dimanche 26 décembre 2010

Julien Letrouvé, colporteur

En ce 16 août 1792, Julien Letrouvé, muni d’une boîte au "couvercle doublé d’un drap fin couleur de sable", entre dans la boutique de l’imprimeur Jean-Antoine Garnier, rue de la Monnaie, afin de s’approvisionner en petits livres bleus qu’il aura bientôt en charge d’aller proposer là où ses pas le mèneront.
L’époque (la Terreur est toute proche et les prussiens marchent sur Paris) n’est pas précisément propice à la lecture des Mélusine, Till l’espiègle, La Farce de Maître Pathelin ou La Jalousie du Barbouillé qui prennent place dans la boîte du colporteur.

« Oubliant son propre intérêt, M. Garnier demanda à Julien Letrouvé s’il lui paraissait très raisonnable d’entreprendre par des temps aussi peu sûrs une tournée. Il en viendrait de meilleurs tôt ou tard, les livres attendraient, en sécurité quant à eux sur les planches de la librairie. »

De cet argument, comme de tous ceux qui viseraient à le dissuader de partir, le colporteur, visiblement peu au fait des dangers qu’il court, se moque. Il a une seule idée en tête : aller porter les livres et propager ce qu’ils recèlent de bleu, de ciel, de sagesse et d’histoires dans des lieux où ils sont d’ordinaire absents.

Ces livres, lui, l’enfant à la rousseur d’écureuil, abandonné puis trouvé (d’où son nom) "à la corne d’un champ de seigle", a appris à les aimer auprès d’une fileuse qui lisait tout haut dans "l’écreigne" (une galerie souterraine) où il fut recueilli et élevé, au milieu des femmes, avant d’en être exclu pour cause de puberté.

Sorti de "l’asile tellurique", c’est désormais sur les routes, "laissant Reims à sa gauche, Rethel étant déjà en vue", que l’on suit le colporteur. Il passe Vouziers, Suippes, Vitry Le François. Multiplie les retours en arrière. Se souvient de l’écreigne. Profite abondamment du présent. Et ce faisant, se dirige droit sur le champ de bataille de Valmy. Où l’attend des rencontres décisives. À la fois brutales et enivrantes. Celles de deux solitudes. L’une en fuite (celle de Voss, un déserteur prussien) et l’autre (la sienne) cherchant l’échange. Vient ensuite l’âpre, l’inévitable rencontre avec la réalité de la guerre.

Pierre Silvain, à qui l’on doit, entre autres récits incisifs et inspirés, Le Jardin des retours (autour de Loti, chez Verdier en 2000) et Le Côté de Balbec (sur les pas de Proust, à L’Escampette en 2005), nous invite cette fois à suivre l’itinéraire d’un passeur de livres - qui ne sait pas lire - en temps de grandes turbulences. Il le fait en convoquant, outre les paysages traversés et des bribes de l’histoire en mouvement, quelques figures emblématiques. Ainsi Frédéric Le Grand assis près de ses setters sur un fauteuil "tendu de damas vert"... Ainsi Voltaire jetant de la brioche aux carpes lors de ses promenades quotidiennes...

L’écrivain Silvain (qui a publié son premier livre, La Part de l’ombre, éditions Plon, en 1960 et qui est décédé en octobre 2009) a poursuivi dans la discrétion une œuvre au long cours qu’il est sans doute temps d’aller enfin visiter de plus près.

Pierre Silvain : Julien Letrouvé, colporteur (éditions Verdier).

lundi 20 décembre 2010

"On ne tient jamais la vie ! " (Jules Mougin)

Jules Mougin n'aimait pas novembre. Il s’en est allé le mois dernier. Il avait 98 ans. En 2005, la Médiathèque du Pontiffroy à Metz lui avait rendu un bel hommage en organisant l’exposition « Jules Mougin, la révolte du cœur » et en publiant, pour l’occasion, le très beau catalogue Bien des choses du facteur. On y retrouvait, à côté des lettres, dessins, peintures, poèmes et témoignages, de précieuses notes biobliographiques signées par son ami Claude Billon, facteur tout comme lui.

« Je sais lire et écrire (j’ai d’ailleurs ce qu’on a bien voulu me donner). C’est tout. Il a fallu me débrouiller tout seul. Avec le certificat d’étude je suis entré en plein dans la vie, en août 1926. Je gagnais deux cent cinquante francs par mois, plus trois sous par dépêche portée ».

Facteur, Jules Mougin sera resté proche du monde postal durant toute sa vie, n’hésitant jamais à donner de ses nouvelles à intervalles réguliers, ornant ses lettres de l’habituelle mention « Merci facteur », celle-ci servant d’ailleurs de titre aux échanges épistolaires Mougin / Billon publiés par la revue Travers (n° 47) en 1993.

« On va tous à la mort ! En l’attendant, les dents tombent d’elles mêmes ! Nos manques de mémoire arrangent nos sales petites affaires ! Où on va ? On quitte l’enfer ou on y va ? »

Mougin n’appartenait à aucune école. Il se sentait simplement proche de ceux qui, à son image, tentaient de se glisser dans les ruelles de la littérature laissées vacantes par ceux qui avaient d’autres chats à fouetter. Là, il pouvait croiser Giono (qui compta beaucoup pour lui), Poulaille, Chaissac, Ragon, Dubuffet, L’Anselme, Vodaine, Robert Morel (l’un de ses principaux éditeurs) et quelques autres.

Ce qui le révoltait de façon permanente, ce qu’il aura combattu d’un bout à l’autre, avec ses mots, sa colère, sa dérision, c’est la guerre. Il ne se trompait jamais de cible. Il savait que les boucheries sont préparées puis soldées avec zèle par les longs bras de la politique.

« Toutes ces jolies petites croix sur les assassinés ! Ces rangées si bien rangées ! Ces alignements si bien alignés ! La guerre, cette immonde dégueulasserie, soigne bien ses morts ! »

En 1999, la revue Travers (10 rue des jardins – 70220 Fougerolles), dirigée par Philippe Marchal, a consacré son n° 53 à Jules Mougin. C’est l’une de ses dernières publications. Intitulé 1912 : Toutes les boîtes aux lettres sont peintes en bleu ciel, l’ensemble rassemble un choix de lettres, dessins, notes et extraits d’agenda adressés au facteur messin Claude Billon.

« Je voudrais ne pas crever idiot ! Pouvoir aimer, encore, après ma mort ! »

dimanche 12 décembre 2010

Journal d'été

Début août. Il avance. Il s'installe près de la fenêtre. Il se met à regarder au dehors et on a pourtant l'impression – en croisant ses yeux sur la vitre – que l'essentiel se passe ailleurs, non pas à l'air libre mais au plus profond de son être intérieur. Il ne joue pas pour autant avec un moi envahissant. Il se méfie, au contraire, de tout ce qui miaule ou s'épanche sans complexe. Comme les états d'âme trop flasques. Et leurs inévitables dérapages incontrôlés...

« Ici des toiles d'araignées fixent l'immobilité. Plein soleil et reggae. Je me promets d'écrire chaque jour. Dépecer la solitude. Le fouillis le plus inextricable. Je lamine le silence épais du verbe. Dans l'ornière, les futilités, les gestes utilitaires, les ombres quotidiennes. »

La morale, les aphorismes, les certitudes et les misères qui pleurent leur trop plein d'encre, il les laisse à ceux qui aiment tant donner en pâture aux autres leur intimité en morceaux. Lui, il a choisi d'arpenter des chemins plus étroits. Il s'y glisse en respirant lentement. Il écrit avec gravité, pudeur et retenue. Il suit la courbe du soleil. Son éclairage l'aide à y voir. Et si le doute persiste toujours un peu, ces notes quotidiennes,  ciselées et sensibles, frottées au tranchant de la lame, lui permettent tout de même de traverser les apparences, de saisir son ombre sur les murs, de distiller des détails ordinaires, de petites choses presque immobiles qui raniment les présences de la solitude et de l'amour chez un écrivain qui publiait là , en 1994, son premier livre.

Ensuite, quelques rares titres ont suivi, notamment Terrasse grise d'un bistrot de mai (Vodaine, 1995) Vers les fossés (Wigwam, 1998) et Lettre à la pauvrière (Jacques Brémond, 2009) mais sans empêcher Philippe Marchal de rester volontairement en retrait, occupé à publier les autres et à poursuivre l'aventure de la très belle revue Travers qu'il anime sans relâche depuis 1979.

Philippe Marchal : Journal d'été, avec 9 monotypes de Didier Godart, éditions du Noroît et  Erti éditeur.

mardi 7 décembre 2010

Clandestin / de nulle part et simultanément

Mime, homme de théâtre, photographe, romancier, essayiste, poète et grand voyageur, Théo Lésoualc’h est mort le 28 novembre 2008. Deux ans plus tôt, Guy Benoit, le créateur des éditions et de la revue Mai hors saison, l’avait sollicité pour qu’il regroupe tous ses poèmes et textes dispersés ici et là, au hasard des publications en revues ou dans des ouvrages collectifs. Ce sont quelques uns de ces fragments qui se trouvent aujourd’hui rassemblés dans un livre-hommage qui contient également des inédits, des lettres, des critiques, un entretien, des photos et une bibliographie complète.

Clandestin, Lésoualc’h l’aura été sa vie durant. Après avoir parcouru très jeune, multipliant les interventions spontanées, poursuivant « un théâtre du geste à réinventer », à une époque (début des années cinquante) où cela se faisait peu, l’Italie, la Suède et la Scandinavie (où il rencontre le mime Marceau qui le dirigera vers une école de mime à Paris), il sillonne le Maroc, la Tunisie, la Turquie, l’Iran en proposant là où il passe un spectacle auquel il associe toujours des acteurs locaux.

Plus tard, il partira en Inde puis au Japon où, passionné par le théâtre Nô et par les estampes érotiques, il séjournera plusieurs années. Il en rapportera deux livres qui restent encore des références : Érotique du Japon (l’édition Pauvert en 1968 fut retirée de la vente et censurée avant d’être rééditée par Henri Veyrier en 1978) et Les Rizières du théâtre japonais ( Denoël, 1978).

De retour en France en 1965, il vivra un temps à Paris avant de se poser d’abord en Ardèche puis dans le Gard où il s’installera définitivement, ne quittant Le Mas-brûlé (situé sur la commune de Rousson) que pour de courtes escapades en Bretagne (sa famille est originaire de Douarnenez) et une ultime tournée japonaise.
Attiré par le théâtre Nô, bunraku puis kabuki, Lésoualc’h a longtemps préféré s’exprimer par le langage du corps plutôt que par l’écriture. Il ne commença vraiment à s’intéresser à celle-ci qu’aux environs de la quarantaine. Il publia dès lors, coup sur coup, des livres tels La Vie vite (Denoël, 1971), Phosphènes (Denoël, 1972), Marayat (Denoël, 1973) et Oui poisson-lune (Christian Bourgois, 1976) qui le mirent, un temps, sous les feux de projecteurs littéraires qu’il s’empressa de fuir au plus vite.

« Je me lève à cinq heures du matin sur des soleils qui n’existent plus à Paris, qui sont la réalité physique d’un temps à danser comme un alcool et quand je lis mes textes décortiqués dans leurs rubriques je me demande ce qu’ils veulent dire... Même s’ils veulent être sympa.... ils me traitent comme de la littérature. »

A partir des années 80, Théo Lésoualc’h, vivant à son rythme, gardant intacte « l’énergie de la marge », passe aisément du récit (L’homme clandestin, L’Instant, 1988) aux poèmes, ne publiant ceux-ci qu’avec parcimonie, dans de rares revues amies (Mai hors saison, Bunker, Révolution intérieure, Tout est suspect, RegArt...).

« La clandestinité, je ne crois pas qu’elle n’ait été pour moi qu’un simple choix. Mais plutôt une décision obligatoire, urgence de chaque seconde à travers les impératifs de mes instants vécus. De mon îlot de terre sèche, la mer de mes enfances me possède et me réenfante. M’obsède, crachins, lames de fond. Aspiration à vivre par delà les frontières définies. Contre la rigidité frigide des institutions. »

Lésoualc’h, clandestin / de nulle part et simultanément, Mai hors saison (Le livre - 18 € - peut être commandé chez l’éditeur, 8 place de l’église – 53470 Sacé).

vendredi 3 décembre 2010

Hommage à Georges Haldas

Ce n’est pas par hasard qu’il avait tenu à écrire La Légende des cafés. Il les connaissait bien. Il savait que se jouait là, dans l’antre, souvent à huis clos, entre le buveur et son reflet dans une vitre ou dans l’oeil d’un serveur, bien plus que du lien social. On pouvait encore le rencontrer, il n’y a pas si longtemps, à La Brasserie hollandaise à Genève, un peu perdu derrière des volutes de fumée en fond de salle, ou au café Chez Saïd où il aimait venir travailler tôt le matin, juste avant l’embauche des ouvriers.

Ici ou là, il y avait toujours sur sa table journaux et carnets en cours. Il en aura noirci plusieurs dizaines. Vivant « en état de poésie ». Cherchant continuellement à capter tous ces éclats et fragments de vie qui, mis bout à bout, permettent de trouver un équilibre précaire mais nécessaire pour traverser l’existence et comprendre les autres en restant éveillé, curieux, fraternel et surpris.

Son œuvre avoisine les cent titres. Si elle fait l’éloge de ses passions (des cafés, du football ou des repas), elle interroge également la lumière qu’il disait trouver (lui qui perdait peu à peu la vue) dans la religion et les liens très forts qu’il entretenait, par delà leur disparition, avec ses parents. Deux livres, l’un, Boulevard des philosophes, consacré à son père et l’autre, Chronique de la rue Saint-Ours, dédié à sa mère, se complètent et expliquent discrètement tout ce qu’il leur doit. Il avait coutume d’avouer que de son père, taciturne et secret, il avait hérité de la recherche du sens tandis que de sa mère, patiente et toujours prompte à répondre à ses questions, lui venait son besoin de dire.

« La démarche de mon père était à base de doute et de besoin de puissance (pour se rassurer, faute de se relier). Celle de ma mère, faite de confiance et de relation ».

Né à Genève en 1917 de père grec et de mère suisse, Haldas a toujours eu des relations contradictoires avec sa ville. Ce qui l’attire, c’est « la ville du dedans », celle des bords de l’Arve, de Plainpalais, de la Roseraie, celle qui dans les profondeurs de sa mémoire ne bouge pas. Il en parle comme d’une « patrie psychique » en précisant qu’une autre partie de lui à ses racines en Grèce et une autre encore en Italie.

« À chaque fois, une partie de nous-mêmes correspond à un lieu déterminé. Toutes ces choses s’amalgament et font un en nous, et c’est précieux. »

Curieusement, Georges Haldas, qui s’est éteint au Mont-sur-Lausanne où il vivait depuis quelques années, a peu publié en France, seuls La Légende des repas paru en poche en 2008 et L’échec fertile (livre d’entretiens), sonnent comme des exceptions. Son œuvre (poèmes, chroniques, carnets et essais) est essentiellement disponible chez L’âge d’homme.

lundi 29 novembre 2010

Paris

Jean Follain n’est pas seulement le poète de l’instant, du mouvement, de l’infime capté et restitué illico, celui que l’on retrouve dans Usage du temps et dans Exister, ses deux livres-phares (disponibles en poésie/Gallimard). En marge des poèmes, il a écrit de nombreux textes épars. Grand adepte de la curiosité, il a su donner libre cours à celle-ci dans des centaines de notes (regroupées dans les Agendas, 1926-1971, publiés aux éditions Claire Paulhan et hélas épuisés) ou dans des ouvrages où on l’attendait moins, tels sa Célébration de la pomme de terre (éd. Deyrolle) ou son Petit glossaire de l’argot ecclésiastique (éd. Pauvert).
Parmi ces proses multiples subsiste, intact, discret et subtil, ce Paris, publié une première fois chez Corrêa en 1935, réédité chez Phébus en 1989 et depuis quelques années disponible en poche.

« Un jour, je sentis que sous le pavé de Paris, il y avait la terre, la vieille terre des propriétaires et des partageux ; souvent le pavé s’est gonflé sous sa poussée ; au soir de révolution on arrache les pavés, l’on casse l’asphalte, et la terre apparaît, une terre maigre certes, mais qui tend à conquérir les sucs du ciel. »

Ici, l’antique barrière ville/champs vole en éclats. Follain se fiche de ces frontières-là. Son univers est ailleurs. Il déambule, observe, s’imprègne de la ville et de ses énigmes en évitant de trop s’entourer de murs. C’est un flâneur. Le plein air lui est profitable. Les rencontres anonymes l’attirent plus que les monuments. Son Paris n’est pas celui des guides. Il s’y déplace en zigzag. Va de cafés en cimetières en frôlant les hôpitaux, les prisons, en s’engouffrant, au besoin, dans un passage pour changer d’itinéraire à l’improviste. Il parle peu de lui. Préfère aller vers l’autre. Noter non seulement ce qu’il voit mais aussi ce que son imaginaire (en ébullition) y ajoute.

« Un pigeon échappé d’un laboratoire et à qui on a enlevé le bulbe rachidien titube sur un trottoir. Plusieurs filles l’examinent avec cruauté, l’une d’elles, suave comme une madone d’Italie, porte le bras en écharpe parce qu’elle a été blessée par un amant féroce à peau ambrée.
Sur les avenues et boulevards, le souffle des dormeurs sur les bancs agite une seconde une feuille morte. Dans le fond des cafés, au cœur noir des petits hôtels, des gens rêvent tout haut.
L’arôme vanillé des chocolats de qualité à la fumée dense, consommés encore dans quelques discrets salons de thé, n’est perçu que des chiens errants qui jouissent d’un odorat plus délicat que celui de l’homme. »
Partout, la réalité affleure et glisse vers le possible ou le probable. Ce qu’il saisit prend matière grâce aux mots. Gil Jouanard, dans sa préface, cite ce que Dhôtel un jour lui confia à propos de Follain :

« Il semblait tout traverser sans rien regarder. En fait il voyait tout ce qui avait de l’importance et pouvait se traduire avec des mots précis, exacts, justes ; car son vrai regard transitait par le prisme du langage ; et c’est de cette précision lexicale qu’il faisait l’épaisseur même de sa poésie. »

C’est en sillonnant cette ville qu’il aura tant arpenté (tout comme Calet, Fargue, Mandiargues, Réda, Yves Martin et tant d’autres marcheurs) que Jean Follain devait trouver la mort, renversé par une voiture le 10 mars 1971, quelques semaines avant la publication d’espèces d’instants, autre incontournable jalon.

Jean Follain : Paris, éditions Phébus (libretto).

mardi 23 novembre 2010

Paul Rebeyrolle, L'oeuvre de chair

Paul Rebeyrolle a souvent parlé de son premier contact avec ce qu’il nommait « un vrai tableau ». Celui-ci eut lieu un peu par hasard, en 1944, boulevard Raspail, quand il fut attiré, passant devant la devanture d’un marchand de tableaux, par un Rouault exposé en vitrine... D’autres rencontres, lui permettant de voir « la grande peinture lui arriver en plein dessus, d’un coup », vont dès lors se succéder, en accéléré. Il y aura, outre Soutine et sa force brute, la découverte, dans le désordre, de chocs nommés Rubens, Delacroix, Courbet, Rembrandt...
De ces secousses, Rebeyrolle aime à en ramasser les éclats. Il les loge dans son corps. Les frotte à sa propre histoire, à son présent, à ses paysages familiers - tout particulièrement ceux d’Eymoutiers (en haute-Vienne) où il est né en 1926 - qui ne cessent de le nourrir. C’est ce cheminement - ouvrant sur la secrète alchimie qui en est sortie, faite d’énergie, de révolte, de hargne et de violence - que Lionel Bourg interroge et restitue avec fougue dans L’œuvre de chair (éd. Urdla).

« On ne se délecte pas de la peinture de Paul Rebeyrolle. Récusant toute posture, tout voyeurisme, toute contemplation sereine ou détachée des tableaux dont elle s’affranchit afin de plus énergiquement les investir, son impétuosité ruine les prétentions du spectateur. C’est que la regarder ne suffit pas. Qu’elle exige davantage. Plonge quiconque s’y confronte au sein de ses turbulences. »

Il suit cet homme, dont l’œuvre « s’insurge, s’enivre et jouit, s’arc-boute, dénonce », avec entrain et connivence. Ses phrases pivotantes s’intègrent aisément à « cet univers d’étreintes et de clameurs, de cris, d’œdèmes ou de tripailles jetées sur la toile » par Rebeyrolle durant plus de cinquante ans.

Lionel Bourg s’affirme, par bien des côtés, proche de celui qu’il salue ici. Il y a dans sa façon d’écrire, dans son appétit de vivre, dans sa soif d’en découdre et de se colleter le présent sans que le moindre compromis ne soit de mise, des affinités qui ne trompent pas... Il faut du souffle et de la puissance (il en a) pour suivre le peintre de série en série, de Guérilleros en Prisonniers en passant par Faillite de la science bourgeoise  avant de le décrire au travail, en sueur près de ses Sangliers, de ses Nus, de ses Paysages, aux prises avec cette vitalité sauvage et primitive qui l’aura portée toute sa vie.

Rebeyrolle est mort dans son atelier en février 2005. Ce livre est plus qu’un hommage. C’est une incitation à aller voir l’un des artistes majeurs - et sans doute l’un des plus solitaires - de la seconde moitié du vingtième siècle de plus près.
Depuis 1995, un espace permanent est  consacré à ses œuvres, à Eymoutiers, au bord du ruisseau Planchemouton, là où ses cendres ont été dispersées.

Lionel Bourg : Paul Rebeyrolle, L'œuvre de chair, éditions Urdla.

vendredi 19 novembre 2010

69 vies de mon père

Dire le père, la mort du père, sans effusion, en allant au plus précis, au plus juste de ce que fut son existence, ce qu’il en reste, ce qui (de lui) revient en boucle et en mémoire, voilà la ligne délicate, le fil fragile que Ludovic Degroote a décidé de suivre pour mener à bien ce récit volontairement éclaté.

« Je suis né le 2 avril 1920 à Hazebrouck, au 41 de la rue du Rivage, et mort à La Madeleine le 9 juin 1989, 143 avenue de la République. Né chez moi, mort chez moi. Entre ces deux dates, ma vie. Je crois qu’en mourant j’ai laissé quelque chose qui ne m’appartenait plus. »

C’est ce "quelque chose", qui désormais appartient aux autres, que Ludovic Degroote exprime ici, en 69 séquences, le nombre d’années vécues par celui dont il retrace le parcours, le faisant (page à page) se dire, se répéter, revenir sur des scènes, des épisodes, des guerres, des morts jamais acceptées, dans une manière proche de la supplique, de l’incantation, de la psalmodie.

« mon Dieu mon Dieu, c’est terrible ce désarroi humain, cette honte de voir se succéder ces soirs sans vie, prétendus libres et brassés par le vide, on ne se sentirait pas plus seul face à une croix sans corps. »

De lui, le père, on apprend peu à peu le métier non voulu (brasseur), la lignée sinueuse, le père mort - comme le grand père - à 60 ans, la mort d’une fille dont il ne se remettra jamais ("chaque jour me voilà qui meurs d’être encore là abandonné en 66 Godeleine 18 ans morte et toute ma vie là 46 ans d’une vie achevée"), la fatigue ("minuit déjà et je ne suis pas monté c’est à cause de tout ce travail"), le besoin d’aligner des chiffres, des dates, de jongler avec eux ("oh les calculs j’aime ça. Faire les comptes, établir des prévisions, ça on peut dire que j’aime ça"), bref le parcours, le destin, les rêves sinon brisés tout au moins contrariés d’un homme à la fois unique et ordinaire...

Cet homme, au fur et à mesure que se dessine son portrait apparaît, également, de plus en plus nettement, ce qui le différencie de ce fils ("mon fils et moi on ne se comprend pas") qui tente après coup de lui donner la parole. L’écriture est une de ces divergences.

« Mon fils écrit des poèmes, je n’y comprends rien. Il passe sa journée à écrire des poèmes, comme s’il n’avait rien d’autre à faire, il ne travaille pas, il ne lit pas, il ne voit pas d’amis, il écrit des poèmes, et je crois qu’en plus ils sont très mauvais. »

D’autres différences et désaccords (ou incompréhensions) ("lève-toi, je t’en prie, ça me fait mal de te voir assis, toute l’église est debout") jalonnent ce récit ample et vivant, idéal pour la diction, plein de gravité et d’humanité, jusque dans la souffrance et le désenchantement qui souvent affleurent.
69 vies de mon père  est à placer dans la proximité d’un autre livre de Ludovic Degroote : Pensées des morts (éditions Tarabuste), recueil pour lequel il a reçu le prix des Découvreurs en 2005.

Ludovic Degroote : 69 vies de mon père, éditions Champ Vallon.

dimanche 14 novembre 2010

Absent de Bagdad

Ceux qui lisent régulièrement Jean-Claude Pirotte savent qu’il ne faut surtout pas, pour évoquer l’auteur des Récits incertains (Le Temps qu’il fait, 1992) se cantonner au seul registre des brumes, des bruines, des bars et des petits matins gris qui collent de loin en loin (c’est indéniable) leur rosée mélancolique sur les plis et replis de plusieurs de ses livres. Cela, c’est le versant nord, fugueur, nomade, curieux, originel, rêveur de l’oeuvre. Celui où il se rapproche des auteurs (Dhôtel, Follain, Thomas, Thiry) sans lesquels il n’aurait peut-être jamais trouvé cette voix émouvante et singulière qui est aujourd’hui la sienne.

Or, il est un autre versant, un territoire plus coupant, décapant, rude (où se mêlent l’humilité et les creux ou hauts fonds de l’âme humaine) sur lequel Pirotte s’aventure de temps en temps, donnant des récits brefs, efficaces, tranchants. Des textes où chaque phrase pèse et porte. Ces textes descendent souvent vers le sud. Ce fut le cas avec Un voyage en automne (La Table Ronde, 1996) ou Cavale (même éditeur, 1997) et ça l’est à nouveau avec le cinglant et remarquable Absent de Bagdad.

« au début j’avais réussi à écrire quelques mots dans ma langue, ou plutôt les graver du bout de l’ongle sur un carton minuscule que j’avais trouvé dans le noir en tâtonnant, ils ont dit que j’avais écrit le nom d’Allah et que c’était de l’arabe, mais ils se trompaient, il n’y avait ni le nom d’Allah ni aucun mot d’arabe, c’était le prénom de ma fiancée turque, et d’autres mots griffonnés que j’ai oubliés après qu’ils m’eurent enchaîné les mains et les pieds, la main gauche au pied droit, la droite au pied gauche, et qu’ils m’eurent entouré le cou d’une laisse cloutée au moyen de laquelle ils me traînaient dans une galerie souterraine semée de tessons de bouteilles ».

Histoire adaptable à toutes les époques. Un homme est enfermé dans une cave. Humilié, il n’en résiste pas moins, appelant à la rescousse, outre ses amis d’Istanbul (Shevket, Hassan, Youssouf, Lakhbar et tant d’autres), les écrivains susceptibles de l’aider à tenir : Montaigne, Bernanos, Ibn’ Arabi.

« J’avais été jeté dans ce trou obscur la tête cagoulée et les mains entravées, j’étais étendu sur un sol de terre battue et de poussière qui ne me révélait rien, je me suis traîné juqu’à toucher de l’épaule une paroi contre laquelle j’ai réussi à me redresser d’abord, à m’appuyer ensuite »

Impossible, avançant dans ce récit où abondent incises et signaux lancés à un hypothétique auditeur (il s’agit d’un monologue haletant, d’un texte pour voix) de ne pas penser à la prison d’Abou Ghraib et aux images diffusées partout dans le monde qui montraient les supplices infligés aux détenus par des membres de l’armée américaine. La métisse cheyenne aux yeux verts ("la jeune femme sergent qui me baptise d’un jet d’urine") ressemble, à s’y méprendre, à Lynndie England, la soldate garde-chiourme que l’on a vu à l’oeuvre à la une de bien des quotidiens.

Ces images, Pirotte, comme tout un chacun, les a vues. Il les a reçues en pleine figure, les a capturées et retravaillées, demandant à ce narrateur qui lui ressemble et qui subit le sort des humiliés de serrer et de polir au plus près ces images-là afin de les transformer en pierres capables de retomber, en pluie sèche, sur ceux qui ont initié ce jeu de mort.

Absent de Bagdad est un livre de colère, de réflexion, de résistance. Müslüm, le narrateur, ne se contente pas de décrire ses conditions de détention. Il s’adresse également (à mi-voix, en murmure intérieur) à ceux qui le détiennent.

« et vous tous, qui nous tenez à votre merci, de quelle école de droit frelaté, de quels enseignements de l’imposture avez-vous reçu vos diplômes, vos médailles, vos grades

un jour j’ai lu ceci : les imbéciles sont travaillés par l’idée de la rédemption, je crois que ce vieux livre parle de vous

il parle aussi de vous lorsqu’il nous apprend que, pour déchaîner la colère des imbéciles, il suffit de les mettre en contradiction avec eux-mêmes. » 

Jean-Claude Pirotte : Absent de Bagdad, éditions La Table ronde.

mercredi 10 novembre 2010

Moi qui ai servi le roi d'Angleterre

Une simple phrase (« suivez attentivement ce que je vais vous raconter ») et voilà le monologue qui démarre, sans préambule, à toute vitesse, Hrabal faisant feu de tout bois pour projeter son narrateur sur des chemins de plus en plus scabreux. C’est que l’homme, personnage de petite taille, qui débute comme groom à l’hôtel « À la ville dorée de Prague », a une ambition : devenir riche au point de pouvoir recouvrir chaque soir le plancher de sa chambre avec les billets gagnés durant la journée. Pour cela : ne pas hésiter à s’accommoder de l’histoire et de ses à-côtés, celle de la Tchécoslovaquie de l’époque (des années 20 au coup d’État de 1948) n’en manquant vraiment pas.

Hrabal plante le décor. Il aime s’amuser, multiplier les situations cocasses, susciter la naïveté, l’innocence feinte, la rouerie, l’opportunisme, la lâcheté, mais aussi la culpabilité, la gravité et même la sagesse de ce héros qui d’étincelle en étincelle allume (à l’instar du brave soldat Chvéïk de Jaroslav Hasek) des incendies partout où il passe, finissant bien sûr par s’y brûler.

« Il me recommandait d’apprendre à jauger les capacités financières du client pour évaluer ce que celui-ci pouvait ou devrait se permettre comme dépense. Voilà l’essentiel pour faire un bon maître d’hôtel, me disait-il, et quand on en avait le temps, il m’indiquait à voix basse de quel genre était le client qui venait d’entrer. (...) À chaque coup il avait raison, toujours et sans exception. Au point qu’une fois je m’étais enhardi jusqu’à lui demander sans détour : mais comment se fait-il que vous sachiez tout ça ? Et il me répondit en se redressant fièrement : c’est que j’ai servi le roi d’Angleterre... »

Bientôt Jan Ditie, enfant sorti de nulle part, passé de groom à maître d’hôtel (devenant ensuite patron puis millionnaire mais sans jamais s’affranchir de sa condition de valet) pourra lui aussi se prévaloir d’un titre de gloire. Il n’aura pas servi le roi d’Angleterre mais l’empereur d’Éthiopie en personne, lors d’un repas épique avec chameau égorgé sur place, antilopes rôties et remplies de dindons farcis eux-mêmes garnis de centaines d’œufs durs et de poissons, le tout agrémenté de cornets d’épices et badigeonné d’un bouquet de menthe trempé dans de la bière.

Ce sera l’apothéose avant la dégringolade amorcée dès le début de la guerre (Ditie se marie avec une Allemande prof de gym) et parachevée par le coup d’État communiste, « tous les droits de propriété passant désormais entre les mains du peuple ».

« Ma chance, c’est d’avoir sans cesse été poursuivi par la malchance », marmonnera, plus tard, celui qui termine son périple en solo, perdu dans un bistrot délabré d’un village de montagne, en compagnie d’un cheval, d’une chèvre, d’un chien et d’un chat...

Bohumil Hrabal  est de ces rares qui peuvent évoquer des faits graves avec légèreté, maniant un humour féroce et salvateur en dosant avec parcimonie anecdotes et scènes cocasses. Cela procure une grande humanité à ce récit où, de temps à autre, « l’inconcevable devient réalité ». On retrouve cette démesure slave et quasi naturelle dans le film que son ami Jiri Menzel (à qui l’on devait déjà Trains étroitement surveillés et La Chevelure sacrifiée) a réalisé à partir de Moi qui ai servi le roi d'Angleterre. Une verve et une fulgurance qui, passant du comique au drame sans transition, rendent hommage à l’imaginaire ébouriffant de l’homme libre que fut, sa vie durant, et ce malgré ses multiples peurs totales et ses nombreux déboires éditoriaux (livres interdits et pilonnés) l’écrivain Hrabal.

Bohumil Hrabal : Moi qui ai servi le roi d’Angleterre (Pavillons poche / éditions Robert Laffont).

jeudi 4 novembre 2010

Journal de la fille qui cherche

Il faut revenir en arrière, retourner à Tendre barbare (disponible en Poche/Biblio), le livre de Bohumil Hrabal (1914-1997) pour retrouver, cavalant dans les rues et les environs de Prague, en compagnie du célèbre palabreur, raconteur, coupeur et dénicheur d’histoires, deux autres protagonistes cherchant, comme lui, des repères dans une Bohême (celle des années 50) bien cadenassée.

Ces deux-là se nomment Vladimir Boudnik (1924-1968), artiste, graphiste, graveur, auteur de nombreux manifestes - autour de « l’explosionalisme », mouvement qu’il inventa - et Egon Bondy, poète, écrivain, philosophe peu connu en France mais néanmoins présent, et c’est une chance, grâce au Journal de la fille qui cherche, traduit par Marcela Salivarova .

Egon Bondy (de son vrai nom Zbynek Fiser) est né en 1930 à Prague. Il fut l’une des figures légendaires de la ville avant de la quitter pour s'installer à Bratislava où il est décédé en avril 2007. Il fut durant de longues années, très actif sur la scène littéraire (c’est lui qui a créé l’une des premières maisons d’éditions clandestines, Pulnoc - Minuit -) et musicale (le groupe de rock « The Plastic People of the Universe » a souvent mis ses textes en musique).

Hrabal l’a toujours placé au plus haut dans ses rencontres. En route pour ses « virées à la bière », l’extravagance, la folie, les coups de gueule ou de cafard de Bondy l’ont plus d’une fois mis en appétit.

« Nous sommes allés aux champignons dans les bois de Brdy. Ce n’était pas seulement pour les champignons, nous voulions suivre la voie de chemin de fer sur laquelle Egon Bondy, abruti par des opiacés, s’était couché pour se faire écraser sans douleur - mais cette nuit-là, la voie sur laquelle Egon était couché était hors service et le matin il s’était réveillé non pas dans l’empire de l’ontologie mais bel et bien sur les rails, pendant que les trains roulaient sur la voie d’à côté ».

C’est cet imprévisible Bondy, poète à la recherche de lui-même, que l’on côtoie tout au long du Journal de la fille qui cherche Egon Bondy. Le livre, on s’en doute, est écrit à la troisième personne du féminin. 

« Cette année en été je suis enfin partie en toute liberté
à la sortie de la ville aussitôt je me suis déshabillée
et maintenant je me balade dans les champs autour de Prague nue
sauf pour traverser les villages j’enfile un sac avec des trous
pour la tête
et pour les mains »

Suivent 44 séquences débridées et autant d’épopées champêtres qui forment une seule et même quête :

« On m’a raconté que Bondy aussi se balade à travers le pays
complètement déshabillé
et qu’il porte de la bière avec lui
J’aimerais le rencontrer ! »

C’est en fait une histoire d’amour vrai - et torride - que Bondy met ici en scène.
« Jadis quand j’étais jeune et fou je suis tombé amoureux de la femme fatale de ma vie qui était la fille de la femme fatale du poète le plus connu de mon pays »

Celle-ci s’appelle Jana Krejcarova. Quand il la rencontre, à la fin des années 40, elle est un peu plus âgée que lui. Son père était un architecte d’avant-garde. Sa mère, c’est Milena Jesenska, autrement dit la Milena des Lettres de Kafka, traductrice, journaliste et résistante morte au camp de Ravensbrück...

Bondy et Jana Krejcarova ont un commun désir d’écrire et de n’accepter aucun ordre ni dogme établi. Ils composent l’un et l’autre plusieurs séries de poèmes. Qu’ils échangent, coupent ou juxtaposent. Ce livre constitue l’un des éléments du puzzle. Si dans la première partie, Bondy flâne et écrit en lieu et place de celle qui a pris l’habitude de signer Honza (on la retrouve également sous ce nom dans plusieurs textes de Hrabal), dans la seconde c’est elle qui s’exprime à travers une longue lettre - fougueuse et enflammée - qu’elle adressa au poète en 1962, et dans laquelle elle fait part au dédicataire des effrénés désirs sexuels qui la tourmentent, lui demandant de venir, (il n’y manquera pas) expressément, et sur le champ, les satisfaire.

Egon Bondy : Journal de la fille qui cherche, éditions URDLA.

samedi 30 octobre 2010

Les Malchanceux

On a peine à imaginer qu’il aura fallu 40 ans aux lecteurs français pour pouvoir (enfin) découvrir Les Malchanceux de B.S. Johnson. Ce livre, peu à peu devenu un classique outre-Manche, est le chef d’œuvre d’un écrivain qui disait s’éloigner de la fiction parce qu’elle falsifiait trop la vérité. Cela ne l’empêcha pas d’écrire sept romans en une dizaine d’années et de se contredire sans sourciller avec, en filigrane, un argument choc : la vérité du moment n’est pas nécessairement celle du passé. Il peut advenir, par exemple, que la mémoire restitue certaines phases d’un passé plus ou moins récent en le modifiant et en devenant, par là même, elle-même, mécanique générant de la fiction. C’est ce qui se passe, par bribes, dans Les Malchanceux.

L’argument du livre est simple. Amené à produire des piges sportives pour un journal, un écrivain (Johnson en personne) passe ses samedis après-midi en déplacement d’un bout à l’autre du pays. Ce jour-là, il est envoyé dans une ville des Midlands. Il doit suivre le match de football qui oppose City à United. À peine franchi le hall de la gare, il s’aperçoit que cette ville ne lui est pas inconnue. Il y est même lié par des souvenirs très forts. Et ceux-ci le ramènent inévitablement à l’un de ses meilleurs amis, Tony, mort d’un cancer à l’âge de 29 ans.

Dès lors, le motif de son déplacement va se réduire et devenir anecdotique. Ce qui va le guider, ce n’est plus le match prévu (qui sera décevant, futile) mais les éléments qui vont l’aider à redonner toute sa place à Tony et à leur amitié. Pour revivre tout cela, ce désordre, ce puzzle qui se reconstitue à l’improviste et de façon éclatée, B.S. Johnson décide de construire un livre particulier.

Dans l’impossibilité d’accorder un suivi linéaire à une pensée en ébullition, et conscient des dangers de l’approximation (toujours dans l’optique de cette notion de vérité qui le hante), il va accepter l’idée d’écrire de façon discontinue en donnant enfin forme à ce fameux livre en boîte dont il rêvait depuis des années.
Ce livre, qui se veut « une métaphore du fonctionnement aléatoire de l’esprit », est conçu en 27 chapitres. Il ne sera – ne pourra – pas être relié puisque toutes ses sections participent à l’idée du chaos qui s’attache tout autant à la création qu’à la désintégration de la santé de Tony. Le mieux est donc de le mettre en boîte – comme on met au cercueil le corps de celui qui n’a pas résisté à la maladie – et de laisser ensuite le lecteur l’assembler à sa guise. C’est ce pari audacieux que l’auteur d’Albert Angelo réalise. Seuls le premier et le dernier chapitres sont présentés comme tels, donnant une assise romanesque à l’ensemble. Le reste est fait de cahiers qui, lus dans l’ordre que l’on veut, forment une grande et lucide méditation sur la disparition.

Connu pour sa forme expérimentale, ce livre est néanmoins simple et touchant par son approche lente et inexorable de la maladie. Johnson est un écrivain qui, dans la plupart de ses textes, va vers l’intime et l’autobiographie. Parfois, et c’est ici le cas, il prend des chemins détournés et se met en retrait. Cela ne l’empêche jamais d’être présent. Et de ressasser son mal être, ses ruptures, ses travaux aléatoires et ses projets littéraires. Même au chevet de l’ami qui se meurt, ces obsessions-là reviennent. Là où un autre prendrait soin de les taire, lui ne peut s’empêcher de les noter. Toujours au nom de cette vérité dont il se dépare pas.

Il faut encore ajouter, avec l’édition de ce livre unique, « un classique de son temps, et du nôtre », comme l’indique si justement Jonathan Coe dans sa préface, la très belle réalisation voulue par les éditions Quidam. L’ouvrage, présenté sous boîte, est donné tel que l’auteur l’avait souhaité lors de l’édition anglaise en 1969.

Bryan Stanley Johnson : Les Malchanceux, traduit de l’anglais par Françoise Marel, préface de Jonathan Coe, éditions Quidam.

dimanche 24 octobre 2010

Les Jardins statuaires

L’histoire des Jardins statuaires de Jacques Abeille est si étonnante qu’il est tout simplement impossible de la résumer en quelques lignes. Tout juste peut-on en esquisser la trame. Un voyageur pénètre, par une nuit d’hiver, dans des contrées incertaines. Les routes y sont « larges et austères, bordées de hauts murs ». Derrière ceux-ci se trouvent des domaines où l’on s’adonne uniquement à la culture des statues. Les jardiniers y oeuvrent en silence. Ils vivent dans des communautés qui semblent paisibles mais dont les lois s’avèrent très strictes. Leur vie entière est dédiée à ces figures qui sortent de terre sous forme de petits rameaux, qu’il faut ensuite sarcler, nettoyer, protéger, soigner pour qu’ils puissent prendre peu à peu envergure, visages et formes.
La mort venue, chacun d’entre eux sera inhumé « à l’endroit même où il a travaillé pour la dernière fois, afin que ses restes se mêlent au terreau et profitent à la croissance des statues à venir ».

La soif de savoir du voyageur est telle qu’il va vouloir s’immerger toujours un peu plus dans le monde statuaire avec en tête le projet d’écrire le récit de son périple et de ses rencontres dans les domaines. Il arpente longuement ces terres où l’on pratique et fait commerce d’une si étrange culture. Il va du nord au sud et même au-delà, en lisière, où sont abandonnées, passée la dernière parcelle, les statues qui n’ont pas trouvé preneur lors des séjours organisés à l’étranger pour tenter de vendre les récoltes. On les largue, sur le chemin du retour, le long d’une route qui fait office de frontière.

Troublé par la magie de ces contrées mystérieuses, le voyageur va vite découvrir, au fil de ses déplacements, l’envers du décor. Il va notamment constater le sort peu enviable réservé aux femmes et les différences de statuts qui règnent à l’intérieur de ces confréries rassemblées autour d’un doyen chargé de veiller sur l’ordre en place et sur la transmission de valeurs ancestrales. Retrouvant des hiérarchies qui ont cours dans de nombreuses sociétés humaines, il va également se rendre compte que, sitôt franchi la frontière, s’ouvrent des steppes peuplées de hordes barbares qui se préparent à anéantir le pays des cultivateurs de statues.

Jacques Abeille notait, dans sa préface à la première édition de ce livre (paru chez Flammarion en 1982), qu’il pensait faire le tour des pensées éparpillées autour de l’idée initiale (« d’un monde où poussaient non des courges mais des statues ») en quelques pages. Il expliquait aussi comment le besoin de conter par le détail toutes les fantaisies, les découvertes, les allégories et les cheminements insoupçonnés l’avait bien vite embarquer vers un chantier dépassant l’entendement.

« Je crus avoir écrit l’œuvre d’un fou ; l’ayant laissée quelque temps, je m’étonne d’une cohérence inattendue. »

On ne peut s’empêcher de penser que Jacques Abeille, écrivant un tel livre, suit un parcours initiatique assez identique à celui du voyageur qu’il met en scène. Plus il avance dans sa quête et plus le « désir de réalité » se fait jour, tissant des liens étroits entre les différents personnages qu’il côtoie. Au final, les cinquante pages initialement prévues pour contenir ce récit de voyage seront multipliées par dix. Abeille y a mis ce qu’il affectionne. À commencer par l’étrangeté et l’onirisme qui habitent l’ensemble de ses livres. À cela s’ajoute la langue parfaite, presque classique, qui est sienne. Il aime en saisir toutes les potentialités. Il pose sa pensée et l’avancée de ses cheminements en les étayant toujours et en négociant avec joie les courbes plus ou moins prononcées que la syntaxe et la grammaire lui offrent.

L’histoire éditoriale des Jardins statuaires est assez sombre. Durant près de vingt ans, bien des ennuis (faillite d’éditeurs, problèmes de fabrication, incendies d’entrepôts) se sont accumulés et ont empêché ce grand texte inclassable de vivre comme il se doit. Sa réédition chez Attila permet d’espérer que la malchance a enfin lâché prise. Un indice nous incite à y croire : cette édition en cache en effet une autre, un roman graphique intitulé, Les Mers Perdues, né de la rencontre et de la complicité de Jacques Abeille et de François Schuiten.

À l’origine, il y a la lecture des Jardins statuaires par Schuiten. Fasciné, y retrouvant de fortes résonances avec son propre imaginaire, il s’est lancé dans une série de dessins qu’il a proposé à l’écrivain, lui demandant de l’accompagner par l’écriture. C’est aussi lui qui signe la couverture (et les rabats) des Jardins.

Jacques Abeille : Les Jardins statuaires, éditions Attila .
Schuiten et Abeille : Les Mers Perdues, roman graphique, éditions Attila.

lundi 18 octobre 2010

Le Quart

Publié en 1954, Le Quart est l’unique roman du poète et marin grec Nikos Kavvadias. Ce texte, superbe, tour à tour cru ou cocasse, tourne entre récit, mémoires et poème en faisant en sorte que la parole y circule sans entraves. Elle est au centre de l’ouvrage, défilant à travers les histoires, anecdotes et fait-divers glanés au gré des escales et que les marins se racontent, pendant leur quart, sur la passerelle du Pythéas, « cargo de cinq milles tonnes, standard de la première guerre mondiale, à baignoires et à machine compound » qui navigue en mer de Chine, faisant route vers San-T’ou.

Kavvadias, écrivant, relatant cette chaude, suintante et tumultueuse traversée sait de quoi il parle. Né en 1910 à Kharbin, en Mandchourie, (son père y tenait un magasin d’import-export) il embarque dès 1928, devient ensuite radiotélégraphiste et sillonnera les mers du monde pratiquement jusqu’à sa mort, en février 1975.
Difficile d’ailleurs, lisant Le Quart, de ne pas le repérer dans le personnage de Nico, le radio qui est, lui aussi, né dans cet Orient vers lequel le rafiot exténué s’en retourne.

« Le radio, il arrête pas de taper avec son marteau-piqueur. Un boucan de tous les diables, c’est pas croyable. M’est avis qu’il va devenir cinglé, comme l’autre ahuri. J’suis resté longtemps à l’entendre parler seul. Y prend une revue, y l’ouvre, puis y la jette. Et ces filles à poil qu’il a sur les murs de sa chambre, cette écurie. Complètement sonné, oui. On va le perdre par la poupe, aussi vrai que je suis là.
— Tu lui as dit de venir ?
— Non, quand j’ai approché, il m’a fait signe avec la main de me tailler. Il est de chez nous ?
— Oui, d’Erissos, mais il est né dans ces régions où nous allons à présent.
— Alors, ses parents, ils étaient Chinois ?
— Mais non, voyons, Céphaloniens.
— T’as vu dans quel état il est ! Sa braguette, elle a pas l’ombre d’un bouton. Et paraît qu’il a été des années sur les paquebots. Si c’est comme ça qu’y se baladait à bord... »

Portrait sans concessions. Il en va du sien comme de celui des autres... Après cette publication, Kavvadias restera silencieux durant vingt ans. Il envisagera vaguement d’écrire ses mémoires. « Mais on va me tuer si je raconte tout », disait-il. En réalité, Le Quart s’avère déjà, à lui seul, être ce livre-phare auquel il songeait.

« Le radio est celui qui relie le navire au reste du monde. Celui qui capte la parole du monde, confuse, crépitante de parasites, celui qui transmet au monde les demandes d’aide, les appels au secours. Métier poétique, métier de mots », note avec justesse Olivier Rolin dans Cargos, la préface au tangage parfait qu’il a écrite pour la nouvelle édition (en 2006) d’un ouvrage qui était indisponible depuis plusieurs années (la traduction de Michel Saunier fut d’abord éditée chez Stock en 1969, puis chez Climats en 1989 avant de faire un bref passage en poche, chez 10/18).


Nikos Kavvadias - que l’on peut retrouver, au fil des ports, dans l’excellent film, Une croisière sur la vie, que lui a consacré Olivier Guiton en 1995 - a connu la célébrité en Grèce dès la sortie de son premier recueil de poèmes, Marabout, en 1933. La mer, les ports et les bateaux plus ou moins déglingués y sont déjà présents. Deux autres recueils suivront : Brume en 1947 et À la cape en 1975. Poèmes encore inédits en France mais qui, espérons-le,  ne le resteront plus longtemps. Quelques uns d'entre eux, traduits par Michel Volkovitch, ont été publiés il y a quelques années dans la revue "Le Nouvel Attila".

Nikos Kavvadias : Le Quart, éditions Denoël.

jeudi 7 octobre 2010

Écrivains

Si Lutz Bassmann et Manuela Draeger (que l’on croisait déjà, bien avant leurs premières publications, dans Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze (éd. Gallimard, 1998) sont peu à peu devenus auteurs à part entière, il n’en va pas de même, en tout cas pas encore, pour ceux qui se retrouvent au coeur du dernier livre d’Antoine Volodine. Qu’il ait choisi de lui donner pour titre Écrivains ne surprendra pas ceux qui fréquentent son univers depuis près de trois décennies. Chez lui, les personnages, qu’ils soient exclus, condamnés, hallucinés, en souffrance, en transe ou même morts, se lancent souvent dans des fictions inachevées. C’était notamment vrai dans Lisbonne, dernière marge et dans Des anges mineurs. Ce l’est également ici. Les écrivains qu’il nous propose de suivre ont des parcours et des œuvres tragiques. Ce qui ne les empêche pas de vibrer, de résister et de se frotter à une langue qu’ils ne maîtrisent pas toujours.

Ainsi l’analphabète Kouriline. Celui-ci, « touché par l’exigence de l’écriture » mais incapable d’assembler deux phrases de suite, finira par évoquer oralement, devant un auditoire composé d’un bout de bois, d’une quille et d’une collection de débris de ferraille ramassés dans une déchetterie, les dissidents exécutés par Staline le jour même, et sur le lieu même, de sa naissance.

« Avec ce discours au bout de bois, Kouriline ce matin-là entame la scansion de son œuvre unique mais considérable, qui fera de lui un des écrivains les plus méconnus de son siècle et, si l’on se réfère à une périodisation précise, sans doute l’écrivain le plus ignoré de la perestroïka, celui qui, à l’évidence, aura laissé le moins de traces dans le monde de la vaine parole. »

Il arrive que tel ou tel écrivain s’exprime tout en étant déjà mort. C’est le cas de Maria Trois-Cent-Trois. Son corps vient de lâcher. Elle court dans le noir. Elle est nue. Le lama qui devait s’occuper d’elle à l’institut médico-légal est mort lui aussi. Elle court pour se rendre à un colloque où elle doit donner une conférence sur « la théorie de l’image ». C’est ce qu’elle fait. Dans l’obscurité totale.

« A la fin, du moins dans notre monde post-exotique, il n’y a pas non plus de verbe. Comme au début, il n’y a pas de verbe. Seule l’image compte. »

L’humour, teinté de noir, celui du désenchantement, voire du désespoir, ce trait si spécifique qui  faisait dire, il y a peu, à Pierre Michon qu'il aimerait que ses "récits aient la fulgurance, la justesse, le tremblement à la fois désespéré et secoué de rire de ceux d'Antoine Volodine," cet humour est parcimonieusement présent dans Écrivains. Il vibre plus fort dans l’un des sept chapitres, celui intitulé Remerciements, qui permet à l’auteur inconnu, et néanmoins prolifique, de Rendez-vous chez les Boyols (ou de Chaos en Kirghizie, ou de Titanic à bâbord, ou de Orage sur Madeleine Polpot, etc.) d’exprimer sa reconnaissance envers tous ceux qui l’ont aidé à poursuivre son œuvre invisible.

« Il me semblerait injuste de ne pas mentionner, en bonne place parmi les personnes à qui je veux exprimer ici ma gratitude, le chien Ramsès de ma sœur Birgit, qui plusieurs fois m’a averti de l’approche d’importuns, et, avec une intelligence rare, les a tenus à distance, le temps que je me cache dans la chambre d’amis pour y faire le mort. »

La figure de l’écrivain décrite ici, sept fois de suite, par Volodine est plus proche qu’il n’y paraît d’une réalité évidemment assez peu visible. Ce n’est pas celle du poseur, du romantique, de l’inspiré, de l’aspiré, du murmurant auréolé de grâce soudaine mais celle, vibrante, tenace, ténue, tonique, d’un inconnu qui a souvent tout perdu (y compris ses dernières illusions) mais qui, loin de se résigner, a choisi de se battre, de s’exprimer, de trouver des failles, de s’y faufiler et de sortir, même en morceaux, par fenestrons et meurtrières, de son enfermement.

Antoine Volodine : Écrivains, éditions du Seuil.

lundi 4 octobre 2010

Onze rêves de suie

Manuela Draeger, auteur de romans pour adolescents à L’École des loisirs, est également l'une des voix du "post-exotisme".  Délaissant cette fois la littérature jeunesse et laissant au repos son héros récurrent Bobby Potemkine, elle publie Onze rêves de suie aux éditions de l’Olivier. L’histoire, portée par des acteurs très jeunes, permet de découvrir les liens fraternels et parfois même féeriques qui unissent spontanément les personnages en présence.

Le livre débute au moment où une opération gauchiste, organisée à l’occasion d’une manifestation interdite, "la bolcho pride", tourne mal. L’un des jeunes du groupe, Imayo Ozbeg, est en train de brûler dans un bâtiment en flammes où ses camarades orphelins se retrouvent également piégés.

« Ton nom est Imayo Ozbeg. Nous avons été élevés dans le même dortoir. Tu es en train de brûler. Je vais à toi. En ce moment nous allons tous vers toi. Mes souvenirs sont les tiens. »

Ce sont ces souvenirs accumulés durant les années passées à l’orphelinat qu’ils convoquent et racontent, allant parfois jusqu’à les réinventer pour redonner plus d’éclat aux images de fêtes colorées de rires et d’utopies qui jaillissaient jadis, vers la mi octobre, lors du défilé annuel de « la Fierté bolchevique ».

« Pendant une semaine ou deux, l’atmosphère changeait à l’intérieur du cadre familial et dans le ghetto. L’accablement était mis entre parenthèses. La sensation de n’avoir aucun avenir s’estompait. Nous avions tous soudain la certitude d’appartenir à une collectivité de braves, de prolétaires vaillants, lucides, optimistes… »

Maintenant que cela n’existe plus, et alors que leur ami Imayo Ozbeg brûle toujours, ils se remémorent ces morceaux d’enfance. Ils y mêlent les contes qui les faisaient vibrer, en particulier ceux attribués à Marta Ashkarot, une éléphante sans âge qui continue – et continuera – de se déplacer d’existence en existence.
Ces renvois au passé ont lieu au cœur du brasier, où ils finissent, envahis par les flammes, par échanger leurs identités. Un instant plus tard, alors que leurs mémoires et leurs corps s’assemblent, les métamorphosant en cormorans étranges, leur permettant de cheminer, sans se perdre, durant le « long trajet dans l’inexistence » qui les attend, le feu n’à plus grande importance pour eux.

« Les torches se froissaient et se défroissaient avec une grande lenteur. La température était agréable. Tout était immobile. Nous avions replié nos ailes le long de nos flancs et, conscientes que nous ne verrions jamais plus ni l’homme que nous aimions, ni la neige, ni la nuit, nous sentions des larmes couler sous le duvet de notre visage. »

Manuela Draeger : Onze rêves de suie, éditions de l'Olivier.

vendredi 1 octobre 2010

Les aigles puent

Lutz Bassmann publie Les aigles puent chez Verdier. C'est son troisième livre chez cet éditeur. On sait que derrière l'écrivain, qui appartient, tout comme  Manuela Draeger et  Elli Kronauer, à une communauté d'auteurs imaginaires, se trouve Antoine Volodine.

Lutz Bassmann intervenait déjà - en tant que signataire mais aussi comme principal narrateur - dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, ouvrage de Volodine publié chez Gallimard en 1998. Son nom apparaît également, mais  subrepticement, dans Des anges mineurs (Le Seuil, 1999)...

L’histoire  qu'il signe ici est implacable. C’est celle d’un homme qui, ayant dû s’absenter, retrouve à son retour une ville détruite, fumante, irradiée.

« Les bombardements qui détruisirent la ville eurent lieu un jeudi, alors que Gordon Koum était en mission à l’extérieur.
Il était allé tuer quelqu’un. C’est pour cette raison qu’il avait survécu. »

Hormis un fou installé à cheval sur un rebord de fenêtre et une grappe d’individus perdus « dans les restes du ghetto », il n’y a plus de silhouettes humaines en vue. Des ruines charbonneuses, des tranchées, des crevasses, des plaques et des croûtes noircies remplacent l’ancienne ville. C’est dans ce décor crépusculaire que se déplace Gordon Koum. Il marche sur un sol incertain. Dessous, il y a « le monde des morts ». Il y a ses enfants, sa femme, ses camarades disparus. C’est pour eux qu’il avance dans les décombres. Il le fait juste avant de mourir. Il déblaie, il creuse, il s’épuise et bientôt se pose sur une pierre moins calcinée que les autres. Il s’assoupit, pétrifié, faisant presque partie du paysage jusqu’à ce que, dessillant ses paupières endommagées par les gaz toxiques, il découvre deux minuscules présences debout à ses côtés. Il y a là un rouge-gorge et un pantin « raciste originaire des temps historiques » dont seule la tête n’a pas été carbonisée.

« Gordon Koum était ventriloque. Dans la vie, jusqu’à cet instant, ce don ne lui avait pas procuré grand-chose, sinon des ennuis avec les autorités. »

Cette fois, ce don va enfin lui permettre, via le pantin et le rouge-gorge, de s’adresser à ses proches et de leur raconter des histoires qui, mises bout à bout, vont retracer la vie de quelques uns de ceux qui s’entraidaient et résistaient dans ce lieu désormais anéanti.

Il faut se souvenir, faire rire, percer le secret des « indomptables » qui vivent encore, mais d’une autre manière, en leur redonnant voix sous les cendres. Pour cela, la présence d’un ventriloque est idéale. C’est ce que prouve en ses dernières heures Gordon Koum. C’est ce que narre Lutz Bassmann. Et c’est ce qu’il donne à écrire à son porte-parole Volodine pour que sa voix, l'une de celles du "post-exotisme",  vive et vienne jusqu'à nous.

" Pour le reste, pour les phrases qu’il produisait en son nom propre, on ne sait trop s’il les prononçait réellement, ou s’il se contentait de les recevoir en lui comme des pensées devenues paroles. "

Lutz Bassmann : Les aigles puent, éditions Verdier.

vendredi 24 septembre 2010

Totems d'ailleurs

Brume sur le port de Doëlan. Grisaille tout autour. Blues rincé des fins de nuit. On distingue à peine les chalutiers qui goûtent, à quai, quelques instants de répit avant le grand départ. Parmi eux, l'Ikaria, le bateau d'Alain Jégou, ne passe pas inaperçu. Couleurs vives et nom d'île Grecque. Comme un espoir limpide, une traînée de soleil dans les eaux troubles, une signature vive, parée pour un ailleurs lointain, au milieu des autres appellations contrôlées et dictées par les seules affinités locales des hommes.

Jégou ne sacrifie pas aux réflexes en vigueur. Il trace sa route à l'écart. Seul et libre de dire (faire) ce qu'il veut comme il l'entend. Ses Totems d'ailleurs, publiés il y a près de vingt ans, en constituent une (é)preuve de plus. L'une des pièces essentielles de l'oeuvre éclatée d'un poète qui fixe chaque jour une ligne d'horizon qui se brouille au fur et à mesure qu'il s'en approche. Chez lui, les mots ont du cambouis sur les hanches. Le verbe griffe, pince, caresse, cogne et s'adapte aux éléments...

« Je regarde
jusqu'ailleurs
la débâcle
des fioritures de ciel mal peint
m'empâtent les yeux
cette autre façon d'y croire
comme un écho barbare
dans l'outre bleue du possible
à moins qu'il ne faille
s'y accomoder »

Il conduit son poème à vue. Sa syntaxe ferait grincer les dents des puristes si, par extrême hasard, ils le lisaient. Il alpague l'écume pour qu'elle l'aide à blanchir les ténèbres. Il ébrèche sa bière en allumant un feu de lande sur le zinc du café d'en face. Personne ne s'en offusque. Il demande parfois à la sensualité d'intervenir pour tempérer, un temps, les soubresauts qui agitent en lui le baromètre de l'angoisse. « Le coeur en écharpe autour du vide », Jégou reste ce très lucide « funambule de l'extase » en haut de la vague. C'est là que Tristan Corbière lui rend visite. Un chien phtisique l'accompagne. Mimy Flaherty suit à dix pas. Tous trouveront peut-être, un jour ou l'autre, refuge sous les ailes des mouettes, dans cette tièdeur ouatée où – dit-on – revit l'âme supposée des marins disparus en mer...

Sans attendre cet épilogue qui (par bonheur) ne viendra pas, place aux dérives silencieuses. Place aux cantiques caustiques barattés d'eau. Place au tempo lancinant qui sait toujours se briser au bon moment. Place au bois rude de l'Ikaria qui s'immisce et fait route entre les pierres rétives qui marquent la sortie des ports de Lorient ou de Doëlan. Juste avant de gagner la haute mer. En laissant, loin derrière, la nuit qui musarde du côté du phare de Pen Men.

Alain Jégou : Totems d'ailleurs, éditions Le Dé Bleu.

lundi 20 septembre 2010

La Femme du métro

À Athènes, dans les années 70, une femme de quarante ans, mariée, mère de deux filles, rencontre chaque soir dans le métro un étudiant d’une vingtaine d’années. Peu à peu, leur relation s’étoffe. Elle finit par se donner à lui, tombe amoureuse puis retrouve ses marques (celles d’une femme installée dans son métier, son couple, sa maison) avant de s’éloigner définitivement. 

Résumée ainsi, l’histoire paraît simple. Décrite, décryptée par Mènis Koumandarèas, l’un des grands prosateurs grecs, elle l’est beaucoup moins. En soixante pages, écrites entre mai et novembre 1975, il ausculte, par petites touches, la réalité de deux parcours qui, s’ils peuvent, lors de brefs échanges, entrer en harmonie, n’ont cependant pas les clefs pour réussir à prolonger leur aventure.

Après avoir montré ce qui rapproche, il s’attarde sur ce qui sépare. Il le fait en gardant à distance l’effusion des sentiments et en ajoutant toujours un peu plus de détails au huis clos singulier qui a parfois lieu au milieu des autres, dans le brouhaha du métro ou dans celui d’un café. Ce faisant, il développe ses thèmes de prédilection, notamment ceux cités par Michel Volkovitch, traducteur (et par ailleurs animateur de la collection Grèce pour publie.net), en postface. Il aborde ainsi le caractère éphémère qui entoure toute sensation de bien-être, d’espoir, de bonheur. Il y accole, décelant çà et là des tensions aux effets parfois cruels, la lente mélancolie et le sentiment de ne pas avoir donné beaucoup d’éclat à sa vie qui habitent en permanence Koùla, La Femme du métro dont il dresse ici un portrait sensible et émouvant.

« C’est vrai, dit Koulà, je ne suis pas entreprenante pour mon âge. Sauf au bureau et chez moi. Tant que je suis dans mes registres ou dans ma cuisine, j’ai l’impression de commander au monde entier. Moi, je suis le même partout, dit-il, chez moi et hors de chez moi. Tu es de la nouvelle génération, voilà tout, dit Koulà en baissant la voix ; si tu me voyais à mon âge aborder les hommes dans la rue, que dirais-tu de moi ? Je dirais que si tu l’avais fait au bon moment, aujourd’hui tu n’en aurais plus besoin. »

Koumandarèas installe son texte dans une ville qu’il connaît bien et où il est assez facile de le suivre, station après station, tant ses indications de parcours s’avèrent précises. Dire l’essentiel en jouant sur la fluidité des phrases et sur la brièveté des dialogues ne lui permet pas seulement de retracer quelques semaines de la vie de cette femme mais également d’effleurer la réalité sociale et politique du pays, de sinuer dans les méandres de la petite bourgeoisie, d’inventer une voie étroite mais sûre, entre l’indifférence des uns et la soif de liberté des autres, au moment même où son livre s’écrit, un an après la fin de la dictature.

Mènis Koumandarèas : La Femme du métro, traduit du grec par Michel Volkovitch,

vendredi 10 septembre 2010

Os

D'emblée, le titre s'impose, s'ajuste. S'intègre on ne peut mieux à la démarche d'Antoine Emaz, à "cette façon de peu" (mots simples et courts, textes vifs, à la fois nerveux et emarquablement construits) qu'il adopte pour tenter de creuser toujours un peu plus. Aller au centre, dans le dur, à l'essentiel. "Tenir le non / ne pas finir tête basse".


"Non

poser cela au départ

comme un grain de sable
ou un petit bloc sûr"

Os débute ainsi, par du concret. Livre mis sous tension. Bâti au milieu des tremblements, des peurs, des constats, des nerfs en vrille qui battent fort en dedans et face auxquels il faut assembler assez d'énergie pour résister, se maintenir debout. Rester - il n'y a pas d'autre issue - présent à soi et aux autres, en équilibre sur un fil, du début du jour jusqu'au soir. Cette évidence, Antoine Emaz s'en accommode comme il peut. Au quotidien. Entre travail et usure. Sans illusion et avec humilité. Poursuivant, amplifiant ici ce qu'il notait déjà dans Lichen, lichen (éd. Rehauts) :

"Faire figure est fatigant. Mieux vaut tenir tête, ou simplement se tenir, être à la hauteur, pas davantage. Bref ne pas séparer le poète du commun des mortels : une peau, des os, des mots."

L'arsenal est précaire mais il faut faire avec. L'utiliser pleinement. S'en servir pour tresser cet écheveau qui, sous nos yeux, au fil des mois, très précisément du 13.05.00 au 02.10.03, deviendra Os, ensemble où s'emboîtent (formant charpente, ossature) plusieurs séquences données dans la chronologie de leur venue à la page. Ces fragments s'entremêlent pourtant. On passe d'une émotion à l'autre, on avance du "calme" à la "peur" en suivant un journal minimal de grande retenue. Ecrit au présent ("laisser le passé / s'en / laver") voire arraché à la confusion des jours.

"on peut rêver d'une poésie
au couteau face
à cette bêtise massive

ou tenir un non
crispé jusqu'à l'os
et boyaux déglingués"

Emaz, s'il dit (bien) la douleur de se mouvoir, la difficulté de porter un corps travaillé, oppressé, en sueur, proche parfois de la panique (avec cette "peur de bête" qui murmure en dedans), n'entend pas, pour autant, s'y complaire. Pour "tenir", il faut trouver un point d'équilibre. Celui-ci passe par l'écrit, la connaissance et le contrôle de soi, de ses nerfs, de ses pulsions. Le soir est à ce titre, chez soi, presque toujours le bienvenu. "En fin de jour", "fin de course", "une fin de lumière", "laisser aller / assez battu / pour aujourd'hui, "laisser venir la nuit dedans"... Autrement dit, se mettre en veille et se refaire avant d'affronter un lendemain qu'il préfère ne pas évoquer.

Os -Antoine Emaz y avance avec ce "on" qu'on lui connaît, qui semble tout à la fois l'englober lui, son corps et son être - s'offre à nous

"avant que tout ne soit perdu
parce que tout sera perdu".

Pas d'illusion donc mais pas non plus le moindre soupçon d'échec. L'énergie qui est ici à l’œuvre s'avère au contraire très stimulante. Quittant ce livre d'extrême tension (publié en 2004), on sait qu'il nous faudra, tôt ou tard, y revenir. Il y a là des épreuves vécues, surmontées, ciselées et transcrites au plus juste capables de nous aider à résister.

Antoine Emaz : Os, éditions Tarabuste.

lundi 6 septembre 2010

Requiem pour un paysan espagnol

La force du Requiem de Sender (1901-1982) – l’un des livres essentiels parmi tous ceux qui ont pour trame la guerre d’Espagne – réside dans sa capacité à tout dire (et transmettre) en usant simplement de l’ellipse et de la suggestion. Le décor, l’époque (1936), les personnages et l’argument du roman sont rapidement posés.
Un curé s’apprête à célébrer une messe de requiem pour un jeune homme exécuté un an plus tôt par les phalangistes. Assis dans sa sacristie, en compagnie d’un enfant de chœur et d’un sacristain presque invisible, il attend l’arrivée de la famille et des amis de Paco du moulin, le jeune paysan assassiné.
Or, personne ne vient, hormis le poulain du mort (qui cavale dans l’allée centrale et qu’il faut chasser) et trois hommes redoutables (représentant l’ordre, le pouvoir et la noblesse), plus ou moins impliqués dans le meurtre. Tous veulent d’ailleurs payer la messe, espérant solder à leur manière un passé qui ne cesse de hanter le curé dont la responsabilité dans l’exécution est indéniable. C’est en effet lui qui, après avoir reçu des centurions la promesse qu’un jugement équitable serait rendu, a indiqué l’endroit où Paco avait dû se cacher pour ne pas subir le sort réservé à tous ceux qui se plaçaient du côté des républicains. Sitôt débusqué, le fugitif sera fusillé.
Le prêtre, les yeux fermés d’un bout à l’autre du récit (ce qui est loin d’être anodin), se remémore un à un, et chronologiquement, les épisodes qui ont marqué les vingt-cinq ans de la vie de Paco. Il le fait en sachant (sans se l’avouer) que si l’église reste vide, c’est parce que pas un des villageois ne souhaite assister à une messe célébrée par celui qui a trahi.
Ramon Sender, sans accabler le prêtre, montre, par touches successives, sa naïveté et sa soumission à l’ordre établi. Il le fait en s’attachant à ce que le personnage central du roman ne soit pas celui qui dévide sa mémoire mais l’autre, le mort, toujours présent, qui a su passer le témoin à ceux qui affirment leurs convictions en ne se rendant justement pas à l’église ce jour-là.

Un autre texte de Sender, intitulé Le Gué, toujours écrit sur fond de guerre civile, touchant là encore à la dénonciation et à la mort certaine qui s’en suit, est publié à la suite du Requiem. Récit aussi bref et percutant que le précédent.
L’écrivain, né en Aragon, où se déroulent les faits racontés dans ces deux textes, a vu sa femme être assassinée durant la guerre. Son frère Manuel fut également exécuté en 1936. « Ceux que l’on appelle les fascistes le tuèrent pour le simple et noble fait d’avoir été démocratiquement élu maire de Huesca ».
Paco, le héros du Requiem (livre interdit en Espagne jusqu’en 1974 et publié une première fois en France en 1976 chez Fédérop) a connu un destin identique. Et pour les mêmes raisons.

Ramon Sender : Requiem pour un paysan espagnol (traduit par Jean-Paul Cortada) et Le Gué (traduit par Jean-Pierre Ressot), éditions Attila.