samedi 26 juin 2010

Quand je me deux

Si d’entrée, le « deux » du titre peut étonner – qui vient du verbe « se douloir » (souffrir, se plaindre, ressentir de la douleur) et du vieux français « deulx »- on se dit très vite, dès les premières pages du livre, que nul autre verbe n’aurait pu saisir avec autant de force et d’acuité ce que Valérie Rouzeau nous propose ici. Pour ce faire, pour donner ainsi, il lui faut désamorcer la douleur, tenir la corde à distance, ne jamais lui laisser trop de champ. Autrement dit se prémunir, ne pas se morfondre, ne pas glisser dans des territoires sans fond. Elle sait, comme tout un chacun, que « la route du berceau à la tombe offre quelques méchants cailloux » et qu’il vaut mieux, à défaut d’avoir pu les éviter, trouver des remèdes pour en guérir plutôt que de se complaire dans l’infection des plaies.
« J’ai perdu les pédales alors je vais à pied comme un tout seul nuage une montagne déplacée Mais vous m’en direz tant et vous n’aurez pas tort comme moyen de transport il y a la métaphore La figure du poème vous porte tout là-bas aussi bien que le train ou le vélomoteur le patin à roulettes le roller le scooter la planche l’aéroplane ».
Les vrais remèdes sont là. Concoctés par elle à l’aide de syllabes qui se télescopent, d’une syntaxe qui s’emboîte (jusque dans l’imprévu), d’un lexique ajusté (et parfois détourné), de bribes captées au vol dans ses lectures et restituées (« mes mots des autres ») avec cette vivacité tonique et instantanée qui lui permet – quand tout, tout autour s’assombrit – de remonter à la surface et à la lumière en un clin d’œil.
« Heureuse la qui comme moi n’est pas pendue dans l’arbre tout le long de l’avenue. »
Elle relie naturellement poèmes anciens à ceux du temps présent en mixant époques et frontières. Elle s’offre ainsi un vaste fonds commun dans lequel elle peut puiser, ramenant des pépites qu’elle prend plaisir à retravailler, leur donnant un autre impact, d’autres émotions, une autre vie.
Sa façon de faire (d’écrire) est, d’un bout à l’autre, durant les 41 sections (table en fin de volume) qui composent ce livre, stimulante et communicative. Une énergie vitale dont le secret tient peut-être à cette capacité qu’elle a de garder toujours l’enfance, la famille, les proches à portée de cœur et de mots tout en vivant intensément le présent et les rencontres qui le ponctuent.
« Mes amis poètes me disent attention au mot cœur il ne passe pas partout comme rossignol. »
Il y a de la virtuosité, du patchwork subtil, du mouvement, de la tristesse (mort de la grand-mère / grammaire), de la peur parfois (voir le poème du 28 février 2009), de l’imprévu (en loco avec John Giorno), un amant, de l’amitié, des détours, retours et quelques oiseaux (chanteurs, moqueurs) dans ce livre très habité, très animé et pour tout dire plein de présences vives. Qui saura y regarder de plus près y verra sans doute bien plus encore.
« Ne te tourmente pas tu es lancée partie Mords la vie mords la vie mords la vie mords la vie. »

Valérie Rouzeau : Quand je me deux, éditions Le temps qu'il fait.

lundi 21 juin 2010

Ci-gît l'armoise

Si discrète que soit celle qui avait publié en 1993 L’homme du sans-sépulcre (Editions Wigwam), sa voix n’en demeure pas moins forte, vibrante, cinglante. Ci-gît l’armoise, sorti il y a un peu plus d’un an chez Simili Sky, s’ouvre sur un désordre perturbant et fragile qu’elle ne cesse d’empoigner à bras le corps, conjurant ses peurs en préférant l’attaque à la soumission.

« J’ai un corps qui me ronge et ne sais plus où virer ».

Elle esquive, contourne les obstacles, sait faire bloc avec des mots rares ou ordinaires qui tiennent dans un poing fermé. Reste dès lors à trouver sa cible et à frapper juste. Ce qu’elle fait avec hargne et vigilance. Les coups qu’elle porte ne sont jamais dirigés au hasard. La violence qui s’immisce dans ses poèmes ne gicle qu’avec parcimonie.

«L’huître s’effleure / se caillasse à bourrelets de franges / et tandis que de sa main, de son extrême regard / je ne suis plus là / la rogne gronde / à corps retranchés. »

Il y a chez Alice Massénat une tension très élevée (qui s’empare également du lecteur) mais qu’elle réussit, dans ce livre plus que dans les précédents, à atténuer pour créer des zones d’accalmies qui peuvent s’attarder « jusqu’aux voiliers à l’approche » ou s’en aller épouser « cette histoire du dard caracolant de bris en rafles ». Moments
de calme relatif avant que la colère ne refasse surface pour attaquer, griffer, fustiger à nouveau.
« Je hais jusqu’à ces mecs / tripes à valoir / seins en potence se refusant / ne se préservant qu’à bout de souffle / cancaneurs je vous le dis. »

Alice Massénat a également publié Le Catafalque aux miroirs (Editions Apogée).

Alice Massénat : Ci-gît l’armoise, Editions Simili Sky (Véronique Loret, 9 rue Garibaldi – 93400 Saint-Ouen).

mercredi 16 juin 2010

Nuits bleues, calmes bières

« Ce soir-là, en rentrant chez lui, après avoir renversé une bonne dizaine de poubelles, égorgé trois chiens et giflé un aveugle saoul qui l’avait pris pour Marilyn Monroe (...), il se dit que, décidément, il n’avait plus grand chose à voir avec le gentil petit garçon que sa grand-mère emmenait tous les soirs, en hiver, sous les flocons de neige en coton hydrophile, aux "Dames de France", place Abel-Surchamp, à Libourne, se gâver de pâtes de coing à cinq francs, au milieu des ampoules rouges et bleues clignotantes. »
Ainsi débute, sur les chapeaux de roues, c’est une habitude chez Martinet, un récit paru une première fois dans la revue Subjectif en mai 1978. On ne peut que remercier les éditions Finitude de l'avoir réédité en 2006, attirant ainsi l’attention sur un écrivain singulièrement absent du paysage littéraire français. À croire que son humour tranchant, sa dérision presque désespérée, ses gros souliers capables d’écraser pas mal de moi et de sur-moi en cours de route font toujours un peu peur en ces temps où le "je" semble en passe de devenir de moins en moins souvent "un autre". Lui, il en rirait sans doute, s’il pouvait encore le faire.
Né à Libourne en 1944, Jean-Pierre Martinet vécut longtemps à Paris, d’abord comme assistant-réalisateur à l’ORTF puis comme critique (études consacrées à Jaccottet, à Roud, à t’Sterstevens et surtout à Henri Calet qu’il permit de redécouvrir au début des années 80) avant de devenir kiosquier à Tours et de boucler la boucle en regagnant sa ville natale, pour y mourir, en 1993.
La mort se promène comme chez elle dans son oeuvre (dominée par un grand roman, Jérôme, paru aux éd. Le Sagittaire en1978 et réédité chez Finitude). Elle prend ses aises. Jamais triste, plutôt enjouée. Désirant vivre, sortir la nuit et multiplier les breuvages fermentés sous la lune ou sur le zinc cuivré des bars ouverts jusque tard. Ainsi dans Nuits bleues, calmes bières. Où il s’agit, ni plus ni moins, d’aller à la rencontre d’un mort (le narrateur en personne), visiblement content de l’être et désirant même - il se propose comme guide - qu’on le suive dans ses virées nocturnes et parisiennes, légèrement teintées d’ivresse, parsemées de bulles et d’écume, de comptoir en comptoir...
« La dernière fois que l’on avait sonné à sa porte, c’était pour lui apporter un télégramme annonçant sa mort. Il l’avait ouvert en tremblant, puis, lisant le texte, il avait éclaté de rire. Pour fêter l’évènement, il avait bu plusieurs bières rousses. »
Martinet, ironique et mordant, a dû penser qu’il valait mieux faire son propre travail de deuil avant de mourir. Après, c’est évidemment trop tard... Le voilà donc, l’espace d’une quarantaine de pages, mort pour de faux et s’occupant, comme il peut, à ne pas l’être.
Il n’est pas étonnant de croiser sur le bitume quelques ombres qui cherchent en aveugle un dernier havre où se réchauffer avant de s’éclipser. Ce sont ses proches en écriture (Henri Calet, Emmanuel Bove, Yves Martin) qui se paient ainsi un ultime passage dans la réalité.
Un autre livre de Jean-Pierre Martinet (avec préface complice et bien documentée d’Éric Dussert) vient de paraître à l’Arbre Vengeur. Il s’agit d’une longue nouvelle, publiée elle aussi précédemment dans la revue Subjectif qu’animait Gérard Guégan. Son titre, La Grande vie, ne doit pas faire illusion. La camarde pointe encore aux avant-postes. Adolphe Marlaud, le narrateur, employé dans un magasin d’articles funéraires, habite, rue Froidevaux, un appartement qui offre une vue plongeante sur le cimetière Montparnasse. Madame C., concierge véloce et veuve affamée (éprise de Luis Mariano et de Max Du Veuzit) le guette tous les soirs du haut de ses deux mètres pour l’empoigner et le contraindre, lui qui pèse "à peine trente-huit kilos", à la rejoindre dans sa loge pour satisfaire ses désirs les plus fous. Histoire trépidante et cocasse (mais attention : “ il n’y a pas de drame, chez nous, messieurs, ni de tragédie, il n’y a que du burlesque et de l’obscénité”) où l’humour de Martinet, pas loin de rappeler, par moments, le rire - sans parler des amours - jaune de Tristan Corbière, atteint une fois de plus sa cible.

Jean-Pierre Martinet : Nuits bleues, calmes bières, éditions Finitude. La Grande vie, éditions L'Arbre Vengeur.

vendredi 11 juin 2010

Le Poète secret

« Sur la couverture de mes livres, il y a mon nom, mais ce sont les voix de mes camarades qu’il faut entendre. » Cette évidence, Mario Rigoni Stern aimait, à chaque parution, la rappeler.
Le Poète secret ne déroge pas à la règle. Homme de mémoire, il y convoque plusieurs de ses proches, notamment les chasseurs alpins italiens qui vécurent avec lui la retraite de Russie en janvier 1943. Ceux-ci n’ont jamais cessé de l’accompagner. Il les revoit lors de longues marches en terrain hostile. Dit leur souffrance, leur humanité. On repère, d’un récit l’autre, de nombreux personnages rencontrés auparavant dans d’autres textes. Il suffit souvent d’un détail, d’un doigt pointé sur une carte de l’Europe de l’Est ou d’une lettre récemment reçue pour que le passé resurgisse.
« Je relis des cartes postales en franchise, avec des illustrations héroïques et des phrases de Mussolini ou de D’Annunzio. A partir de l’écriture, de la brièveté de l’écrit, de la date, je retrouve une situation dramatique. »
Ses souvenirs, très vifs - l’un des moments les plus intenses de ce recueil de dix-sept textes courts est son Retour au camp I/B où il fut enfermé il y a soixante ans - ne l’empêchent pas de vivre au présent, en équilibre et en harmonie sur le haut plateau d’Asiago où il est né en 1921 et où il a vécu jusqu'à sa mort, survenue en 2008. Jusqu'au bout, il se tint en lisière, proche de la nature et des animaux, s’occupant de ses ruches ou déblayant la neige devant sa porte certains matins d’hiver.
L’oeuvre de Rigoni Stern est celle d’un mémorialiste minutieux. Les péripéties d’un siècle (le vingtième) et d’un pays (l’Italie) où longtemps tout ne fut que "faim, mort, misère" y sont décrites de l’intérieur avec simplicité, d'une écriture limpide et terriblement efficace.
Au centre du livre figure l’hommage à Primo Levi. On sait les liens d’amitié qui unissaient les deux hommes. Leur passé commun. Ce devoir de mémoire (cette "nécessité morale") que l’un et l’autre ont accompli.
« Hier, cher Primo, après qu’un journaliste m’eut appris par téléphone ton départ, je me suis un peu rasséréné en feuilletant tes livres. Entre les pages du Système périodique, j’ai trouvé une lettre de toi, et elle m’a peut-être fait comprendre ton geste. »
Cette lettre (écrite en 1987, au lendemain du suicide de Primo Levi) est suivi d’un autre récit, également consacré à l’auteur de Si c’est un homme et de La Trêve.
L’une des autres présences fortes de cet ensemble (publié en 2004 en Italie et deux ans plus tard en France grâce à La Fosse aux ours) est celle d’un discret, Le poète secret, tenancier d’une auberge sans enseigne au village de Sernaglia della Battaglia, « au pied des montagnes à gauche du Piave. »
« L’aubergiste poète s’appelait Giocondo Pillonetto et seulement deux ans après sa mort ses poésies ont été publiées dans une plaquette pour laquelle Andrea Zanzotto a voulu écrire une préface. »
Rigoni Stern lui rend ici un bel hommage. Et La pluie de Chagall, reproduite en couverture (voir logo) lui va bien.

Mario Rigoni Stern : Le Poète secret, traduit de l'italien par Marie-Hélène Angelini, éditions La Fosse aux ours.

lundi 7 juin 2010

Un homme si simple

La vie et l’œuvre de l’écrivain belge André Baillon (né à Anvers en 1875 et mort à Saint-Germain-en-Laye en 1932) sont étroitement liées. Ce qu’il vit, il l’écrit. Non pas à l’identique mais en insérant dans ses fictions ce que lui dictent ses troubles, ses émotions, ses sentiments, ses désirs. Il y ajoute les portraits brefs et ciselés de ceux qu’il rencontre, quelques fragments de discussions, les extraits d’un quotidien tourmenté et la valse des malentendus qui marquent son itinéraire.
« J’écris : mes personnages sont des gens de tous les jours, pas de ceux qui se campent avec des gestes d’acteur au bout des bras : de pauvres bougres avec leur cœur. »
Ceux qui circulent en zigzag dans Un homme si simple et dans Chalet 1, premier volume des œuvres complètes que publient les éditions Cambourakis, sont ses compagnons d’infortune, ceux dont il a partagé la vie lors de son séjour à La Salpêtrière. Il y évoque son internement, ce qui l’a amené derrière les grilles, sa façon de s’y accommoder et d’y côtoyer la folie tout en gardant cette étonnante distance qui lui permettra, dès sa sortie de l’hôpital, de noter ce qu’il y aura vécu.
Le diptyque est construit de façon claire et efficace. Le premier livre, Un homme si simple (Baillon lui-même, alias Jean Martin) est une succession de confessions durant lesquelles le malade doit expliquer au médecin, à l’interne, au psy ce qui l’a amené en ces lieux. Baillon s’y astreint. Il dit ses tourments d’homme qui écrit et qui aime à la fois sa femme (la pianiste Germaine Lievens à qui est dédié le texte) et la fille de celle-ci. Une histoire qu’il a déjà connue auparavant : quand il a rencontré Germaine, il était marié avec Marie, une ex-prostituée flamande qu’il voulait néanmoins continuer à fréquenter. Presque toute sa vie, Baillon aura tenté d’inventer une sorte de ménage à trois. A chaque fois, il y aura perdu un peu de sa santé psychique. En 1932, une ultime tentative, une liaison avec Marie de Vivier, alors jeune lectrice passionnée par ses écrits, le mènera au suicide.
Le second livre, Chalet 1, lieu où il est transféré et où il va passer la majeure partie de son séjour à La Salpêtrière, est une galerie de portraits des malades et du personnel soignant. Ce monde inquiétant et parfois enjoué, qu’il décrit avec brièveté et force (pas d’effets de style, pas de voyeurisme, des mots justes, des dialogues rapides, percutants), il le restitue de l’intérieur, montre qu’il y est à sa place, lui qui oscille entre Martin 1 et Martin 2, deux lui-même qui s’affrontent et l’empêchent souvent de savoir qui, de l’un ou de l’autre, mène sa pauvre barque d’écrivain naufragé en cet océan intérieur houleux et féroce.
« Quand tu liras ces lignes, je serai sans doute couché dans un petit lit entre mes frères les pauvres. Ne t’inquiète pas. Je serai sage. Je me laisserai soigner en simplicité comme un enfant, en confiance comme un enfant, sachant que les mains auxquelles tu me confies sont douces au service de l’Intelligence et de la vraie Bonté. »
Le volume II des œuvres complètes regroupera les « romans de Marie ». On y retrouvera le célèbre Zonzon pépette, fille de Londres, livre qui ne doit toutefois pas faire oublier l’ensemble des publications de Baillon qui, outre l’écriture, exerça de nombreux autres métiers. Un temps, il fut cafetier à Liège. Puis éleveur de poules, vendeur de charbon, journaliste… Une vie tourmentée qui transparaît dans tous ses écrits. Ceux-ci, publiés entre 1920 et 1933, ont longtemps été indisponibles. Ces dernières années, quelques titres ont été réédités mais de façon sporadique et désordonnée. C’est dire si cette initiative (publier en cinq volumes l’intégrale des textes en prose) tombe à pic pour donner enfin un peu de lumière à un écrivain de l’ombre.

André Baillon : Un Homme si simple et Chalet 1, éditions Cambourakis, préface de Bérangère Cournut.

vendredi 4 juin 2010

Je suis un cut-up vivant

Claude Pélieu est mort le 24 décembre 2002 à Norwich, dans l’état de New York. Le poète, auteur, entre autres, du Journal blanc du hasard (Christian Bourgois, 1969), de Jukeboxes (10/18, 1972), de Trains de nuit (Le Cherche-midi, 1979), de Légende noire (Le Rocher, 1991) ou de Soupe de lézard (La Digitale, 2000) s’éclipsait en laissant derrière lui une œuvre foisonnante qui s’avère plus que jamais capable de parler et de transmettre son énergie à des lecteurs toujours étonnés par cette capacité qu’il avait à ramasser, en quelques vers, des morceaux de réalité susceptibles de devenir bloc, pierre, pile électrique et pièce unique du grand puzzle tout à la fois.
Restait à se retrouver, à se repérer dans ce vaste chantier qui ne cesse de déborder pour aller de la poésie aux collages en passant par le mail art et la traduction. C’est cet éclairage judicieux qui nous est proposé tout au long de Je suis un cut-up vivant, ouvrage collectif qui parait aux Editions L’Arganier et sur lequel le poète Alain Jégou a longuement travaillé depuis la mort de son ami Pélieu. Multipliant les rencontres et les contacts, il a pu, au fil du temps, restituer le formidable réseau créatif que Claude Pélieu et Mary Beach, sa compagne (décédée en 2006), avaient tissé autour d’eux. Le centre de gravité de ce réseau reste d’ailleurs très mobile. Il se déplace en même temps que le couple Pélieu-Beach (en 1993, ils en étaient à leur 65ième déménagement) transitant de Paris à San Francisco ou à New York avec, çà et là, de courtes escales européennes (hormis à Londres où ils vécurent plusieurs années).
Ce parcours fut d’autant plus propice aux rencontres que très tôt, dès son départ pour les U.S.A., qui intervient peu après son retour d’Algérie (« ces trois années passés dans l’armée pendant la guerre d’Algérie ont été pour moi une catastrophe. Quand j’ai été démobilisé, j’ai cherché un peu partout en Europe un autre pays pour vivre. Il n’y en avait aucun qui me convenait. »), Pélieu s’est mis à traduire, en compagnie de Mary Beach, les poètes de la « beat generation ». On leur doit de nombreux titres de William Burroughs, d’Allen Ginsberg, de Bob Kaufman, de Lawrence Ferlinghetti et d’Ed Sanders (tous chez Christian Bourgois)…
Retracer le périple rageur de Pélieu n’est pas simple. Ce livre s’y aventure en ne se plaçant jamais (et c’est une de ses forces) sur le terrain conventionnel des hommages. Peintres, poètes, musiciens, cinéastes montrent combien l’œuvre reste vivante, hargneuse, tonique, en prise directe avec le présent. Outre les interventions (on y lira avec émotion Henri Chopin et Théo Lesoualc’h, tous deux décédés avant la publication mais aussi Ferlinghetti, Jacques Villeglé, Barry Miles, Carl Weissner, Erro, Ed. Sanders, Gérard Malanga, Charles Plymell, F.J. Ossang, Lucien Suel et de nombreux proches du poète, collagiste et traducteur), outre ces multiples témoignages, l’ensemble offre deux superbes entretiens de Pélieu et de Mary Beach avec Bruno Sourdin ainsi qu’un choix de lettres. Sans oublier les collages (il en réalisa plusieurs centaines durant les dernières années de sa vie) et l’ébauche (par Benoît Delaune, son dernier éditeur, à l’enseigne de La Notonecte à Rennes) d’une bibliographie de l’auteur des Tatouages mentholés et cartouches d’aube (10/18, 1973).
Le titre est on ne peut plus significatif de la démarche de celui qui, selon Carl Weissner, est sans doute encore capable de « continuer à rire dans le noir ». Le cut-up, cher à Brion Gysin et à Burroughs, il l’a non seulement expérimenté dans ses textes, en coupant, découpant, collectant, récupérant, recollant, mixant des milliers de flashes, mais également à travers ses collages et dans les nombreuses cartes postales qu’il aura, des années durant, expédiées dans le monde entier.
« Beckett disait du cut-up que c’était de la plomberie et Burroughs lui répondait : il faut des plombiers… Moi, j’ai moins de souci d’esthétique que certains nouveaux collagistes et je suis en dehors du problème peinture-peinture. Pour moi, le collage, c’est écrire avec des images. Si j’avais été plus jeune, j’aurais peut-être été prendre un cours de vidéo et je ferais tout en vidéo. » (C.P., entretien avec Bruno Sourdin).
Publié en même temps que ce livre collectif, chez le même éditeur, La Crevaille, ultime texte de Claude Pélieu, présenté par Pierre Joris.

Je suis un cut-up vivant, préface de Alain Jégou, éd. L’Arganier.
L'ouvrage peut être commandé (24,40 € port compris) chez Alain Jégou : 33 bd de l’océan - Le Fort Bloqué - 56270 Ploemeur.

mardi 1 juin 2010

Paris insolite

Paris insolite, paru une première fois en 1952 chez Denoël puis en 1954 au Club du meilleur livre dans la version que donnent les éditions Attila (il s’agit de celle, épuisée depuis belle lurette, où le texte de Jean-Paul Clébert est accompagné de 115 photos de Patrice Molinard) n’est pas uniquement la chronique d’une ville sillonnée « à l’envers » et en zigzags par un auteur (semi clochard) qui y revient parce que l’hiver pointe et que la chaleur des murs est plus sûre que celle des cabanes trouées dans les bois, c’est aussi un récit mené tambour battant - à coups de phrases longues et haletantes - qui devient peu à peu « roman aléatoire », tissé à partir de milliers de notes prises sur le vif par un marcheur à l’œil acéré.
« Mains au creux des fentes pantalonnières, le mégot basculant, l’œil plissé sous la fumée, un pied chassant l’autre, on se tape un gueuleton visuel, gratuit, pour soi seul. »
Le Paris de Clébert, celui où il hiberne avec l’idée d’y écrire un livre, est habité par ceux qui lui ressemblent : les clochards, les chiffonniers, les bricoleurs, les farfouilleurs et les pousseurs de vent. Tous se retrouvent, début des années 50, au « paradis des cloches » avec, chaque jour, des réponses à trouver pour règler des besoins aussi impérieux que ceux qui consistent à manger, dormir, se chauffer, se laver. Cela passe par des rencontres plus ou moins fortuites (pour cela, il faut avoir un minimum de bagout, l’auteur n’en manque pas) et par la nécessité de mettre bout à bout des petits boulots happés à la sauvette. Ainsi, Clébert fut un temps métreur d’appartement, occupation qui lui permettait de visiter de nombreux intérieurs, d’y découvrir des façons de vivre surprenantes et des personnages singuliers tout en glanant, ici et là, un verre de vin en complément de la course.
« J’avais fait la découverte d’un Paris baroque, l’inconnu des derniers retranchements intimes, j’avais, comme le héros romantique, soulevé le toit-couvercle des maisons et regardé dedans, à l’improviste, pénétré comme par effraction dans les chambres, cambriolé les armoires, fouillé les garde-robes, surpris les gens à table, à la fenêtre, à la radio, à la cuisine, à la lecture des journaux, à l’amour, au cassage de vaisselle, au raccommodage, au lessivage… »
Il fut aussi crieur de journaux, ami intime de quelques hôtesses, confident de concierges en manque d’auditeurs, familier de la zone et arpenteur des quais de Seine. Il fut avant tout avaleur de bitume, marchant du matin au soir et ne faisant halte que pour discuter avec ses proches, ceux qui traînaient (les caddies viendront plus tard) leur poussette en bois rempli de bric-à-brac d’un quartier l’autre. Cheminant toujours vers le ventre de la ville, vers la cantine, vers le garde-manger, vers les Halles et leurs odeurs de boustifaille, de soupe, de légumes, de vin chaud.
« Elles sont réellement les entrailles de toute une population, le centre d’attraction de tous les vagabonds diurnes et nocturnes qui viennent y glaner leur friture alimentaire, ces rogatons, déchets et tombées minables inexistantes à l’œil de l’épicier en gros ou en détail qui marche dessus. »
Là-bas, aux Halles, Clébert trouva un autre emploi : il officia un temps au cul des camions en qualité de "basculeur pointeur" pour un Turc bananier. Le pécule gagné lui permettait non seulement de s’installer au bord du zinc (et de créer de nouveaux liens) mais également de se payer de temps à autre une chambre d’hôtel. Idéal pour mettre de l’ordre dans ces multiples papiers qui s’amassaient au fond de ses poches et sur lesquels il avait noté toute la matière qui devait servir à l’élaboration de ce livre qu’il ne perdait jamais de vue.
Revenu deux ans plus tard, en compagnie du photographe Patrice Molinard (qui débuta aux abattoirs de la Villette sur le film de Franju, Le Sang des bêtes) réajuster ses pas dans ceux d’avant et réactiver sa mémoire en fréquentant à nouveau les rues, les bistrots, les épiceries, les pensions, Jean-Paul Clébert ne se berçait pas d’illusions. Cette "ville change de peau tous les jours", note-t-il. Ce qui ne l’empêche pas d’ajouter que " les mystères couvent encore à l’angle de ses rues, derrière la façade de ses maisons, et les palissades de ses terrains vagues".
Arpentant ce Paris insolite, on ne peut pas ne pas songer à Robert Giraud (1921 – 1997), ami proche de l’auteur, et à son Vin des rues que Denoël publia à la même époque et qui vient d’être réédité (Ed. Stock) en même temps qu’une remarquable biographie intitulée Monsieur Bob, concoctée par Olivier Bailly.
« Quittant les bords de Seine à la tombée de la nuit, (…) je grimpai chez le copain Bob Giraud, ci-devant bouquiniste sur le quai Voltaire et le plus malin connaisseur du fantastique social parisien. »

Paris insolite : Jean-Paul Clébert et Patrice Molinard, éditions Attila.
On peut retrouver Clébert, Giraud, Molinard, Doisneau (que tous côtoyaient) et bien d’autres familiers du Paris des comptoirs et des rues étroites (parmi lesquels le discret Clément Maraud qui, dans Têtes de zinc, suit avec sensibilité et tact nombre de "vies en panne") dans un chaleureux blog qui ouvre à toute heure, et qui est disponible ici même.