghetto pendant la guerre. Il s’y est mis dès son arrivée aux États-Unis et le roman a déjà trouvé son titre : ce sera Le Branleur.

« Le héros est un homme. »
« Quel genre d’homme ? »
« Un homme solitaire. »
« Un branleur ? »
« Qu’est-ce que vous voulez dire ? »
« Un homme solitaire, c’est toujours un branleur », dit Grünspan.
« Mais mon livre n’a rien à voir avec la branlette. C’est un livre grave. »
« Ça ne change rien », dit Grünspan. « Si c’est un homme solitaire, c’est un branleur. »

Vivant de peu, travaillant comme serveur ou gardien de nuit et gagnant ce qu’il faut (autrement dit le minimum) pour pouvoir ensuite consacrer le plus de temps possible à l’élaboration du Branleur, Jakob Bronsky quitte peu le quartier et le lieu où il a trouvé refuge au milieu des clochards, des prostituées et des paumés dont il se sent solidaire et qui restent, d’ailleurs, ses seuls complices. Il a néanmoins un avantage sur beaucoup d’entre eux : il croit à sa bonne étoile et n’a peur de rien. Son apparente petite taille ne le gêne pas du tout. Son vieillissement prématuré non plus. En réalité, il s’en fout. Seul importe le livre à écrire. Le livre et ses racines profondes. Qui ont à voir avec les visas d’immigration refusés à son père qui les demandait, dès 1938, au consul des États-Unis en Allemagne.

« Très cher Monsieur le Consul Général,
Depuis hier, ils brûlent nos synagogues. Les nazis ont détruit mon magasin, pillé mon bureau, chassé mes enfants de l’école, mis le feu à mon appartement, violé ma femme, écrasé mes testicules, saisi ma fortune et clôturé mon compte bancaire. Nous devons émigrer. Il ne nous reste rien d’autre à faire. Les choses vont encore empirer. Le temps presse. »

Le visa arrivera … douze ans plus tard, jetant Jakob Bronsky dans les rues de New York.

« Que fait Jakob Bronsky un samedi soir ? Il pourrait se rendre à Times Square, dans l’un des cinémas à deux sous, se taper une branlette. Il pourrait lever une petite pute. Il pourrait aller danser, au Roseland par exemple. Il pourrait se balader sur Broadway, entre la 72ième et la 96 ième rue, aller-retour.
Une fois la nuit tombée, Jakob Bronsky décide que le plus raisonnable, c’est d’aller à la cafétéria des émigrants. Là-bas, il pourra manger un morceau, pas cher et pas mauvais. »

Se débrouiller, satisfaire ses impérieux désirs sexuels, enrouler les chapitres et aller au bout de ses projets restent ses seules exigences. Il met tout en œuvre pour y parvenir. En se montrant malicieux, malin, hâbleur, roublard quand il le faut et en menant sa barque à bon port par gros temps.

Derrière ce héros littéraire (qui peut parler de lui à la première ou à la troisième personne avant de se tutoyer en se rudoyant), il y a évidemment celui qui s’est constitué ainsi un double imparable : Edgar Hilsenrath lui-même, né à Leipzig en 1926 et qui, émigré comme son personnage, a beaucoup écrit la nuit dans les cafétérias juives. Si la reconnaissance a tardé, elle est aujourd’hui incontestable. Pas seulement aux U.S.A. mais également en Allemagne (il vit à Berlin depuis de nombreuses années) où l’édition complète de ses œuvres a débuté aux éditions Dittrich en 2003. En France, deux livres, Le Conte de la pensée dernière (prix Alfred Doblin) et Le Retour au pays de Jossel Wassermann, sont disponibles en biblio-poche après avoir été publiés chez Albin Michel en 1992 et 1995.

Entre Jakob Bronsky et Edgar Hilsenrath, il y a la parenté, le dédoublement et la connivence que l’on trouve chez d’autres duos littéraires célèbres tels Chinaski et Bukowski ou encore Bandini et Fante. Cela dit, Hilsenrath n’a pas seulement à voir avec ces deux écrivains. Sa verve, son humour, ses fantasmes assumés, son sens de l’oralité, sa façon de ne pas s’en laisser compter le placent également dans la joyeuse proximité de certains auteurs slaves, en particulier des tchèques Hasek et Hrabal.

Le livre, superbement réalisé, inaugura l'an passé le catalogue des Éditions Attila qui, depuis, multiplient les bonnes surprises. La couverture est du dessinateur et affichiste allemand Henning Wagenbreth et la traduction de Jörg Stickan.

Edgar Hilsenrath : Fuck America, éditions Attila.

vendredi 13 août 2010

Traversées

"Nous devons inventer une autre mémoire
pour ne pas devenir fous."

Roberto Juarroz

Quand plus de vingt fenêtres s’ouvrent en même temps, cela offre de l’air, de la clarté et des perspectives, surtout si aucune d’entre elles ne donne sur quelque paysage ou panorama exotique (de la pampa aux Andes en bifurquant vers la mer, les ports, les bars où ça tangue) mais que toutes s’attachent à dire, au contraire, la réalité d’un quotidien foisonnant, pris et décrit à bras-le-corps (ce qui le rend très physique) par des poètes nés en Argentine entre 1960 et 1978.

Il n’est pas nécessaire de revenir en détail sur ce qu’ont enduré les habitants de ce pays durant les dernières décennies mais il est évident que cette histoire-là (politique, militaire, sociale et économique) ne peut pas ne pas s’inscrire dans la création contemporaine. Ainsi, ce que l’on a pu découvrir récemment à l’écran, d’un bout à l’autre d’Agnus Dei, le film de Lucia Cedron ou dans Les Anges déchus de Pablo Reyero ou de manière plus incisive encore dans les poèmes de Juan Gelman, cela qui avait trait aux années noires, à la dictature, aux opposants disparus, aux plaies toujours béantes et à la désolation qui ne s’efface pas, on le retrouve tout aussi morcelé, en filigrane, de façon sensible, presque anodine mais tellement efficace dans les poèmes des auteurs traduits ici.
Ce qu’ils disent peut surprendre. L’à-vif est en effet rarement transcrit avec hargne mais interrogé de biais, en douceur, en maniant l’ironie, la dérision et parfois l’absurde à petites doses. Nous sommes dans l’art du contournement subtil et judicieux. Plus volontiers dans la digression que dans l’épure. Décrire, restituer telle ou telle scène, y montrer des protagonistes à l’oeuvre leur suffit. Si sens (ou non sens) il y a, ce sera, au final, au lecteur de le déceler en allant fouiller entre les lignes, les mots, les émotions, les compromissions, les répliques, les aléas d’un quotidien qui file de plus en plus vite.
Tous saisissent, captent en un regard (ouvrant à chaque fois une séquence presque cinématographique) ce qui donne du relief à la monotonie ambiante. Ici, un flacon de parfum tombe et perle d’inattendu un ordinaire trop bien huilé. Là, des enfants s’amusent à mettre des pièces de monnaie sur les rails en attendant le passage du prochain train. Ailleurs, quelqu’un trompe son ennui en rêvant lors d’un voyage en bus à destination de Bahia Blanca. Ailleurs encore, un grand père irascible fait du grabuge lors du baptême de son petit-fils (scène restituée par Washington Curcurto à la sortie de l’église), prenant un réel plaisir à faire voler en éclats sagesse et bons sentiments…
Ces morceaux de vies (elles-mêmes souvent en morceaux) qui s’entremêlent avec fougue et néanmoins retenue, assez souvent dans la bonne humeur (on ne pleure ni sur soi ni sur les autres dans ces poèmes), peuvent être considérés comme une « chronique des écrits en cours ». Chronique tenue par des auteurs qui écoutent, observent et notent, en les remixant dans un flux proche de l’oralité, tous les éclats ou murmures, anecdotes et surprises, coups de sang, coups de coeur ou coups de gueule capables, comme le suggère judicieusement Roberto Juarroz (1925 – 1995), l’un des grands poètes argentins, de les aider à s’inventer, dès à présent, « une autre mémoire ».

Ce livre est né grâce à l’association Travesias qui développe des échanges culturels entre des régions très éloignées. Le projet 2008 / 2009 a permis d’établir des résidences croisées de poètes de Bretagne et d'Argentine (Alain Le Saux est allé à Rosario et Sergio Raimondi est venu à Rennes) et d’éditer une anthologie de poésie de chaque pays.

Traversées, anthologie de poésie argentine,traduction de Cecilia Beceyro et de Sergio Delgado, éditions Apogée.

vendredi 6 août 2010

Nono

« Une part de moi ne va pas bien
celle appelée le frère celui qui est
sur un lit d’hôpital avec à la tête
un pansement une bête noire dessous ».

Ce frère, en proie aux affres d’une maladie dont le nom n’est pas dit mais dont on se doute bien qu’elle mord, creuse et mange la vie sans rémission possible, c’est Nono qui déjà ne parle plus, ou si peu, qui ne voit plus, qui n’entend plus et qui se prépare à quitter l’ici-bas pour ailleurs. Cela, famille et proches unis, atterrés, démunis, pris dans cet échange du peu de mots qui précède le silence et l’acceptation, ne peuvent l’empêcher. Ils n’ont que leur présence à donner pour tenter d’équilibrer le balancier d’un destin qui veut que l’un sombre trop jeune tandis que les autres doivent poursuivre sans lui.
Cette absence impossible à combler mais avec laquelle il faut néanmoins s’arranger, Thierry Le Pennec l’écrit avec la force rentrée qu’on lui connaît et qui s’avère ici très efficace. Ses poèmes brefs, déhanchés, roulant pierre à pierre et portant avec eux tant de gestes simples, d’émotions, de réflexes, d’émoi, de chaleur sur la page, s’assemblent pour créer, au final, le plus beau tombeau qui soit : celui dédié à Nono, ce frère disparu qui restera présent aux autres tant que ceux-ci le seront à eux-mêmes, avec fidélité, dans leur quotidien et leurs souvenirs.

Thierry Le Pennec : Nono, éditions La Part commune.

dimanche 1 août 2010

Papy beat generation

« Baby beats ». C’est ainsi que Richard Brautigan avait un jour nommé ceux qui, succédant à Kerouac, Ginsberg, Corso, Burroughs, se retrouvaient souvent au début des années 70 aux abords de la librairie / maison d’édition City Lights Books à San Francisco. Il y avait là Thomas Rain Crowe, Philip Daughtry, David Moe, Ken Wainio, Roderick Iverson, Kaye McDonough, Neeli Cherkovski et quelques autres, poètes aujourd’hui encore peu connus en France mais que l’on peut néanmoins découvrir grâce au livre bilingue (avec CD) Baby beat generation, une anthologie que leur a consacré Mathias de Breyne en 2005 (éditions La Main courante).
C’est après avoir pris connaissance de cet ouvrage et au vu des quatre décennies qui se sont écoulées depuis l’acte de baptême signé Brautigan, que Jean Azarel (poète né à Montréal, vivant aujourd’hui dans le Gard) a décidé de lancer le projet "Papy beat".
Associé à deux poètes français proches de la Beat Generation, Alain Jégou (auteur de Passe Ouest – éditions Apogée – à qui l’on doit également le livre collectif Je suis un cut-up vivant conçu en hommage à Claude Pélieu) et Lucien Suel (auteur, entre autres, de Mort d'un jardinier – éditions Table ronde puis Folio) – et traducteur du Livre des esquisses de Kerouac), il a longuement travaillé sur cet ensemble hors norme dans lequel le flux saccadé propre aux textes des auteurs « beat » américains se perçoit d’entrée de jeu. Tous trois montrent ce que l’on savait déjà : cette écriture n’a pas de frontières. Elle n'est pas non plus isolée dans une époque précise. Elle bouge, elle vibre par à-coups, par scansions, par flashes, par collages. Errances, références musicales diverses tirant plutôt vers le blues et le jazz (mais Patti Smith, Dylan, Canned Heat, Janis Joplin s'y retrouvent) et critiques acerbes d'une société où prévaut le monde de la finance, du pouvoir et des égos survitaminés donnent une assise solide à l'ensemble. Le déroulé d'un passé proche – jamais magnifié – que chacun décline à sa façon, suivant la teneur de sa sensibilité mise en alerte ou à l'épreuve est explicitement relié à un présent pas plus avenant de ce côté-ci de l’Atlantique que de l’autre.
Les voix de Jean Azarel, de Alain Jégou et de Lucien Suel s’entremêlent, se parlent, se répondent et réussissent à créer des textes collectifs la plupart du temps très proches de l’oralité. Chacun garde sa singularité (en intervenant d'ailleurs de temps à autre seul) et tous portent leur histoire, leurs colères, leurs révoltes, leurs rêves et leur énergie intacte via proses et poèmes syncopés et vifs qui transmettent leur tempo nerveux au lecteur.

« C’est peut-être ça qui nous tient ensemble, le fil invisible qui nous lie, des couleurs partout. Des bourrasques. Nos déveines. Nos chagrins d’amour passés à la moulinette de Cream et des extases au son du Gong. »

Jean Azarel, Alain Jégou & Lucien Suel : Papy beat generation, éditions Hors Sujet (35 rue Jules Simon – 56100 Lorient).